Bastien, Jean-Luc: Le triomphe romain et son utilisation politique à Rome aux trois derniers siècles de la République, Collection de l’École Française de Rome, 392, ISBN 978-2-7283-0783-8, 62 €. 482 pages, dont 27 de bibliographie ; index des notions et index des personnes ; tableaux et quelques figures en N/B.
(Ecole française de Rome, Rome 2007)
 
Compte rendu par Michel Tarpin, Université Pierre Mendès-France - Grenoble 2
 
Nombre de mots : 2508 mots
Publié en ligne le 2009-06-30
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=669
Lien pour commander ce livre
 
 

Le présent ouvrage, qui s’inscrit dans l’abondante production suscitée par l’importance du triomphe dans la vie politique de la République, est issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2002. Dans l’introduction, où il rappelle que le triomphe est la plus haute dignité accessible à un Romain, et un signe évident de la Fortune, J.-L. Bastien précise que son travail vise à analyser la dimension politique du triomphe tout en étudiant la cérémonie sous ses différents aspects (p. 5). Le cadre chronologique choisi est justifié ainsi : en aval, évidemment, Auguste ; en amont, la fin du IVe siècle, lorsque « les pratiques commémoratives des triomphateurs ont été modifiées sous l’influence de l’hellénisme ». Les périodes plus anciennes ne sont pas pour autant négligées, ne serait-ce que pour expliquer les formes parallèles du triomphe (ovation, Mont Albain). Le livre se décompose cependant en parties thématiques : 1) les sources ; 2) l’évolution du triomphe des origines à l’hellénisation de la conception de la victoire ; 3) les hommes et les cérémonies (y compris le droit du triomphe) ; 4) la commémoration du triomphe (p. 6-7). Le lecteur réalise rapidement que cette organisation, ainsi que le contenu de la première partie, sont directement hérités de la thèse.

 

D’emblée, la première partie pose en définition que la cérémonie ne se limite pas à la célébration (p. 11). Suit une introduction qui tente d’identifier dans la littérature latine le poids du triomphe (p. 12-39). Le rôle des poètes est justement souligné. Passant à Tite-Live, l’A constate que les notices triomphales subissent une nette modification à partir de 295 (p. 19). Un nouveau changement intervient au début du IIe siècle, lorsque sont mentionnées de longues discussions au sénat. Par la suite, les annotations politiques de Cicéron sont relevées (p. 25-6), ainsi que les commentaires moraux de Pline (p. 29). On apprend avec surprise que Polybe est « tout à fait secondaire pour notre information sur le triomphe » (p. 32), et que le travail d’écriture de Fabius Pictor est en continuité avec celui de son ancêtre peintre (p. 38). Ce catalogue est aux antipodes de celui qu’a dressé T. Itgenhorst (Tota illa pompa. Der Triumph in der römischen Republik, Hypomnemata 161, Göttingen, Vanderhoeck & Ruprecht, 2005), qui trie soigneusement les auteurs pour tenter d’isoler les sources qui n’ont pas connu de contamination augustéenne. J.-L. Bastien n’a visiblement pas eu le temps de prendre connaissance du livre de T. Itgenhorst avant de rendre son manuscrit.

La présentation des sources se poursuit par les fastes triomphaux (p. 41-84). L’introduction de nouveautés dans le rituel est relevée (p. 53), même si l’on peut noter, pour Fabius Ambustus, en 360, qu’il n’est pas dit premier à entrer en ovation : c’est la première mention que nous ayons sur les fastes, ce qui n’est pas forcément la même chose. Le récit des hypothèses concernant la position initiale des fastes (p. 64) intègre un dessin de l’Escurial (fig. 8), cité d’après F. Coarelli, pour illustrer le « janus » qu’aurait vu Pirro Ligorio, mais sur lequel on voit essentiellement l’arc de Septime Sévère. La discussion sur le triomphe de Romulus permet de mentionner le groupe peint au forum d’Auguste, représentant Romulus portant les dépouilles d’Acron (p. 68). Mais Ovide ne précise pas la nature de l’œuvre et Plutarque, cité quelques lignes plus loin, mentionne des groupes sculptés. L’ensemble de la discussion sur le rapport entre triomphe et dépouilles opimes souffre de l’absence d’une analyse détaillée de ce dernier rituel, en très grande partie artificiel, au contraire du triomphe. Il est difficile d’interpréter symboliquement le temple de Mars Ultor du Capitole comme un élément de transition du rituel triomphal à travers le temple de Jupiter Férétrien sans prendre en compte les travaux récents de A. Carandini (p. 71-73). On ne voit d’ailleurs pas en quoi Jupiter Férétrien devrait s’immiscer entre Jupiter Capitolin et Mars Ultor. La présentation de la lacune des fastes est parfois hâtive : Polybe (11,33,7) ne dit pas que Scipion a triomphé sur l’Espagne (p. 77), mais seulement qu’il préparait un superbe θρίαμϐος, ce qui nécessiterait une analyse du lexique polybien. Appien (Ib., 38) est plus explicite. Il paraît difficile qu’Appien dérive ici de Polybe : les textes ont peu en commun.

