| Frétigné, Jean-Yves - Jankowiak, François (éd.): La décadence dans la culture et la pensée politiques : Espagne, France et Italie (XVIIIe-XXe siècle), 360 pages, ISBN: 978-2-7283-0696-1, 44 euros (Ecole française de Rome, Rome 2008)
| Recensione di Jan Blanc, Université de Lausanne Numero di parole: 1952 parole Pubblicato on line il 2009-03-23 Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=496 Link per ordinare il libro
L’idée de décadence est consubstantielle aux périodes de progrès,
hantées par ce qu’elles ont été, ou menacées par ce qu’elles pourraient
devenir. C’est, tout du moins, l’un des enseignements que l’on peut
tirer à la lecture du riche et instructif volume consacré à La
Décadence dans la culture et la pensée politiques (Espagne, France et
Italie, XVIIIe-XXe siècle), dirigé par François Jankowiak et Jean-Yves
Frétigné et tiré d’un colloque international réuni à l’École française
de Rome, le 20 et le 21 juin 2003.
À lire les dix-huit contributions de cet ouvrage, réparties en quatre
tranches chronologiques (« Le XVIIIe siècle avant la Révolution
française », « De la Révolution française à 1870 », « La ‘Fin de
Siècle’ (1870-1914) », « L’Entre-deux-guerres ») et consultables grâce
à un index onomastique bien commode (p. 339-350), comme le suggère le
sous-titre du volume, la notion de décadence constitue un concept
certes historique, interrogeant les rapports entre le présent et son
passé, mais aussi, et éminemment, un concept politique, en tant que la
décadence présente, par l’absurde ou par le contre-exemple, un
véritable modèle de société. Cette définition, partagée par tous les
auteurs, légitime pleinement la perspective qu’ils ont choisie et que
les directeurs de volume justifient de façon très convaincante dans
leur introduction (p. 1-18), « au croisement de l’histoire des idées,
de l’histoire politique et de l’histoire institutionnelle » (p. 1).
Loin, donc, d’une « histoire des mentalités », vague et abstraite.
Contrairement au déclin, la décadence, dont l’étymologie renvoie aux
grands récits antiques et modernes (p. 3-5) et aux anciennes
constructions historiographiques, fondées sur la double dimension
cyclique et eschatologique du temps historique (p. 10), suppose une
remise à plat complète – catastrophique, d’un certain point de vue –
des héritages du passé et des acquis du présent : « Dans les
cosmologies traditionnelles, l’idée de décadence s’insère dans le
rapport qu’entretiennent entre elles les deux structures mythiques de
la temporalité : le prestige des origines et la visée eschatologique »
(p. 128). Comme le remarquait Raymond Aron, dans son Plaidoyer pour
l’Europe décadente (1977), « la décadence, à la différence avec les
termes de déclin, d’abaissement suggère des jugements de valeur ou un
schéma du devenir » (p. 6).
De ce fait, la décadence n’est pas systématiquement et mécaniquement
négative. Elle peut fonctionner comme un repoussoir, marquant les
limites d’évolutions ou de développements, repoussés au nom d’un ordre
historique et idéologique que l’on voudrait conserver. C’est
l’acception la plus largement partagée, et la plus souvent évoquée dans
les articles de ce volume, brillamment illustrée par l’article consacré
par Hilaire Multon aux idéologies contre-révolutionnaires (« Un vecteur
de la culture politique contre-révolutionnaire. La décadence dans la
littérature apocalyptique », p. 129-144), où, dans la plupart des cas,
le décadent, c’est l’Autre. Une altérité qui prend souvent la forme,
elle aussi abstraite, de l’Étranger (Philippe Galanopoulos, «
L’étranger : une figure de la décadence ? Les discours scientifiques et
politiques sur les races, en France, dans la seconde moitié du XIXe
siècle », p. 321-338) ou peut constituer l’incarnation même du mal ou
de la maladie de la société, selon l’analyse proposée par Nicole
Edelman autour de la notion voisine de dégénérescence (« Les classes
laborieuses et l’instrumentalisation de la dégénérescence et de ses
avatars hystériques en France [fin XIXe-début XXe siècle] », p.
189-204).
Mais la décadence peut aussi se présenter comme le signe de changements
inévitables, qui, de ce fait, revêtent une signification et une portée
positives, à l’image de la « décadence » dont parle Marguerite
Yourcenar qui, dans Sous bénéfice d’inventaire (1962), évoque, sur le
mode de l’ironie amusée, ces « patriciens couronnés de roses s’appuyant
du coude sur des coussins », de ces « belles filles, ou encore, comme
les a rêvés Verlaine, composant des acrostiches indolents en regardant
passer les grands Barbares blancs » (p. 2). C’est ainsi, comme le note
Regina Pozzi au sujet de « La décadence dans la pensée française du
XIXe siècle » (p. 99-114), qu’il est possible de revendiquer « la
valeur positive de ladite décadence, en tant que source d’une
sensibilité complexe et produit d’une civilisation plus raffinée » (p.
