| Schlesser, Thomas: Paul Chenavard : Monuments de l’échec (1807-1895), 304 pages, 60 ill. n&b, 17 x 20 cm (broché), ISBN 978-2-84066-294-5, 22 € (Dijon - Les presses du réel 2009)
| Compte rendu par Pierre Vaisse, Université de Genève Nombre de mots : 3384 mots Publié en ligne le 2011-05-23 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=998
Quel qu’en soit le contenu, sur
lequel nous allons revenir, ce livre provoque l’irritation du lecteur par les négligences
qui s’y accumulent, négligences dont l’éditeur porte la responsabilité au moins
autant que l’auteur. La qualité des illustrations laisse pour le moins à
désirer alors qu’il eût été facile d’obtenir de bonnes photographies au lieu de
reproduire des reproductions. Dans la liste des illustrations, le titre des
dessins pour le décor du Panthéon (n° 3 à 43) est suivi du n° d’inventaire,
mais, à l’exception des quatre derniers, ni le nom de la collection où ils sont
conservés, ni la technique ne sont indiqués. Le projet de décor pour l’escalier
du Musée des beaux-arts de Lyon devient un « projet pour l’escalier mural
… » [sic]. Dans l’index, deux
renvois figurent au nom de Michel Foucault, mais le premier concerne l’auteur
du célèbre pendule.
Ces détails seraient sans gravité
s’ils ne témoignaient d’une désinvolture à laquelle certains éditeurs ne nous
ont que trop habitués. C’est bien par contre à l’auteur que revient la désinvolture
du style. Des expressions comme « il [Chenavard] bichait » (p. 189), « Caroline Jaubert se fendit d’une lourde opération de
réhabilitation » (p. 209, n. 45), ou « lorsque l’on a grenouillé… » (p. 203) manifestent
une affectation de débraillé qui pourrait trouver son excuse dans l’évolution
des mœurs à une époque où les chefs d’État se rencontrent en chemise à col
ouvert si les mots employés ne possédaient pas une charge affective qui implique
un jugement de valeur en général négatif – ce qui renvoie au contenu de
l’ouvrage.
Que la carrière de Chenavard se soit
soldée par un échec à la mesure de ses ambitions artistiques, on l’affirmait déjà
de son vivant et lui-même semble en avoir été le premier conscient, si l’on en
croit le Journal des Goncourt à la
date du 25 avril 1867. Thomas Schlesser reprend l’histoire de cet échec en la
replaçant dans le contexte plus large de la croyance qui s’est cristallisée au
début du XIXe siècle (et reste encore vivace aujourd’hui) en la
mission de l’artiste-prophète, meneur autoproclamé du combat pour la liberté et
le progrès, mais en fait tout aussi inoffensif qu’inutile. Le destin de
Chenavard s’expliquerait donc dans ce cadre, mais y prendrait une valeur
exemplaire dans la mesure où peu d’artistes ont eu un sens aussi élevé que lui
de leur mission et ont connu un tel échec.
Son objet ainsi posé, l’étude se
développe en cinq chapitres. Le premier contient l’évocation de l’enfance lyonnaise
du peintre, de sa venue à Paris où il fréquente l’atelier d’Hersent, puis celui
d’Ingres, enfin de son séjour (ou plutôt de ses séjours) en Italie où il fait
la connaissance d’Overbeck et de Cornelius et où il aurait conversé avec Hegel
de passage à Rome. Dans ce récit viennent s’insérer (p. 17-20) quelques
pages consacrées à la conception de l’histoire développée par Nietzsche dans la
deuxième Considération intempestive
(1874), conception qui aurait déjà été celle de Chenavard : l’histoire reste
stérile tant qu’elle n’est pas un stimulant à l’action.
