Mignot, Claude : Pierre Le Muet, ingénieur et architecte du roi (1591-1669). 256 p., 29 ✕ 24 cm, ISBN: 978-2-84742-491-1, 39 €
(Le Passage, Paris-New York 2022)
 
Reseña de Pierre Vaisse, Université de Genève
 
Número de palabras : 1808 palabras
Publicado en línea el 2023-06-27
Citación: Reseñas HISTARA. Enlace: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4738
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       Dans l’Avant-propos, Claude Mignot rappelle qu’il a soutenu en 1991 une thèse sur Le Muet, sujet que lui avait inspiré l’enseignement d’André Chastel. C’était, comme l’avait fait avant lui Jacques Thuillier pour la peinture, se tourner vers un domaine, l’art français sous le règne de Louis XIII et la minorité de Louis XIV, alors quelque peu délaissé par la recherche – en France du moins. Sa thèse une fois soutenue, son intérêt pour l’architecte le poussa à poursuivre ses recherches et ses réflexions ; c’est donc un livre entièrement nouveau qu’il a publié sur lui avec des mises à jour dont la dernière, sauf erreur, date de 2021. La longueur de la chronologie (p. 220 à 233, sur trois colonnes) et le nombre des fonds d’archives consultés ainsi que le catalogue, minutieux à l’extrême, des écrits de l’architecte et des édifices (disparus en partie) dont il exécuta les dessins, donnent une idée de la masse d’informations, pour la plupart inédites, qu’il a réunies dans ce très beau volume justement récompensé en 2023 par le Prix Drouot des amateurs de livres d’art.

 

       Si l’histoire « positive », pour reprendre le terme qu’il emploie à la p. 20, doit s’appuyer sur une documentation aussi complète et aussi sérieusement contrôlée que possible, elle ne saurait suffire. On connaît ces monographies érudites qui ne laissent rien ignorer des aïeux et des petits neveux de l’artiste, mais ne disent rien d’intéressant ou de pertinent de ses œuvres. Tel n’est pas le cas dans le présent ouvrage : si Claude Mignot n’ignore rien de la parentèle de Le Muet, ou du moins de ce qu’il est aujourd’hui possible d’en savoir, personne ne connaît mieux que lui l’architecture française de l’époque et deux ans à la villa Médicis le familiarisèrent jadis avec l’architecture romaine sans la connaissance de laquelle celle-ci ne saurait se comprendre. Aussi les créations de Le Muet se trouvent-elles replacées dans un ensemble qui les explique et qui permet d’en dégager l’originalité.

 

       Un problème se posait pourtant dès l’abord, problème que Claude Mignot expose dans un premier chapitre consacré, en bonne méthode, à la fortune critique de Le Muet. Celui-ci fut, de son temps, célébré comme un grand architecte. Lorsque Claude Mignot entreprit de l’étudier, par contre, il n’était plus considéré que comme une figure secondaire, loin derrière François Mansart, Lemercier ou Le Vau. S’il n’était pas question de mener a priori un procès en réhabilitation, ce qui n’est pas le rôle de l’historien, du moins fallait-il pouvoir rendre compte d’une telle évolution de sa fortune critique. Les éléments biographiques que put reconstituer Claude Mignot permettent d’y répondre, au moins en partie. Contrairement à ses confrères, issus d’un milieu d’artisans, plus précisément de maîtres maçons, il appartenait au milieu de la noblesse de robe. Comment se découvrit-il, à Dijon, un intérêt pour l’architecture, dans laquelle il voyait, un peu plus tard, « l’un des plus agréables plaisirs de la vie » (p. 20) ? Claude Mignot lui suppose, à titre d’hypothèse, un lien avec l’architecte Guillaume Tabourot, dont il était petit-cousin, et avec le père de celui-ci, l’humaniste Étienne Tabourot, qui possédait une riche bibliothèque. Quoi qu’il en soit, il part, sans doute en 1614, pour Paris où il fréquente Salomon de Brosse. Au plus tard l’année suivante, il est employé au service des Bâtiments du Roi, sans que l’on connaisse la raison de cet engagement. Dès 1617, sinon plus tôt, il est ingénieur commis aux fortifications de Picardie, fonction d’exécution plutôt que de conception qu’il exerça pendant au moins vingt ans, mais fonction prenante qui explique que sa carrière d’architecte ne commence vraiment qu’en 1637. Elle lui laisse cependant le temps de publier en 1623 un livre sur la Manière de bâtir pour toutes sortes de personnes, ouvrage fortement inspiré par Serlio, puis en 1631-1632 une édition revue et augmentée des Règles des cinq ordres d’architecture de Vignole – publication suivie en 1645 d’une édition traduite et augmentée du Traité des cinq ordres d’architecture de Palladio. C’était là une activité de théoricien qui distingue Le Muet des architectes français de son époque, activité qui pourrait expliquer en partie sa réputation de son vivant, puis son oubli dans la mesure où ses écrits se démodèrent vite face à l’évolution de l’architecture française. Il s’en distingue pour avoir publié sous forme de gravures une anthologie de son œuvre bâti, acte d’autopromotion qu’avait esquissé Palladio et qui est devenu habituel depuis Schinkel, Otto Wagner, Frank Lloyd Wright ou Le Corbusier, mais qui était nouveau à l’époque – et qu’il faudrait peut-être mettre en rapport avec le même effort d’autopromotion par la gravure auquel se livrent alors certains peintres. Dans les chapitres 4 et 5, Claude Mignot mène une analyse très serrée de ce Vignole et de ce Palladio pour montrer ce que Le Muet doit à ces illustres prédécesseurs et surtout en quoi il s’en distingue, adaptant leur leçon à la situation de son époque en France.

