Junod, Philippe : Vandalisme. Littérature et barbarie : une anthologie. 496 p. ; 14.5 x 21.5 cm ; ISBN 9782889681037 ; CHF 31.19
(Infolio, Gollion 2024)
 
Reviewed by Pierre Vaisse, Université de Genève
 
Number of words : 2070 words
Published online 2024-11-26
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4820
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       C’est un livre qu’on ne peut écrire qu’en fin de carrière, grâce à l’expérience accumulée au fil des ans. Rappelons que Philippe Junod fut professeur d’histoire de l’art à l’université de Lausanne – d’où le dernier chapitre, l’ouvrage se situant par ailleurs dans une perspective axée principalement sur la France, les idées de Ruskin et de Marinetti ou le sort du Crystal Palace n’occupant qu’une place secondaire. On pourrait toutefois regretter, sans vouloir en faire un reproche à l’auteur, tant est vaste le sujet, que l’ouvrage ignore la conservation du patrimoine dans d’autres pays tels que l’Allemagne et surtout l’empire d’Autriche, où cette préoccupation était apparue bien avant les écrits de Riegl, dès le règne de Marie-Thérèse.

 

       Les études sur le vandalisme et la protection du patrimoine ne manquent pas, mais celle-ci, en raison de son ampleur et en dépit de la réserve précédente, devrait figurer dans toute bonne bibliothèque, et sa lecture ne saurait trop être recommandée à toutes les personnes intéressées par le sujet, en particulier aux étudiants en histoire de l’art. Le terme de somme ne paraît pas excessif pour le désigner, d’autant que si l’auteur aborde l’ensemble des problèmes liés au vandalisme, certaines parties, comme le chapitre, inévitable, consacré à Viollet-le-Duc, prennent l’aspect d’un état des questions fondé, non sans une inévitable dimension critique, sur de nombreuses études, y compris les plus récentes.     

 

       Quelques précautions de méthode s’imposent toutefois à sa lecture. Avant tout thématique, le plan ne permet pas de bien discerner la logique interne à laquelle obéirait l’ensemble, ce qui voue toute tentative de résumé à l’échec, mais s’explique par la complexité du sujet. Par ailleurs, la définition du champ couvert par l’étude ne va pas sans poser problème. L’auteur, en effet, n’est pas seulement un défenseur passionné du patrimoine artistique et architectural : son hostilité à toute destruction s’étend (ce qui est louable en soi) à la nature ainsi qu’à la vie humaine – d’où des chapitres consacrés aux bombardements de Hambourg en 1943 et d’Hiroshima en 1945. On ne saurait qu’approuver son attachement à l’écologie et à la paix ; mais il est clair que le vandalisme tel qu’on le comprend d’ordinaire se trouve très largement dépassé dans cette optique globalisante, et l’auteur lui-même en a bien conscience, car il prend la peine de défendre sa position dans l’Avant-propos (p. 13-14) en arguant que les agressions visant que ce soit « la culture ou la nature, les personnes ou les biens, les monuments ou les paysages » ont un dénominateur commun dans « le mépris, le manque de respect ». Sans vouloir contester cette affirmation, il est permis de considérer qu’aussi bien les causes ou les raisons de ces agressions que leurs conséquences en font des phénomènes profondément distincts qu’il importe de traiter séparément si l’on veut dépasser le niveau de généralité par trop vague qu’implique la constatation d’une attitude commune de mépris, la destruction de la statue d’un dictateur déchu ayant peu de rapport avec le fait d’assécher pour gagner un peu de terrain une zone humide dont on ignore ou sous-estime l’utilité. De même, les chapitres consacrés au sac de Rome par les troupes impériales en 1527 et aux conquêtes de Byzance, que ce soit par les Turcs ou les croisés, font état de massacres et de pillages, mais mentionnent peu de destructions ciblées d’édifices appelant le terme de vandalisme pour les qualifier. Là aussi, une dénonciation des violences perpétrées par les hommes contre leurs semblables, dénonciation à laquelle on ne peut que souscrire, dépasse le cadre que semble impliquer, pour le lecteur moyen, le titre de l’ouvrage.