Après un commentaire du Mirabeau devant Dreux-Brézé,
contribution de Chenavard au concours organisé en 1830 pour la décoration de la
salle des séances de l’Assemblée nationale, le deuxième chapitre est consacré
pour l’essentiel aux idées politiques du peintre et au rôle qu’il assignait à
l’art, en particulier sous l’influence de la doctrine saint-simonienne. Puis
vient, dans le chapitre central, l’étude de son opus magnum, un cycle peint condensant l’histoire universelle
depuis le déluge jusqu’à la
Révolution, cycle dont il aurait eu l’idée très tôt et que
Ledru-Rollin, ministre de l’Intérieur après la révolution de février 1848, lui
commanda pour décorer les murs du Panthéon. Sans s’intéresser particulièrement
ni à la vision qu’il y développe de l’histoire universelle, ni à ses sources, Thomas
Schlesser s’attache à la façon dont sont conçues les différentes scènes pour en
dégager des caractères communs : la transmission
(le fait que certains personnages, tels Homère ou Hérodote, sont choisis parce
qu’ils ont transmis leur savoir ou leur pensée), les transitions liées à la « porosité » des espaces et des
temps, enfin le choix de l’instant fécond dans la représentation
d’une action, selon la théorie qu’en avait exposée Lessing dans son Laocoon. Tous ces caractères tendraient
au même but : non pas faire revivre les événements par une représentation
aussi stérile qu’exacte, mais « encourager les êtres humains à
l’action » (p. 67). En d’autres termes, et pour céder à une mode à
laquelle l’auteur n’échappe pas, les compositions de Chenavard seraient performatives.
Avec le quatrième chapitre commence
le déclin : la résistance opposée au projet de décoration du Panthéon par
les artistes, puis par les milieux cléricaux et son abandon après le coup
d’État du 2 décembre, ainsi que les jugements sévères émis sur le peintre par
Baudelaire et par Théophile Silvestre. Le déclin se confirme dans le dernier
chapitre, d’abord avec l’échec de la Divina
tragedia, trahie par le livret du Salon de 1869 qui transformait la mort de
tous les dieux en triomphe de la Sainte Trinité, puis avec le projet avorté
pour l’escalier du Musée de Lyon. Le chapitre s’achève par une présentation des
autoportraits de Chenavard et des portraits qu’ont laissé de lui ses
contemporains, tous marqués par l’expression d’une mélancolie qui ne serait peut-être
qu’une pose.
Après une reprise des idées clés de
l’ouvrage, l’épilogue s’achève sur une note inattendue : cédant à
« l’évidence formelle » de la Divina
tragedia, l’auteur finit par reconnaître, en contradiction avec ce qu’il
avait laissé entendre tout au long de son volume, que Chenavard est un grand
artiste – mais, tient-il à ajouter, seulement
un grand artiste. On sait qu’il n’est pas de notion plus relative que
l’évidence visuelle, expression qui ne recouvre le plus souvent que d’anciens
préjugés quand elle ne repose pas sur un argument d’autorité intériorisé au
point d’en être devenu inconscient ; mais Thomas Schlesser aurait pu
parvenir à la même conclusion si, au lieu de répéter ce qu’ont écrit sur l’art
de Chenavard ses contemporains qui en jugeaient par ce qu’ils avaient vu de
lui, les grandes compositions inachevées pour le Panthéon, il avait regardé quelques originaux comme le Portrait de Mme d’Alton-Shee, qui
témoigne d’une culture picturale sans rapport avec celle des Nazaréens auxquels
on l’a trop souvent comparé.
Après cet épilogue, l’auteur a eu
l’heureuse idée de reproduire en annexe quelques textes plus ou moins
difficiles d’accès, comme un article d’Albert du Boys publié en 1851 qui contient un rapport sur (et contre) le projet
pour le Panthéon ou comme les pages de Taxile Delord sur Chenavard dans son Histoire du Second Empire. Cette partie
du livre ranime le regret que la thèse de Marie-Antoinette Grünewald sur l’artiste,
soutenue en 1983, n’ait jamais été publiée, car elle contient la quasi totalité
des documents le concernant. Au moins aurait-on aimé que ces annexes fussent
plus développées qu’elles ne le sont, car il faut avouer qu’elles constituent l’apport
le plus utile, pour ne pas dire le seul utile du volume.
L’auteur, en effet, n’apporte guère
de connaissances nouvelles : il défend une thèse en se fondant sur des
faits supposés bien établis, mais la solidité de sa thèse paraît pour le moins problématique.