 

       Puis viennent, dans les chapitres suivants, la présentation et le commentaire de ses constructions, hôtels parisiens, châteaux en province et surtout le Val-de-Grâce (pour lequel son intervention fut beaucoup plus importante qu’on ne le pensait généralement), présentation interrompue par trois chapitres plus généraux, l’un (chap. 7) sur sa carrière dans le cadre de la condition et de l’activité des architectes en France à l’époque (en particulier sur le rôle essentiel du devis), un second (chap. 8) sur la distribution intérieure des édifices particuliers, surtout hôtels urbains – un domaine qui évolue très vite à l’époque (au point que son traité de 1623 se trouvait déjà dépassé à certains égards en 1637), et dans lequel Le Muet se montre plutôt conservateur face aux apports italiens, enfin le chapitre 12 consacré à « la naissance du classicisme », c’est-à-dire à l’apparition d’un style qui caractérise l’architecture comme la peinture en France au milieu du siècle – ce qui permet à Claude Mignot de comparer (cum grano salis) François Mansart à Poussin, Le Vau à Simon Vouet, Le Pautre à François Perrier (pour sa romanité) et de trouver à Le Muet « quelque chose de l’élégance d’un Le Sueur ou d’un La Hyre » (p. 122). Cette analyse stylistique porte principalement sur les façades et sur les parties hautes. Pour les façades, la verticalité accentuée des travées, héritage du gothique encore très affirmé à la façade sur cour du château de Chavigny (ill. 98, p. 116) le cède à un équilibre, pour ne pas dire à une prédominance de l’horizontalité. Si l’exemple de l’Italie n’est pas étranger à cette évolution, il n’est pas prédominant : elle consiste moins en un retour à l’antique, serait-ce à travers Palladio, qu’en un retour au Louvre de Lescot « épuré de ses scories gothiques et maniéristes », en un revival Henri II, de même que le néo-classicisme français fut d’abord, en architecture, un retour au grand style du siècle de Louis XIV, parce que « l’architecture reste jusqu’aux Lumières un langage moins international que la peinture » (p. 122). Une telle distinction entre les deux arts, que seul peut se permettre un auteur possédant une connaissance étendue de leur histoire, appellerait un commentaire qui aurait évidemment excédé les limites d’une étude monographique, mais qui s’imposerait pour relativiser la notion, puissante en particulier dans l’historiographie allemande, de Zeitstil. Peut-être l’importance reconnue en France (sans doute en raison du poids et du prestige du pouvoir royal) aux édifices liés à la monarchie leur conféra-t-elle la dignité d’une référence – que l’on pense à l’emprunt fait à Notre-Dame de Cléry-Saint-André lors de la reconstruction du chœur de la cathédrale d’Orléans ! Quoi qu’il en soit, on ne saurait imaginer hors du cadre d’un tel revival bien mis en évidence par Claude Mignot l’atticisme de l’architecture française autour de 1640, tendance dont les œuvres de Le Muet illustrent un aspect.

