Daumas, Michèle : L’or et le pouvoir - Armement scythe et mythes grecs. 208 pages + cahiers couleurs de 16 pages ; format 21.5 x 28 cm ; ISBN 978-2-84016-042-7 ; 35 euros
(Presses universitaires de Paris Ouest 2009)
 
Compte rendu par Pascale Linant de Bellefonds, Centre national de la recherche scientifique, Nanterre
 
Nombre de mots : 1854 mots
Publié en ligne le 2009-11-06
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=794
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         Une dizaine d’années après avoir courageusement affronté le mystère des cultes cabiriques (1), M. Daumas relève un nouveau défi en s’intéressant, dans le présent ouvrage, au décryptage de scènes énigmatiques figurées sur des pièces d’armement scythe : scènes grecques, en apparence, mais dont la lecture est si difficile et si controversée que l’on en a parfois conclu qu’étant destinées à des Barbares, elles étaient en fait dénuées de signification. M. Daumas propose ici de nouvelles interprétations dont certaines renvoient au sujet de son premier livre.

 

         L’étude concerne plus précisément le revêtement d’or de six gorytes, accessoires typiquement scythes, qui servaient à transporter l’arc et les flèches. Cet ensemble porte deux séries de décors identiques, désignés chacun d’après le nom du kourgane où fut découvert le premier exemplaire : quatre gorytes reproduisent ainsi le type Tchertomlyk, deux autres le type Karagodeouachkh. Il est intéressant de noter que si les quatre gorytes du premier type ont été exhumés au nord et au nord-est de la mer Noire – en Ukraine et au Kouban –, les deux autres furent découverts, l’un dans un kourgane du Kouban, l’autre en Macédoine, dans la célèbre tombe II de Vergina, dite de Philippe II. Au-delà de l’interprétation même des décors, l’auteur sera donc amené à s’interroger sur les raisons de la présence d’une arme scythe dans une tombe royale macédonienne et à poser la question de l’origine et des motivations des ateliers qui ont produit des objets aussi largement diffusés.

 

         La première partie de l’ouvrage est consacrée à l’analyse des quatre gorytes du type Tchertomlyk. L’auteur rappelle utilement les circonstances de leur découverte, puis, à partir de l’exemplaire de Mélitopol, plus nettement lisible que les trois autres, donne une description très minutieuse de la frise historiée qui se présente comme une succession de scènes réparties sur deux registres. Elle se livre ensuite à un examen critique des différentes hypothèses avancées par les commentateurs modernes. Une première interprétation, très fantaisiste – l’obscure légende d’Alopé et Poséidon –, fut très vite abandonnée au profit de la lecture proposée par C. Robert : reconnaissant dans l’un des tableaux l’épisode célèbre de la « révélation » d’Achille à Skyros, le savant allemand rapporta l’ensemble de la frise à la geste du héros grec. Cette interprétation servit de point de départ à toutes les autres, qui la nuancèrent ou la complétèrent, jusqu’à ce qu’une étude plus récente, fondée sur l’observation directe de l’exemplaire de Mélitopol, conduise ses auteurs à proposer une lecture non grecque de la frise : pour K. Stähler et H.-H. Nieswandt (Boreas 14-15, 1991-1992, p. 85-108), il s’agirait d’une légende d’origine iranienne, traitée à la manière grecque. Tirant parti des éléments nouveaux apportés par cette étude, dont le grand mérite a été de révéler des détails auparavant négligés, M. Daumas revient partiellement à l’idée première de C. Robert pour proposer sa lecture – grecque – de la frise. Elle reconnaît bien, au registre supérieur, l’épisode de Skyros, mais celui-ci comporterait deux séquences : dans la première, le personnage qui tournoie, tel une bacchante, serait Achille, en proie à l’excitation provoquée par le son d’une invisible trompette ; dans la seconde, le héros saisit discrètement l’épée que lui tend Diomède, tandis que Déidamie, identifiée comme épouse par le geste de l’anacalypsis, se détourne et que le petit Néoptolème se réfugie contre les genoux de sa nourrice. Pour l’interprétation du reste de la frise, M. Daumas se démarque beaucoup plus nettement de ses prédécesseurs puisqu’elle rattache certaines scènes à la légende d’Iphigénie, d’autres à la geste de Télèphe.