 

Le chapitre suivant est consacré aux triomphes douteux et aux falsifications (p. 85-118), ce qui rend nécessaire la reprise d’une longue discussion sur des périodes compliquées, comme les Guerres Samnites. L’auteur résume en un utile tableau (p. 95-99) les triomphes pour lesquels les sources présentent des contradictions. Cette mise à jour historiographique permet de disposer d’une discussion d’ensemble sur les sources. En ce sens, le travail de J.-L. Bastien va beaucoup plus loin que celui de T. Itgenhorst, dont le tableau de synthèse suit de près la tradition des fastes, mais en regroupant les renseignements sur chaque triomphateur. Est-il cependant indispensable de reprendre la question des elogia et de la pompè funèbre républicaine, en citant intégralement le texte archi-connu de Polybe (6,52-54). La société de cette période a été abondamment étudiée, et a fait encore tout récemment l’objet d’une étude de M. Humm (Appius Claudius Caecus : la République accomplie, BEFAR 322, Rome, 2005). La chronologie de cette pratique est faite surtout d’incertitude : faire débuter l’elogium au moment du premier exemple publié et cité par les sources est une position risquée (p. 111).

 

Le chapitre suivant, qui constitue une partie en soi, s’attache aux origines du triomphe. Là encore, la volonté de survol conduit à traiter les sources de manière pointilliste. Par exemple, il est vrai que Tite-Live (3,63,10) crédite explicitement le sénat d’une autorité absolue sur le triomphe, y compris à époque royale (p. 124), mais ailleurs son récit montre en maintes occasion que cette autorité ne fonctionnait pas. En outre, Polybe est beaucoup plus nuancé. Il faudrait donc reprendre l’ensemble de la question de manière exhaustive. L’origine de l’ovatio (p. 124-5) reste confuse, et l’on pourrait rappeler que les vainqueurs de combats singuliers rentrent au camp « ovantes ». Est-il encore indispensable de résumer Versnel, souvent lu, et souvent critiqué ? Peut-on, de même, traiter les dépouilles opimes sans prendre en compte la bibliographie postérieure à 1981 ? Globalement, le chapitre donne surtout une synthèse des grandes hypothèses (surtout Versnel et Coarelli) sur l’origine du triomphe. Vouloir ensuite, pour traiter de l’hellénisation du triomphe, résumer le rôle de la Victoire en Grèce, en mêlant le concept et la divinité, dont l’iconographie n’est pas encore bien maîtrisée, est d’une faible utilité. Le recours au LIMC aurait été un préalable utile (bien qu’il contienne sans doute des identifications erronées). La question de l’exposition des armes butte, comme toute l’histoire de Rome, sur l’absence de sources anciennes, mais on ne peut considérer que l’épisode exceptionnel des boucliers samnites exposés sur le forum représente le premier exemple d’affichage de dépouilles dans Rome, et sur un modèle hellénistique (p. 158). Dire que Fabius Pictor est le premier peintre romain est audacieux (p. 159). Le paragraphe sur les statues équestres (p. 161) aurait bénéficié de la lecture du livre de J. Bergemann (Römische Reiterstatuen, Mainz, 1990). On peine un peu à s’y retrouver entre le rôle de Jupiter, celui d’Hercule, l’imitation de la pompè de Ptolémée Philadelphe, l’éléphant dionysiaque. Les éléphants du triomphe de Curius Dentatus, modèle de la vertu romaine, défilent comme captifs (mais après le char du vainqueur!), et non en tirant un quadrige, à la manière de Dionysos (p. 177). En 151 on tua les éléphants, non pour leur connotation royale, mais pour ne pas avoir à les entretenir et pour éviter de vendre des armes à des rois à la fidélité peu assurée. Que Mummius ait dédié le Dionysos d’Aristide dans le temple de Liber est on ne peut plus naturel (p. 178). Le fait que la Vénus Erycine soit spécifiquement la mère d’Énée n’est pas forcément une évidence pour tout lecteur (p. 184).

