Charrier, Claire : Du sublime dans l’œuvre gravé de Rembrandt, (Æsthetica), 370 pages, 17 x 21 cm, ISBN-13 978-2753583092, 26,00 €
(Presses universitaires de Rennes, Rennes 2022)
 
Reseña de Jan Blanc
 
Número de palabras : 1906 palabras
Publicado en línea el 2023-01-26
Citación: Reseñas HISTARA. Enlace: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4631
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       Ce livre est une véritable expérience. Une expérience méthodologique, tout d’abord. Rares ont été les études consacrées à Rembrandt qui ont cherché à associer, dans le même discours et avec la même rigueur, les outils propres à l’histoire et à la philosophie. La double ambition de l’autrice est affichée dès les premières lignes de son livre : « il s’agit de reconstituer la progression d’une pensée artistique appliquée à transformer son matériau », mais aussi de « confronter un œuvre à une tradition conceptuelle », afin d’aider à « renouveler l’idée de sublime » (p. 11).

 

       L’expérience, de ce fait, est également historique. Sans oublier de se référer aussi régulièrement que possible aux sources du xviie siècle et de les analyser avec une précision et une attention remarquables, Claire Charrier fait le choix de comprendre comment les choix opérés par Rembrandt dans son travail de graveur peuvent permettre de comprendre et de repenser la notion de sublime. Comme son titre l’indique, ce livre, à proprement parler, ne porte donc pas sur « Rembrandt et le sublime », mais sur « le sublime dans son œuvre gravé », c’est-à-dire sur ce que la notion de sublime, telle qu’elle est pensée au xviie siècle, peut nous dire de ces estampes et, en retour, sur ce que ces œuvres peuvent révéler des enjeux propres du sublime. Pour cela, il cherche à tirer de l’analyse des estampes de Rembrandt la « pensée » de leur auteur : « elle s’incarne dans des œuvres qui permettent de l’évaluer. L’étude de la composition, de l’iconographie et de la manière rend possible la découverte des modalités selon lesquelles la réflexion de l’artiste organise l’espace et interprète les motifs » (p. 13).

 

       L’expérience, enfin et surtout, est celle d’une histoire de l’art qui ne craint pas de formuler des idées, au-delà d’une étude extrêmement serrée des objets et des conditions matérielles de leur genèse. Ce livre, en effet, repose sur une hypothèse audacieuse, clairement formulée dans une longue et dense introduction (p. 11-34) : l’analogie pouvant être tracée entre, d’une part, la technique du graveur, dont chacun s’accorde au xviie siècle à reconnaître les effets extraordinaires sans pour autant être capable d’en déterminer les règles, jusqu’à mettre en échec les tentatives d’ekphrasis (p. 26), et, d’autre part, la notion de sublime qui, à partir du célèbre texte de Longin (Perí hypsous), caractérise précisément un type de beauté si puissante qu’elle dérobe aux individus la possibilité même de la penser rationnellement ou discursivement.

 

       Pour développer son propos, Claire Charrier s’appuie sur plusieurs caractéristiques du sublime longinien, qu’elle met en rapport avec des notions voisines. Ces caractéristiques concernent d’abord ce qui rend possible le sublime : la phantasia de l’artiste (p. 21-23), c’est-à-dire la capacité d’un individu à produire des images mentales et, quand il en maîtrise la technique, à en formuler des traductions visuelles. Seule cette phantasia, par sa richesse et son abondance, peut nourrir le sublime, beauté excessive et abondante par essence, mais aussi donner à ses images un « effet de réel » et « de présence », que désignent les notions d’evidentia ou d’enargeia (p. 23-24). Ces spécificités regardent également l’acte même de la production artistique. Il s’agit ainsi de s’interroger sur la parfaite coïncidence entre l’objet représenté et sa représentation, que Longin appelle le kairos ou « à-propos » (p. 14-16, 121-126). Elles touchent enfin à l’esthétique propre de Rembrandt, dont Claire Charrier propose d’éclairer un aspect décisif en faisant appel à la notion de kénose (p. 27-32, 205-218, 241-250), qui désigne « le mouvement par lequel le divin s’est perdu dans le sensible » (p. 27).