Pour le récit des faits, il s’en remet aux auteurs qui l’ont précédé, allant jusqu’à paraphraser l’historique du décor du
Panthéon tel que l’a retracé Maris-Claude Chaudonneret dans le catalogue de
l’exposition Paul Chenavard. Le peintre
et le prophète présentée à Lyon en 2000. Encore commet-il quelques erreurs qui
révèlent une connaissance approximative de l’histoire. On est surpris, par
exemple, d’apprendre (p. 201) que le comte de Nieuwerkerke dirigeait
encore l’administration des beaux-arts en … 1876, ou que Le Triomphe de la religion dans les arts de Friedrich Overbeck
aurait été exposé pour la première fois en 1829 à Francfort (p. 26), à une date
à laquelle l’œuvre n’existait pas encore. C’est lors d’un second séjour, après
1830, que Chenavard put en voir à Rome le carton préparatoire. Quant à sa
rencontre avec Hegel au Pincio en 1828, racontée par le peintre à Thiébault-Sisson
en 1895, elle aurait appelé une vérification. Ni Hegel, ni le fils de Goethe,
censé l’accompagner, n’étaient à Rome à cette date, et l’on ne sache pas que le
premier ait jamais foulé le sol du pays où fleurissent les citronniers. On doit
en conclure que Chenavard avait délibérément inventé les entretiens qu’il
aurait eus, à vingt-et-un ans, avec le vieux philosophe. C’est là un fait qui
mérite réflexion quand on s’intéresse à la psychologie du personnage.
Une autre question non moins curieuse
se pose à propos du séjour à Rome de Chenavard. Overbeck parle de lui dans une
lettre datée du 16 juillet 1833 : ce jeune peintre français qu’il avait
appris à connaître à Rome, écrivait-il, aurait été ramené, grâce à l’art, d’une
incroyance foncière à la foi et serait, grâce à la foi, parvenu à une vision
claire de l’art. Ce passage cité par Sabine Fastert dans un article fondamental
sur les relations des Nazaréens avec les milieux français à Rome (Münchner Jahrbuch der bildenden Kunst,
2001) amène à se demander si Overbeck n’a pas pris son désir pour une réalité
ou si Chenavard s’est réellement converti (mais dans ce cas, pour combien de
temps ?), à moins que ce sceptique anticlérical ait été moins éloigné
qu’une vision simplificatrice ne le laisserait supposer d’une foi si présente
et pesante à son époque qu’il était difficile de s’en abstraire totalement. Mais
l’article de Sabine Fastert ne figure pas dans la bibliographie, bien qu’il eût
été plus utile que bien des ouvrages qui y sont mentionnés.
Parmi les erreurs que l’on rencontre
dans le livre, l’une relève moins de l’ignorance que d’une rare désinvolture :
parlant des dizaines de compositions indépendantes destinées aux
entrecolonnements du Panthéon, il les désigne globalement par « la
fresque » (p. ex. p. 67, 69, 115, 119, 148, …). Non seulement le
singulier semble pour le moins inapproprié, mais techniquement, le terme ne
convient évidemment pas, aucune exécution a
fresco n’ayant jamais été prévue, et Chenavard ayant lui-même pris soin de
souligner (dans Le Siècle du10 mars 1851) « qu’il n’est pas
question de reproduire à fresque les cartons » – ainsi qu’on a nommé dès
l’époque, par un regrettable abus de langage, les toiles peintes en grisaille
destinées à être marouflées sur les murs de l’édifice, puis rehaussées d’un
léger coloris. Il est vrai que dans une note (p. 116, note 21), l’auteur indique
(en termes maladroits) comment ces compositions devaient être exécutées, mais
pour ajouter que cette question serait
dépourvue d’utilité dans la perspective où il se place. Or le procédé
matériel conditionnait le coût du projet ainsi que le temps d’exécution, ce qui
n’était pas sans conséquence pour son destin – et c’est d’ailleurs pourquoi
Chenavard tint à préciser ce point. De plus. l’emploi du terme de fresque pour
désigner toute peinture murale, il ne constitue pas qu’une impropriété ; il
révèle une méconnaissance fâcheuse de l’esthétique de la peinture murale au
XIXe siècle.