 

       Une autre difficulté que l’étude pose au lecteur tient à son caractère d’anthologie. Le corps du volume est en effet constitué pour l’essentiel de textes (d’auteurs français pour la plupart) dont le choix témoigne de la très vaste culture littéraire aussi bien qu’historique de Philippe Junod. Ce parti offre l’avantage de confronter le lecteur à des sources, mais ne va pas sans inconvénients. A priori, les textes pourraient ressortir, et ressortissent en fait, de par leur fonction, à deux catégories fondamentalement différentes : les uns, que ce soit des textes de loi ou de règlement, des décisions administratives, des rapports d’architectes, des programmes théoriques d’action, etc., tels que les rapports de l’abbé Grégoire ou les écrits de Viollet-le-Duc, offrent un intérêt avant tout documentaire, alors que dans d’autres, dus en partie à des écrivains de renom, s’exprime le sentiment provoqué par les effets du vandalisme, qu’il s’agisse de plaintes à la vue des destructions ou au contraire d’exaltation de la poétique des ruines (même si certains sont difficiles à classer, comme les admirables lettres de Quatremère de Quincy à Miranda (voir p. 203-213) dont une réédition complète a paru en 1989). Les premiers trouvent naturellement leur place dans toute étude historique sur le sujet –  comme l’est pour une grande part le livre de Philippe Junod, dont ils constituent la base documentaire ; les seconds pourraient en revanche constituer par eux-mêmes un objet d’étude dans une perspective d’histoire de la littérature. On regrette que Philippe Junod n’ait pas bien marqué cette différence : sans doute y a-t-il chez lui une volonté de traiter son objet dans sa globalité, mais cela ne va pas sans une certaine confusion des domaines, perceptible par exemple dans le développement (p. 33 sqq.) sur la sensibilité, depuis le dix-huitième siècle, aux beautés de la montagne, qui, malgré le rapprochement opéré par quelques auteurs avec le gothic revival (qu’il eût fallu développer), s’insère mal dans la logique du discours.

 

       Concernant l’ensemble de ces textes, on regrette qu’il n’en ait pas donné, pour l’orientation du lecteur, la liste à côté de la table des matières (mais peut-être faut-il rendre l’éditeur responsable de cette omission). Quant à critiquer leur choix, et en particulier ses insuffisances, ce serait pur pédantisme. Qu’il soit toutefois permis de regretter, parmi les œuvres littéraires, l’absence de tel sonnet des Antiquités de Rome de Joachim du Bellay, et parmi les documents, l’article 11 de la Charte de Venise qui a, paradoxalement, souvent servi de prétexte ou d’excuse à des restaurations ou des dérestaurations qui relèvent clairement du vandalisme. On pense, par exemple, à la scandaleuse dérestauration menée par l’architecte Boiret à l‘église Saint-Sernin de Toulouse, qui « pourrait à son tour tomber sous l’accusation de vandalisme » (p. 271) – le conditionnel utilisé par Philippe Junod introduisant une réserve qui n’a malheureusement pas lieu d’être. C’est bien, effectivement, de vandalisme qu’il s’agit : sans doute peut-on penser que le chevet tel que l’avait construit Viollet-le-Duc n’était pas conforme à son aspect original, malgré les sérieuses précautions qu’il avait prises, dont témoigne sa correspondance ;  mais l’admirable harmonie de ses volumes étagés lui avait valu d’être souvent reproduit, alors que ce qu’a construit Boiret en se fondant sur des documents qui montrent un état tardif du monument est dépourvu de tout intérêt esthétique sans pouvoir prétendre à une plus grande authenticité ! Sans doute les pierres utilisées par Viollet-le-Duc, d’un calcaire trop fragile, devaient-elles être remplacées, mais cela aurait pu se faire sans détruire ce qui, fidèle ou non à l’état d’origine, était un chef d’œuvre de composition architecturale (n’a-t-on pas dû, au XXe siècle, remplacer une grande partie des pierres qui avaient, un siècle plus tôt, permis d’achever la cathédrale de Cologne, et cela, sans en changer l’aspect ! ).      

 

       L’anthologie, de par sa nature, comportait un autre risque : celui d’un traitement inégal et fragmenté du sujet. Philippe Junod l’a évité par le groupement des textes en chapitres possédant chacun une forte unité, chaque texte faisant l’objet d’une présentation qui le relie à l’ensemble, et surtout par une longue introduction dans laquelle il expose tous les aspects de son sujet et des problèmes qu’il soulève. Le seul reproche qu’on puisse faire à cette introduction d’environ quarante pages, c’est d’être trop courte pour une matière trop riche, d’où une densité qui exige du lecteur une attention soutenue. Le parti éditorial du volume (la répartition entre étude et textes cités à l’appui) était sans doute séduisant a priori, mais ne simplifie ni sa lecture, ni l’utilisation de son inépuisable contenu.