 

         Il ne saurait être question d’entrer ici dans les détails de l’argumentation développée par l’auteur, mais il convient à tout le moins d’en souligner la remarquable rigueur : aucune hypothèse n’est avancée qui ne soit étayée de comparaisons iconographiques et de références littéraires – l’auteur insiste en particulier sur les Chants cypriens comme source possible d’inspiration, puisque faisaient partie de cette épopée aussi bien l’épisode de Skyros que le mythe d’Iphigénie et la guérison de Télèphe.

 

         Pour autant, toute séduisante qu’elle soit, l’interprétation n’emporte pas totalement l’adhésion. Je ne suis pas, pour ma part, convaincue par l’identification du personnage tournoyant du registre supérieur, que M. Daumas veut rattacher à la même tradition figurée que l’Achille à Skyros des sarcophages, peintures et mosaïques d’époque impériale : sur aucune de ces représentations, en effet, le mouvement du personnage ne s’apparente au mouvement tournoyant d’une bacchante ; le héros, au contraire, s’élance dans une fougueuse enjambée, brandissant lance et bouclier – dont l’absence sur le goryte me paraît gênante, en dépit des explications avancées par l’auteur, pour reconnaître Achille dans ce personnage, au demeurant bien féminin. Il me paraît également difficile de suivre totalement M. Daumas dans son interprétation des quatre femmes figurées sous un baldaquin au registre inférieur : la scène représenterait le voyage d’Iphigénie vers Aulis, où la jeune fille se rend, en compagnie des femmes de sa maison, sous le prétexte fallacieux d’y épouser Achille. Le baldaquin serait la capote relevée du char de voyage dont, faute d’espace suffisant et en raison de la règle de l’isocéphalie, l’artiste n’aurait figuré ni les roues ni l’attelage ; une vue aussi partiale, incomplète, de la réalité, me paraît sans équivalent dans l’art antique. Je souscris, par contre, à l’interprétation du petit archer du registre supérieur comme une statue d’Apollon et M. Daumas a raison de reconnaître dans l’attitude du personnage qui lui touche la main et les genoux celle d’un suppliant. Mais doit-on vraiment y voir Télèphe consultant l’oracle du dieu à Patara ? Cet épisode précéderait celui de la guérison, que M. Daumas croit pouvoir identifier au registre inférieur.

 

         Après cette exégèse minutieuse et exhaustive de la frise historiée, l’auteur consacre le chapitre suivant à l’étude des décors annexes. Au terme d’une analyse très fouillée – la plus complète réalisée à ce jour – et assortie de nombreuses comparaisons, elle conclut qu’il s’agit, tant pour les représentations d’animaux que pour les frises végétales et les moulures, d’un décor purement grec.

 

         Le volume se poursuit avec l’étude de deux fourreaux d’épée, identiques, qui formaient une panoplie avec deux des gorytes du type Tchertomlyk. Si M. Daumas s’intéresse aussi à leur décor, c’est qu’il a peut-être un lien avec celui des gorytes. Il s’agit d’un combat entre Grecs et Orientaux, pour lequel aucune interprétation valable n’a été jusqu’ici proposée. Cette fois encore, l’attention portée aux détails permet à l’auteur de proposer quelques clés d’interprétation : on soulignera, en particulier, sa remarquable analyse du groupe formé par le blessé soigné par un compagnon, qui la conduit à identifier, là aussi, Télèphe que la lance d’Achille – figurée comme une sarisse macédonienne – vient d’atteindre. La bataille illustrée serait par conséquent celle du Caïque, qui vit s’affronter Grecs et Mysiens, ce qui confirmerait, grâce à l’importance particulière donnée au personnage d’Achille, le lien sémantique entre le décor des fourreaux et celui des gorytes.

 

         Cette première partie se conclut par une courte synthèse, dans laquelle M. Daumas répond à deux interrogations majeures formulées par certains commentateurs : à ceux qui avaient supposé l’existence de matrices multiples, au prétexte qu’il n’y avait apparemment pas de suite logique entre les différentes scènes figurées sur les gorytes de ce groupe, elle oppose, avec de solides arguments, la thèse d’une matrice unique, réalisée par un artiste grec ; à ceux qui doutaient que des sujets grecs fussent compris par des Scythes, elle choisit d’opposer le soin pris par les artistes grecs à sélectionner, pour les décors annexes, des sujets animaliers prisés par les Scythes et, pour les frises, des personnages mythologiques ayant des liens avec les régions et les peuples de la mer Noire.