L’argumentation de Thomas Schlesser
obéit à une logique qui ne laisse pas d’intriguer. C’est ainsi qu’à propos de
l’incapacité de Chenavard à terminer ses travaux, il rappelle (p. 183-185) qu’au
même moment, « l’inachèvement dans l’art devint [avec l’impressionnisme] un
trait dominant de la modernité ». Lui-même doit d’ailleurs avouer que
« l’écueil auquel se heurtait Chenavard n’avait rien à voir, de prime
abord, avec ce débat ». Qu’il nourrisse de l’impressionnisme une
conception aussi convenue que discutable importe peu ici. Par contre, lorsqu’il
lie « la récurrence de l’inachèvement » dans la carrière de Chenavard à
« l’effondrement d’une peinture idéale et idéelle qui ne croit qu’à la
circonscription de la vérité dans la noblesse absolue d’un grand œuvre
fini » ou, pour parler plus simplement, à la fin, proclamée par une longue
tradition historiographique, de la grande peinture d’histoire, il est permis de
s’interroger sur le sujet même de son livre, c’est-à-dire sur la nature et sur la
raison profonde de l’échec de Chenavard.
En bref, ses œuvres étaient-elles
condamnées à l’inachèvement, donc à l’échec parce qu’elles ressortissaient à un
genre suranné, académique, déjà détrôné par le paysage et par le réalisme et le
naturalisme d’une nouvelle « avant-garde » née en 1810-1820 et que
lui-même se trouvait en inadéquation avec l’avènement d’une modernité à
laquelle il ne pouvait croire (p. 192-193) ? Mais quelque laborieuse
qu’ait été la genèse de la Divina Tragedia et
quelques critiques qu’elle ait essuyées – ce en quoi elle s’apparente à
beaucoup d’autres œuvres du XIXe siècle, elle n’avait rien
d’inachevé. Ce qui resta inachevé, c’est l’opus
magnum de Chenavard, la décoration du Panthéon, dont il porta l’échec comme
un poids tout le reste de son existence. Or cet inachèvement était-il dû à
l’ampleur matérielle du projet et aux problèmes que posait l’exécution, à
l’ambition intellectuelle démesurée qui le portait, donc à des causes
intrinsèques, ou bien aux circonstances politiques, à la réaction cléricale que
permit le coup d’État du 2 décembre ? Ayant consacré son livre à l’échec
de Chenavard, Thomas Schlesser accumule les raisons sans s’apercevoir que, loin
de se compléter, elles se contredisent. Si l’entreprise n’était matériellement,
esthétiquement et conceptuellement pas viable, peu importe qu’au lendemain du
coup d’État, le prince-président y ait mis un terme à la demande des milieux
cléricaux. Certes, il est impossible d’affirmer que Chenavard aurait pu la
mener à bien sans cet aléa politique, car on ne peut récrire l’histoire ;
mais au nom du même principe, il est impossible d’affirmer qu’elle était en
tout état de cause vouée à l’échec, et les arguments sur lesquels on appuie
cette supposition révèlent une certaine méconnaissance des conditions de la
peinture murale. Quoi qu’en ait dit Baudelaire, et quelques difficultés qu’ait
rencontrées Chenavard avec ses collaborateurs Papety, puis Bézard, le recours à
des aides ou des assistants était habituel pour une entreprise de cette
nature : Puvis de Chavannes n’en usa pas autrement. Si affecté que
l’artiste ait été par l’annulation de la commande après le 2 décembre 1851, il
n’en perdit pas pour autant tout espoir et le Journal de Berthe de Rayssac, reproduit par Marie-Antoinette
Grünewald, montre qu’il se serait volontiers remis à la tâche au début de la Troisième République.
Malgré tous les changements de sujets qu’il avait subi, le programme de
l’ensemble était arrêté, comme en témoigne la publication d’Armbruster. Près de
la moitié de ce qu’on appelle
improprement les cartons avait été achevée avant l’annulation de la
commande. Exécuter les autres, les maroufler tous et les rehausser de couleur
n’était pas une entreprise titanesque. Seules auraient posé des problèmes
d’exécution les mosaïques du sol – mais Charles Blanc parle, lui, en 1876, de
peinture sur lave, une technique en vogue au milieu du siècle. Quoi qu’il en
soit, d’un point de vue matériel, on ne voit pas à quelle difficulté
rédhibitoire aurait pu se heurter la réalisation de l’œuvre.