102) ou, dans le contexte des développements des théories darwiniennes
(Jean-Yves Frétigné, « Analyse du complexe discursif de la décadence
sur l’homme et la société [1870-1914] », p. 159-188) ou nietzschéennes
(Laurence Bertrand Dorléac, « L’art en prophète ou la hantise des
origines [1918-1939] », p. 255-280), de présenter la décadence comme un
moment essentiel du progrès, de la sélection et de l’évolution.
Si « la décadence n’est pas une idée neutre ou réductible à un constat
objectif », c’est qu’elle dépend, pour l’essentiel, du point de vue que
l’on adopte sur elle, qui « engage en effet celui qui y recourt » (p.
3), ce que l’histoire de l’art permet d’éclairer de façon
particulièrement significative : « Qu’il serve à caractériser ‘la
décadence hellénistique’ ou à décrire le maniérisme, le recours à la
notion de décadence pose une césure entre le prétendu âge d’or d’un
style et sa dénaturation comprise comme la partie de sa pureté et de sa
perfection canonique » (p. 14-15). Il est d’ailleurs rare que cette
ambivalence quitte totalement ce concept, comme chez Madame de Staël,
qui introduit – dans un contexte littéraire et artistique extrêmement
favorable – « une dimension monumentale de la décadence, pierre
descellée qui est aussi celle du tombeau et se distingue en cela du
déclin, plus ordinaire et renvoyant à la brièveté de la vie » (p. 4-5).
Dans le contexte d’une sublime admiration, mêlée d’effroi, professée à
l’égard des ruines antiques ou gothiques, le point de vue exprimé par
Diderot dans le Salon de 1767 résume bien la nécessité – et peut-être
même le désir – d’une analyse articulée de la décadence pour une pensée
du progrès : « Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes.
Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui
reste ; il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux ce monde ! Je
marche entre deux éternités » (p. 7).
Le propos est en partie topique – et n’hésite pas devant les clichés,
eux-mêmes moqués par Flaubert, dans son Dictionnaire des idées reçues :
« Époque (la nôtre) : Tonner contre elle. Se plaindre de ce qu’elle
n’est pas poétique. L’appeler époque de transition, de décadence » (p.
204, cité par Sophie Spandonis, « Du politique dans le poétique. Le
discours idéologique de quelques écrivains de la décadence en France à
la fin du XIXe siècle », p. 205-219). Mais le constat du philosophe
français traduit parfaitement la mécanique rhétorique et politique du «
discours décadent ». Se présentant comme l’homme que réveillent – et
qui réveille – les songes du passé révolu, Diderot apparaît comme le
prophète d’un monde en changement, d’un monde en devenir qu’il s’agit
de décrire, de défendre et d’annoncer. Ce « besoin de prophétiser »,
subtilement analysé par François Jankowiak et Jean-Yves Frétigné (p.
9-11), représente sans doute la principale constante du discours sur la
décadence, qui doit constater (si ce n’est fabriquer) l’état
catastrophique du monde, pour oser affirmer la volonté et le pouvoir de
le transformer – et, dans des situations plus prosaïques, s’attirer les
suffrages inquiets d’un électorat ou d’une clientèle politique. (Voir,
à ce sujet, la très habile étude d’Anne Dulphy, « La décadence et la
politique étrangère française dans les années Trente », p. 281-298, à
laquelle font également écho certains passages de l’article de Regina
Pozzi, déjà cité, p. 103-108).
Si le « progrès » a besoin de la « décadence », c’est aussi le cas de
la « modernité ». Dans le cadre de la fameuse Querelle des Anciens et
des Modernes, décrite par Jean-François Dunyach (« Les Lumières face à
la décadence : l’histoire entre mythe et prophétie », p. 73-95) comme
l’un des principaux mythes modernes du discours de la décadence et
comme un moment essentiel de sa cristallisation – en France, tout du
moins –, elle « ouvre le siècle et lance les débats entre philosophes
et antilumières qui culminent dans la lutte entre patriotes et
républicains et réactionnaires sous la Révolution. En somme, des
‘modernes’ Perrault et Fontenelle à Condorcet, et des ‘anciens’ Boileau
et Dacier aux antiphilosophes, le XVIIIe siècle verrait la
formation de traditions intellectuelles antagonistes manifestée par les
luttes que se livrent penseurs et institutions : Voltaire contre
Fréron, philosophes contre dévots, Encyclopédie contre Année littéraire
» (p. 75-76). C’est aussi le constat que dresse Pablo Fernández
Albaladejo, au sujet du recyclage des lieux communs de la décadence
dans l’Espagne de la fin du XVIIIe siècle (« ‘Fénix de España’.