 

         La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à l’étude des deux gorytes du type de  Karagodeouachkh. Rappelons que l’exemplaire découvert dans le kourgane éponyme est identique à celui qui fut retrouvé dans l’antichambre de la tombe dite de Philippe II à Vergina. La frise historiée, cette fois, ne se présente pas sous la forme d’une succession de tableaux indépendants, mais comme une scène continue. Il s’agit d’une scène de combats faisant intervenir de jeunes guerriers et des femmes qui s’enfuient ou se réfugient sur des autels ou auprès de statues de culte. Ne reconnaissant pas dans cette iconographie les épisodes traditionnels de l’Ilioupersis, M. Andronikos avait songé à la prise de Thèbes par les Epigones, tout en regrettant de ne pouvoir étayer cette hypothèse. M. Daumas reprend cette proposition, en l’appliquant, non pas à Thèbes, mais à la ville des Cabires qui, selon Pausanias (9, 25, 7), avait été détruite par les Epigones. Parmi les détails qui permettent à l’auteur d’établir des rapprochements précis avec le Cabirion thébain, l’un des plus intéressants est certainement la présence d’une jarre à demi enfouie dans le sol, dont le couvercle est un pilos lauré, caractéristique du culte cabirique. L’interprétation est renforcée par la nature du matériel funéraire découvert dans le kourgane de Karagodeouachkh : dans son ouvrage sur le culte des Cabires, M. Daumas avait en effet démontré qu’il s’agissait d’une tombe d’initiés.

 

         Mais comment expliquer la présence d’un tel objet dans la tombe de Vergina ? A cette question, qui rejoint celle de l’identité du défunt de la tombe II, dont archéologues et historiens débattent depuis plusieurs années, M. Daumas apporte une réponse surprenante. Rapprochant le goryte des autres objets qui jonchaient le sol de l’antichambre – au nombre desquels les célèbres jambières de taille inégale –, elle parvient à reconstituer, dessin à l’appui (fig. 81), une panoplie complète dont plusieurs éléments témoigneraient de l’initiation de son possesseur au culte des Cabires. Or, Philippe II avait séjourné à Thèbes comme otage alors qu’il avait treize ou quatorze ans ; c’est là, probablement, qu’il aurait été initié aux mystères. Le goryte et les autres objets placés sur le seuil seraient donc un indice supplémentaire pour l’attribution de la tombe à Philippe II. Restait à expliquer la présence de deux gorytes identiques dans des tombes fort éloignées l’une de l’autre. L’hypothèse de M. Daumas – fondée sur l’étude des décors et sur des rapprochements avec la peinture macédonienne – est que ces objets seraient l’œuvre d’artistes macédoniens et auraient servi la politique expansionniste de Philippe II : éléments traditionnels de l’armement scythe, ces gorytes ornés de décors qui permettaient à leurs propriétaires de s’assimiler à des héros grecs, étaient peut-être des objets de propagande destinés, sinon à helléniser les chefs barbares, du moins à les rapprocher de la civilisation grecque. Dans cette hypothèse, le goryte de Vergina n’aurait pas été, comme on l’a parfois supposé, une pièce de butin ou le cadeau d’un roi scythe fait au souverain macédonien, mais une arme choisie par Philippe parmi celles que les ateliers macédoniens fabriquaient à son initiative à l’intention des princes barbares.

 

         On le voit, M. Daumas n’hésite pas à bousculer les idées couramment admises. Même si l’on éprouve quelque réticence à la suivre sur certaines pistes trop hypothétiques, il ne peut en tout cas pas lui être reproché de ne pas avoir justifié ses propositions par de solides arguments, fondés sur une grande érudition et une réelle compétence philologique. Il convient aussi de souligner la rigueur de l’analyse iconographique, qui s’apparente parfois à une enquête policière : comme le rappelle l’auteur (p. 129), « avant toute interprétation du décor figuré, il convient de remarquer les particularités de la représentation qui peuvent permettre une identification du sujet. » Or, l’un des grands mérites de cet ouvrage est d’offrir une lecture exhaustive des scènes figurées sur ces gorytes, dont le moindre détail a été analysé et confronté à l’interprétation. Il est certain que les études à venir devront désormais se référer à ce remarquable travail de décryptage. La présentation matérielle, enfin, est très soignée : les gorytes et fourreaux sont illustrés par des dessins et par de belles planches en couleur en fin d’ouvrage, les pièces de comparaison les plus importantes par des photographies en noir et blanc. Une riche bibliographie, trois cartes, plusieurs index et un glossaire facilitent l’usage de cet ouvrage aussi stimulant que passionnant.

 

(1) Cabiriaca. Recherches sur l’iconographie du culte des Cabires, de Boccard, Paris, 1998.