Quant à l’ambition intellectuelle de
Chenavard, rien ne permet de dire qu’elle ait constitué un obstacle à son achèvement.
Ni La légende des siècles, ni la Tétralogie
n’étaient portées par une ambition moindre. La seconde, pourtant, justifierait
la thèse de Thomas Schlesser : son action se limite maintenant, sinon
depuis l’origine, à faire les délices de mélomanes dont ni le renouveau de la société,
ni le progrès de l’humanité ne sont les préoccupations majeures. Il est, de
même, probable que si Chenavard avait pu réaliser la décoration du Panthéon,
son œuvre ne lui aurait pourtant jamais valu d’être ce qu’il avait rêvé d’après
ses propres mots, « le grand prêtre d’un nouveau culte » ayant fait
« de la raison un dogme et de l’homme un dieu » (d’après Théophile
Silvestre, « Chenavard », Les
artistes français, 1878, p. 333). On aurait pu parler en cela d’un
échec ; mais cet échec serait celui de tous les artistes qui, depuis l’époque
romantique, nourrissent l’ambition ou plutôt la prétention « de changer
l’histoire » (p. 9). C’est contre elle que Thomas Schlesser part en
guerre dès le début de son livre, et l’on ne peut, en cela, que lui donner
raison tout en précisant que ni lui, ni les auteurs dont il se réclame ne sont les
seuls, ni les premiers à avoir dénoncé cette illusion. Mais encore une fois,
pour que l’opus magnum de Chenavard
eût connu un tel échec, il eût d’abord fallu
que le peintre l’achevât, et si l’on tient son inachèvement pour un échec,
c’est d’un échec d’une tout autre nature qu’il s’agit.
En fait, le livre de Thomas
Schlesser repose tout entier sur une confusion entre deux réalités très
différentes, quoiqu’elles aient pu se rejoindre parfois. C’est d’une part la
sacralisation de l’artiste à partir des idées saint-simoniennes : guide ou
prophète, il est devenu par grâce d’état un être de nature supérieure dont
l’œuvre, incomprise en son temps, annoncerait et préparerait la société ou
l’humanité future. C’est encore aujourd’hui un lieu commun d’affirmer que l’art
véritable serait révolutionnaire par nature ; toutefois, ce pouvoir qu’il porterait en lui tiendrait moins à un
contenu explicite qu’à sa forme qui le rend d’abord incompréhensible au troupeau
humain, conservateur par nature. Il s’oppose donc à un art de divertissement ou
de propagande et « s’érige comme sa propre autorité », pour reprendre
les mots de Gaëtan Picon cités par Thomas Schlesser (p. 12). Dans un
premier temps toutefois, sous la monarchie de Juillet, les artistes touchés par
les idées saint-simoniennes crurent assumer leur rôle de guides, non par des
innovations formelles, mais par le choix de sujets à la signification sociale explicite.
C’est ce qui fait écrire à Thomas Schlesser que l’art abandonnait ainsi son
absolu au service d’une fin ; mais ajoutait-il (p. 50) « ce
moyen valait mieux que sa finalité précédemment supposée, à savoir un idéal de
beauté cadenassé dans une tour d’ivoire qui le rendait
"autonome" ». Or ce faisant, il ne semble pas avoir vu que cette
manière de présenter l’évolution de l’art au début du XIXe siècle
contredisait celle qu’il avait énoncée plus haut en s’abritant derrière l’autorité
de Gaëtan Picon.