 

       Les catalogues des œuvres sur papier, puis des œuvres construites suivent les lois du genre, avec des notices particulièrement longues : description détaillée, pour les premières, de toutes les éditions successives ainsi que des traductions – car les écrits de Le Muet connurent une diffusion internationale –, et, pour les secondes, liste des sources (en particulier des documents d’archives) et historique très développé. Claude Mignot y fait preuve d’une telle érudition qu’on ne saurait rien ni ajouter, ni contester sans outrecuidance. Le court chapitre sur les attributions rejetées (p. 216-217, nos R1 à R5) mérite toutefois qu’on s’y arrête, tant l’analyse des erreurs peut constituer une bonne leçon de méthode. L’attribution à Le Muet du château (médiéval) de Luynes (R1) tient à l’inexactitude commise par un auteur italien qui, au xviiie siècle, appela castello di Luynes l’hôtel de Luynes, hôtel parisien dû, lui, à Le Muet – d’où la confusion. C’est par confusion avec les hôtels commandés à celui-ci par Tubeuf que lui fut attribué l’hôtel Duret de Chevry (R3), ou palais Mazarin, ouvrage dû à une commande du même personnage ; une fois dénoncée la confusion, l’attribution se trouva quand même confirmée en raison du fait que les lucarnes reprennent le dessin de lucarnes gravées d’après Le Muet, alors qu’elles sont dues à Labrouste qui, persuadé que celui-ci avait été l’architecte de l’hôtel, s’inspira de ses gravures pour une restauration ! Jadis proposée par Anthony Blunt, qui fut indiscutablement l’un des meilleurs connaisseurs de l’art français de l’époque, l’attribution à Le Muet de l’hôtel d’Astry, quai de Béthune à Paris (R5) repose sur des critères stylistiques contestés par Claude Mignot, qui introduit son argumentation par cette phrase : « En architecture, les attributions sur critères stylistiques sont toujours fragiles » (p. 217). Là encore, le caractère général de la remarque, qui repose évidemment sur une opposition entre l’architecture et la peinture, ou plutôt entre le travail de l’architecte et celui du peintre, appellerait un long commentaire qui excéderait le cadre du présent ouvrage, mais que Claude Mignot serait mieux à même que personne d’autre de nous donner.

 

       S’il est permis, devant un livre d’une telle qualité, de formuler, sinon une critique, du moins une réserve, on aurait aimé que le texte en fût plus long ou, s’il est permis de s’exprimer ainsi, plus dilué, avec encore plus d’illustrations, car la densité de l’information au service d’une argumentation très serrée exige parfois du lecteur, en plus d’une solide culture, une forte contention d’esprit.

 

 

 

Sommaire :

 

Avant-propos

Première partie : architecte et ingénieur du roi

  1. Fortune, infortune
  2. De Dijon à Paris
  3. « Conducteur des dessins des Fortifications en la Province de Picardie »
  4. Manière de bâtir pour toutes sortes de personnes
  5. Un Vignole de poche et un Palladio « habillé à la française »
  6. « L’un des premiers architectes de notre tems » (1637-1667)
  7. Être architecte au xviie siècle
  8. L’architecture française des bâtiments particuliers
  9. Trois châteaux en province pour des créatures de Richelieu
  10. Petits et grands hôtels parisiens
  11. Chapelles privées et églises à la romaine
  12. Naissance du classicisme
  13. Conclusion

 

Portfolio des œuvres encore existantes de Pierre Le Muet

 

Deuxième partie : Catalogue raisonné des œuvres de papier et de pierre

  Œuvres de papier

  Œuvres de pierre

  Attributions rejetées

 

Troisième partie : annexes

  Chronologie

  Documents

  Bibliographie

  Index

 

Remerciements

Crédits photographiques