Decadencia e identidad en la transición al siglo XVIII », p. 35-55), ou
Marina Caffiero, pour le Settecento italien (« Dalla decadenza alla
rigenerazione. Miti delle origini e idee di decadenza in Italia dal
giansenismo alla Rivoluzione », p. 57-71) : la décadence est la
meilleure ennemie du progrès et de la modernité, en tant que figure
repoussoir mais aussi comme signe d’une lutte incessante contre la
déperdition et l’entropie, résumée par Voltaire, dans une lettre
adressée à La Harpe, le 23 avril 1770 (« Le temps de la décadence est
venu. [...] N’espérez pas rétablir le bon goût. Nous sommes en tout
sens dans le temps de la plus horrible décadence », p. 78), une
déploration à laquelle, curieusement, font écho les paroles de l’un de
ses plus vifs pourfendeurs, Léon Bloy, suivant une tonalité certes plus
chrétienne : « Il n’y a pas à dire. Ce monde est en chute. Depuis des
milliers d’années. Il subit la loi de la chute qui consiste à
s’accélérer d’une manière effroyable » (p. 140). Si l’Antiquité -
ou l’Éden d’avant le Péché originel – se présente comme « le moment
‘référant’ » (p. 82-85), l’histoire ne peut que se résumer qu’au long
et pénible récit d’une décadence – d’une chute, selon l’habile jeu de
mots de Bloy – annoncée.
Décrite comme une « invenzione di boulevardiers parigini » par
Benedetto Croce (p. 13), la décadence est souvent associée aux cultures
politiques de droite, aux idéologies réactionnaires et aux philosophies
de l’ordre établi (p. 13-14, 111-114), notamment dans le contexte de
l’entre-deux guerres (Pierre Milza, « L’idée de la décadence en Europe
entre les deux guerres », p. 241-253 ; Anne Dulphy, « La décadence et
la politique étrangère dans les années trente », p. 281-298 ; Denis
Saillard, « La Belle Époque, une période de décadence ? Le jugement sur
‘l’avant-guerre’ en France et en Italie [1920-1935] », p. 299-320).
Mais elle relève surtout d’un mode de pensée, qui transcende assez
largement les clivages politiques, comme le suggère Benoît Pellistrandi
dans un article très instructif (« La notion de décadence entre 1870 et
1914. Propositions pour une synthèse », p. 147-158) : « Si,
naturellement, le discours sur la décadence paraît prédominer à droite,
il serait faux de croire, surtout pour la période qui nous concerne,
que le monopole est établi par ce seul côté de l’arène politique. La
dénonciation de la décadence est aussi un thème de gauche et le
socialisme naissant saura développer une morale de la pureté en
réaction à la corruption bourgeoise... mais il s’agit là d’une autre
histoire » (p. 155).
Une autre histoire est celle où la décadence se présente d’abord comme
une « croyance » (p. 10), dont l’effet magique fonctionne plus par la
force et la signification du geste (rhétorique, littéraire, politique)
qui pointe une réalité que par la réalité elle-même, et qui peut
innerver n’importe quel discours conservateur visant, dans un cadre
institutionnel, économique, social ou politique, à maintenir un ordre
ou protéger des privilèges. C’est la raison pour laquelle, comme l’a
justement noté François Jankowiak, le discours de la décadence, opposé
à celui de la societas perfecta, a joué un rôle si important dans
l’ecclésiologie du XIXe siècle (« Décadence et société parfaite dans
l’ecclésiologie du XIXe siècle », p. 115-128) : « L’Église pouvait
revendiquer sa sainteté face à un monde corrompu, dès lors [...] que le
règne, à l’intérieur de l’Église, de la doctrine, de l’autorité et des
mœurs, s’oppose à celui, extérieur, des constitutions et des vices des
peuples » (p. 121). Dans sa « Synthèse » (p. 21-33), Claudio Cesa a
d’ailleurs raison de proposer une autre ligne de partage : entre les
cultures du cosmopolitisme, mettant en relation les différentes nations
européennes, qui appartiennent à la même « communauté » géographique et
historique, et celles du nationalisme, où le cours de l’histoire est
mené par un peuple-roi dont le destin (glorieux lors des périodes
d’essor et de domination, infâme lors des ères de décadence et de
déclin) influe directement sur celui des autres nations – une idéologie
identitaire dont témoigne, pour une période plus tardive, l’article de
José Álvarez Junco (« Degeneración y afeminamiento en el imaginario
político español en torno a 1898 », p. 221-237).
On l’aura compris : le profit que le lecteur peut tirer des articles
publiés dans ce volume consacré aux multiples formes et métamorphoses
du discours de la décadence tient tout à la fois à la qualité des
contributions et à l’étendue et la complétude des enjeux abordés. Et si
l’on peut regretter que seul l’article de Laurence Bertrand Dorléac
traite réellement de la question dans le champ des productions
artistiques, il faut se féliciter qu’au-delà des clichés et des lieux
communs, les théories et les analyses des idéologies de la décadence
continuent à faire de tels progrès...
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