 

       Les pages consacrées, dans l’introduction, à la définition même du vandalisme mériteraient à elles seules un long commentaire. Philippe Junod insiste avec raison (p. 19 sqq.) sur ce qui le distingue de l’iconoclasme, mais pour parvenir (p. 24) à ce qui ressemble à un constat d’échec : « Où situer la frontière entre iconoclasme et vandalisme ? », alors que les deux notions n’ont guère en commun que leur effet, c’est-à-dire la destruction, ou du moins la dénaturation de l’œuvre. Un bon exemple en est donné par la mutilation des statues des rois de l’Ancien Testament à la façade de la cathédrale de Paris. S’ils furent décapités, c’est qu’on croyait qu’il s’agissait d’effigies des rois de France offertes à la vénération des fidèles. Si cela avait été, il se serait agi d’iconoclasme, comparable, mutatis mutandis, à la destruction, dans certaines villes, de statues des saints au moment de la Réforme. Or l’accusation de vandalisme porté contre l’atteinte à l’intégrité de ces statues ne tient pas à cette dimension idéologique, ceux qui la porte ne se prononçant pas, en général, pour ou contre la monarchie d’Ancien Régime : la valeur qu’ils attribuent aux statues tient à ce qu’elles étaient (et qu’elles restent après leur mutilation) d’éminentes œuvres d’art, ornements d’un monument capital de cet art supérieur qu’est l’architecture. L’argumentation n’est donc pas d’ordre politique : elle repose sur l’opposition entre la culture et la barbarie, cette barbarie qui fut celle des Vandales lorsqu’ils détruisirent les œuvres créées par la haute civilisation romaine (quelque problématiques que puissent paraître aujourd’hui ces notions de barbarie et de culture), ou la barbarie dont fit preuve une armée franco-britannique lorsqu’elle pilla le palais d’été de Pékin (p. 137-142). On peut discuter sur la gravité comparée de la perte d’une vie humaine et de la destruction d’une œuvre d’art (au sens large), mais c’est bien à ce dernier phénomène que se rapporte le vandalisme.

 

       D’où le caractère relatif qu’il a toujours revêtu, qu’il s’agisse du mépris dans lequel furent tenues les productions de telle époque ou de la façon dont furent conçues la conservation et la restauration des monuments. Philippe Junod souligne bien ce caractère relatif, mais l’on eût aimé qu’il insistât encore plus qu’il ne fait sur les problèmes, parfois difficilement solubles – quand ce ne sont pas d’insurmontables contradictions – auxquelles se heurtent ces deux activités, en particulier la seconde et auxquelles n’échappe pas la Charte de Venise, toujours citée comme une Bible sans qu’on la soumette à une nécessaire analyse critique. Mais c’est sans doute manifester là une exigence qui dépasserait le but et les limites de l’ouvrage qui, en dépit des quelques réserves de méthode énoncées plus haut, restera sans doute longtemps un texte de référence, du moins pour le domaine français.

 

 

Sommaire

 

I. Introduction :

Questions de définition. Les avatars du goût. Du jardin paysager aux Alpes gothiques. L’invention du patrimoine. Relativité à tous les étages.  Restaurer, conserver, documenter. Vers une inflation patrimoniale ? Actualités.

 

II. Les textes :

Prémices et prototypes. Antiquité. Erostrate. Cicéron contre Verrès. Le quatuor infernal[1].

Les désastres de la guerre. De Carthage à Rome. Les sacs de Constantinople ou la barbarie partagée. Vandalisme à Paris. Vandales européens en Chine : Hugo contre Butler. Vandalisme militaire. Hambourg bombardée. Albert Camus sur Hiroshima.

La défense du patrimoine. Pie II, Raphaël, Léon X et la défense du patrimoine. Le vandalisme révolutionnaire. Les rapports de l’abbé Grégoire. Quatremère de Quincy, Lettres au général Miranda. L’éternel retour. Les saintes colères de Victor Hugo. Montalembert.

Le grand débat sur les restaurations. Viollet-le-Duc : l’article du Dictionnaire. Une autre perspective : John Ruskin.

Modernités. Du Crystal Palace à l’affaire des Halles. D’Annunzio et Zola sur la spéculation foncière. Loti sur l’Égypte victime du tourisme. Marguerite Burnat-Provins, Les Cancers. Marinetti, un vandale futuriste ?

Méditations sur les ruines. De Haussmann à la Commune. L’architecture culte. Méditations sur les ruines.[2]

Lamento sur Lausanne. De Victor Hugo à Ramuz : Une ville qui a mal tourné. C.-F. Landry, Guerre aux arbres, 1946. Lamento sur Lausanne.

 

III. Annexes.

Chronologie sélective. Petite abécédaire des vandalismes. Répertoire des lois, conventions, commissions et conférences. Droits de l’homme. Répertoire bibliographique. Index.

 


[1] Attila, Genséric, Gengis Khan, Tamerlan.

[2] Sur les ruines, voir l’imposant volume intitulé Formes de la ruine qui accompagna l’exposition du même nom au Musée des Beaux-Arts de Lyon  (Lyon : Musée des Beaux-Arts et Paris : Lienart), déc. 2023.