 

Le rôle politique du triomphe occupe le chapitre VI. Là encore, la volonté de parler de tout oblige à des raccourcis brutaux, par exemple à propos des auspices. La description du rituel de départ en guerre, aurait pu s’appuyer sur le livre de J. Rüpke (Domi militiae, Stuttgart, 1990). La question, très débattue, du ius triumphandi mériterait plus d’une page (p. 206-7). L’analyse des formes de combat et de la qualité des ennemis conduit à des paraphrases des fastes. Comment peut-on distinguer, lors de demandes de triomphe contestées, la recherche forcenée de gloire d’un argumentaire rhétorique des ennemis du vainqueur ?

 

Le chapitre VII est consacré à la procédure du triomphe proprement dite. Comme d’ordinaire, le célèbre passage de Polybe (6,15,7-8) est cité mais interprété sans les nuances qui s’y trouvent. La description du triomphe, vidée ici de la lecture critique, traitée dans les chapitres antérieurs, est surtout événementielle. Elle reprend les étapes généralement admises dans la littérature, pourtant peu citée. Parmi les  événements remarquables, la présence occasionnelle de citoyens (ou de Latins) suivant le cortège coiffés du pileus (p. 279-280), nécessiterait un passage par le postliminium pour être expliqué en termes juridiques. D’une manière générale, les arguments avancés pour accepter un triomphe ou le refuser peuvent aussi bien relever d’un « droit du triomphe » que d’une rhétorique sénatoriale au service des conflits de clans. Il est donc difficile de les prendre tous pour des critères objectifs : presque toutes les exceptions se rencontrent (p. 291-311). Il serait utile de considérer à ce propos la remarque de bon sens faite auparavant, distinguant les triomphes de magistrats et ceux de promagistrats.

 

Le chapitre suivant revient d’une certaine manière sur les modes d’inscription du triomphe dans la mémoire de la ville. Une partie s’attaque au parcours du cortège, résumant les résultats de F. Coarelli et de M. Torelli, la suivante (p. 324-326) au butin, dans les hypothèses de M. Aberson. L’ensemble de la discussion sur la crémation des armes, la formation des amas ou leur exposition en ville aurait gagné à la lecture du livre de G. Rüpke et des travaux d’E. Polito. La cuirasse « de Faléries » (p. 327) n’a certainement pas été dédiée par un vainqueur de duel : elle ne porte que les noms des consuls. La question de la statuaire triomphale, mélangeant un peu butin et statues créées pour la célébration, aurait nécessité – s’il fallait vraiment la traiter - un véritable développement, ou au moins un résumé d’une bibliographie à jour. L’étude des constructions votives (p. 331-344) est fondée en grande partie sur la thèse de M. Aberson dont l’A. adopte pour l’essentiel les conclusions, mais en considérant que la pratique des constructions « manubiales » serait apparue au début de l’époque hellénistique. Je ne sais sur quelle base on peut supposer la présence de reliefs résumant le triomphe sur les arcs républicains. Suit un descriptif des secteurs dans lesquels ont été implantés les constructions liées à la victoire (p. 344-353).