Que l’art soit au service d’un
commanditaire comme il l’avait été pendant des siècles ou que l’artiste, qu’il
se prenne ou non pour un prophète, le mette au service de ses propres
convictions, il n’en reste pas moins que, si l’on excepte les œuvres
documentaires répondant au seul souci d’une exactitude historique,
ethnographique ou archéologique ainsi que les purs exercices scolaires, la peinture
d’histoire veut en général, sinon pousser le spectateur à une action immédiate,
du moins lui inspirer des sentiments qui orienteront directement ou indirectement
sa façon de penser et d’agir. Une telle constatation vaut tout autant pour les
tableaux de David ou de Jean-Paul Laurens que pour l’illustration de l’histoire
universelle projetée par Chenavard. Sans
doute, pour d’évidentes raisons, l’efficacité de la peinture ne saurait-elle se
comparer à celle d’une pièce de théâtre (que l’on se rappelle l’origine du
royaume de Belgique !) ou à celle de la caricature, mais elle reste
suffisante pour provoquer de la part du pouvoir des mesures d’interdiction. Si
les compositions de Chenavard n’avaient pas été ressenties comme dangereuses
par l’effet qu’elles pouvaient avoir sur les spectateurs, Montalembert ne se
serait pas précipité chez le prince-président pour faire annuler la commande. Ce
simple fait montre bien leur caractère performatif,
que personne, d’ailleurs, ne songe à nier. Il était donc superflu de les
soumettre, dans le chapitre central, à de longs commentaires qui
constitueraient l’apport essentiel du livre, mais qui ont pour trait commun de
ne rien prouver.
Largement répandue, l’exigence de
choisir l’instant fécond, celui qui
précède ou qui suit l’acmé de l’action, se justifiait par le besoin de laisser
à l’imagination une marge de liberté ainsi que par le souci de ménager la
sensibilité du public en évitant de lui mettre sous les yeux une scène
violente, éventuellement cruelle, donc laide. Or on ne voit pas que Chenavard
ait systématiquement mis en œuvre ce procédé : non seulement des scènes
synthétiques comme Le siècle de Léon X
ou Les poètes d’Italie en excluent l’emploi,
mais ni La mort de Zoroastre, ni La mort de Socrate, ni Le sac de Constantinople ne s’y
conforment. La transitivité, elle,
reste une notion passablement confuse qui va des idées de Gabriel Tarde à
la présence de nombreux escaliers dans
les compositions de Chenavard – présence qu’explique pourtant le besoin de
montrer deux scènes successives ou deux aspects d’une même scène sur une
surface plus haute que large. Quant aux compositions dont le caractère
performatif tiendrait à ce qu’elles illustreraient la transmission à leurs disciples, par un poète, un philosophe ou un
historien, d’un message destiné au spectateur, outre qu’elles sont en nombre
réduit dans l’ensemble du décor, Thomas Schlesser en sollicite parfois quelque
peu la signification. Pour Socrate, Chenavard n’a pas choisi, contrairement à
David, le moment où, avant de boire la ciguë, il s’entretenait avec ses
disciples, leur transmettant une ultime leçon de sagesse, mais l’instant de la
mort, et rien ne justifie de voir en elle « un encouragement à discourir
et à agir en conséquence » (p. 123). Homère serait (p. 120)
« entouré d’aèdes » grâce auxquels se diffuserait son
message ; mais si l’on ne tient pas compte d’Orphée, debout derrière lui,
qui peut difficilement passer pour avoir assumé cette fonction et qui
appartient à une autre sphère historique ou légendaire, ses auditeurs sont un
guerrier, un berger et un législateur. C’est dire que Thomas Schlesser n’a, ni
bien regardé la composition, ni lu la description qui en a été donnée à l’époque.
Il est vrai que pour défendre sa
thèse, il s’appuie sur Nietzsche, cite Gabriel Tarde et Louis Marin, invoque
les mânes de Bourdieu, Wölfflin et Michel Foucault. À ce florilège, on eût
pourtant préféré la connaissance d’auteurs moins prestigieux, mais plus utiles
en l’occurrence. Un auteur, cependant, un poète révèle en Thomas Schlesser un
homme de culture et de goût : Apollinaire, dont il place une citation en exergue
à chacun des chapitres. Sans doute le rapport avec le texte qui suit n’est-il
pas toujours évident, sans doute le bris d’un verre de vin, sous « l’or
des nuits », sur les bords du Rhin « où
les vignes se mirent » n’a-t-il que peu de lien avec l’échec de Chenavard,
mais l’on saura gré à Thomas Schlesser de nous rappeler l’un des plus beaux
poèmes jamais écrit en langue française et de rendre hommage à cet immense
poète que fut l’auteur de Zone.
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