 

Un dernier chapitre (p. 355-397), qui constitue le point focal de la thèse, est consacré au calendrier triomphal. Ce chapitre étend au triomphe les remarques souvent faites sur l’utilisation du calendrier dans la vie politique romaine (on pense, par exemple, au procès avorté de l’Africain). L’attention est portée, par exemple sur Papirius Cursor, père et fils, dont les triomphes présentent de grandes similitudes (p. 362). Le choix fréquent des Quirinalia comme date de triomphe est interprété comme une marque de l’importance accordée au thème de l’intégration des vaincus, à travers Quirinus / Romulus. Je ne sais cependant dans quelle mesure on peut assimiler le fait de traîner des Samnites captifs le long de la via Sacra à un rappel de l’intégration des Sabins. La convergence des triomphes républicains vers les premiers mois de l’année serait un témoignage d’une assimilation de ce rite de victoire à une cérémonie de renaissance sous influence hellénistique (p. 371-2). Le triomphe renouvellerait la force magique de la cité. Les cas particuliers de Marius (le 1er janvier), Pompée (le 31 décembre) et L. Antonius (à nouveau le 1er janvier) sont regroupés comme marqueurs de la signification symbolique du début d’année. S’y ajoute marginalement L. Marcius Censorinus. À mon sens, les trois situations présentent des faciès juridiques différents. Les coïncidences relevées sont plus ou moins significatives. Doit-on considérer que quelques jours d’écart trahissent une volonté d’assimilation de deux dates, par exemple pour la dédicace par M. Aemilius Lepidus du temple de Junon, deux jours après l’anniversaire du triomphe de Fulvius Nobilior (p. 378) ? Le lien privilégié entre Catulus et Fortuna me paraît un peu forcé : le triomphe sur les Cimbres n’est pas tant justifié, chez Plutarque, par sa Fortuna que par le fait que les lances dans les corps des barbares portaient son nom et que l’enseigne ennemie avait été rapportée dans son camps. Son triomphe, d’ailleurs, ne pouvait tenir qu’à une faveur particulière de Marius, puisque le rang les séparait. La manipulation du calendrier par les Caecilii Metelli, pour permettre à deux frères de triompher le jour des Castors est, en revanche, un exemple exceptionnel de la symbolique calendaire (p. 382-396). Ce développement constitue la partie la plus dense de l’ouvrage.

Des annexes complètent l’ouvrage. La première est une liste des triomphateurs. La seconde est consacrée à la monnaie, comme support d’images triomphales.

 

L’ouvrage souffre essentiellement de n’avoir guère été remanié : il comprend les nombreuses digressions érudites, attendues dans une thèse où l’on doit prouver le sérieux de son travail, mais qui ne sont pas souhaitables dans un livre scientifique. Certaines notes restent de pure érudition (par exemple, n. 25, p. 56), et auraient pu être évacuées pour alléger la lecture. La phrase est volontiers affirmative, alors même que le sujet nécessiterait de prudents conditionnels. De longs passages descriptifs résument les sources (liste des triomphes avec mention des peuples, puis classement des triomphes par peuples). Le rôle fondateur de la Grèce hellénistique dans les pratiques du triomphe et du butin est certainement exagéré, et l’on aimerait mieux savoir ce qu’est cette « théologie de la victoire », qui justifie tant de chose, et qui serait arrivée à Rome au début du IIIe s. av. J.-C. Inversement, peu de sources sont citées textuellement, ce qui serait parfois bien utile, par exemple à propos des boucliers dédiés par Flamininus à Delphes (p. 385), le passage étant discuté par la critique moderne.

Dumézil est-il encore la référence pour l’estimation de la date à laquelle s’est fixée la tradition des débuts de Rome (note 81, p. 116) ? Il serait souhaitable, au moment d’indiquer qu’une hypothèse de F. Cassolà sur un aristocrate ne doit pas être retenue, de proposer d’autres arguments que l’opinion de J. Heurgon (p. 172). L’illustration, souvent reprise directement d’ouvrages antérieurs, aurait mérité d’être remaniée : il n’est pas toujours évident de distinguer ce qui constitue le parcours du triomphe sur les plans proposés.

Ce livre souffre enfin – et l’auteur n’y peut rien – d’un regain d’intérêt pour la question du triomphe. Outre l’ouvrage de T. Itgenhorst déjà cité, on peut penser à celui de M. Beard (The Roman triumph, Harvard University Press, 2007), dont l’objectif est tout autre, ou à celui, encore plus récent, de M. R. Pelikan Pittenger (Contested Triumphs. Politics, Pageantry, and Performance in Livy’s Republican Rome, University of California Press, 2009). D’autres publications sont en outre annoncées.