 

       Le livre de Claire Charrier est divisé en quatre parties. La première (« La pratique de l’eau-forte comme moyen d’exprimer le sublime des passions ? », p. 35-115) propose d’utiles prolégomènes aux sections suivantes en interrogeant la place possible du sublime — et, notamment, de sa forme héroïque — dans l’œuvre gravé par Rembrandt, à partir des témoignages de ses contemporains. Claire Charrier montre l’importance de la gravure comme la construction de la réputation — on pourrait même dire, en nuançant les travaux récents d’Antoine Lilti qui la font commencer au xviiie siècle, la célébrité — de Rembrandt (chapitre I : « L’affirmation de l’autorité artistique d’un graveur-éditeur ? », p. 39-56). Elle souligne également, dans le sillage des études récentes de Thijs Weststeijn, les liens qu’il est possible d’établir entre cette promotion de soi et les outils offerts par la rhétorique (chapitre II : « Le modèle rhétorique ? », p. 57-86), que Rembrandt utilise dans le sens d’œuvres alliant un rapport direct avec le spectateur (chapitre III : « La simplicité d’une composition », p. 87-102), seul susceptible de s’adresser non plus à ses sens, mais également à sa collaboration émotionnelle, nourrie par sa phantasia (chapitre IV : « L’éveil de l’imagination », p. 103-115).

 

       Ce faisant, et alors que pour Longin, « seul le discours atteint le sublime » (p. 203), Rembrandt propose une forme singulièrement visuelle du sublime, qui ne se limite pas à une simple transposition des moyens et des fins définis par Longin, comme le souligne Claire Charrier dans la deuxième partie de son ouvrage (« Maîtrise de la matière et exercice de l’humilité », p. 117-200). Constatant l’importance que Rembrandt accorde aux accidents, aux hasards et à l’improvisation de l’exécution, qu’elle associe à la notion de kairos (chapitre V : « Métier et art du kairos », p. 121-126), l’autrice souligne les spécificités techniques, mais aussi plastiques du métier de graveur, à travers lequel le spectateur se confronte à la matière sensible et, plus directement encore que devant une peinture, au geste d’un artiste qui ne peut ni ne souhaite masquer sa présence (chapitre VI : « Provoquer le sensible », p. 127-147). Cette révélation est à considérer en son sens littéral comme spirituel. Il ne s’agit non seulement, pour le graveur, de faire voir son corps et ses gestes dans les estampes qu’il grave à l’eau-forte et à la pointe sèche, mais aussi de faire du papier et de l’encre le lieu d’une incarnation où l’idée ne préexiste pas à sa formulation graphique, mais se forge au contact même de la matière (chapitre VII : « L’obstination humble à découvrir l’idée », p. 149-165). Elle conclut cette partie sur ce qui constitue sans doute l’une des principales singularités de l’approche rembrandtesque, qui met en scène les difficultés laborieuses que pose le travail de la matière pour en dégager une forme d’évidence (evidentia, enargeia) par laquelle il est possible de toucher à la grâce, c’est-à-dire à une forme de beauté irrésistible, dont il semble impossible de rendre raison (chapitre VIII : « Peut-on travailler à accueillir la Grâce ? », p. 167-200).

 

       Ce paradoxe est repris et amplifié dans la troisième partie de son livre (« La simplicité d’une immanence insaisissable », p. 201-290), où la question de la kénose occupe une place centrale. Après avoir rappelé les principes théologiques de cette notion (chapitre IX : « Théologie de la kénose », p. 205-218) et en réinscrivant prudemment l’art de Rembrandt dans la pensée réformée de son temps (chapitre X : « Une image protestante ? », p. 219-240), Claire Charrier propose de faire du Christ, motif omniprésent de ses œuvres peintes comme gravées, l’emblème artistique de Rembrandt (Chapitre XI : « Un Christ de la kénose », p. 241-250). Lieu de rencontre et de confusion de l’humain et du divin, le Christ, comme l’art de Rembrandt, « incite à séjourner dans le sensible afin d’y vivre une expérience spirituelle » (p. 250). Mieux : il tire du spectacle même du sensible, de sa contingence, de ses faiblesses, et même de ses vulgarités mondaines, le seul espace de déploiement possible de la grâce. Pour le graveur hollandais, cette grâce ne s’oppose ni au grotesque, ni au comique, mais s’en nourrit, pour accentuer encore ce que le sublime doit à son inscription dans la chair de l’artiste et la matière de ses œuvres (chapitre XII : « Les risques de la finitude », p. 251-264), à son refus d’un absolu qui ne serait que pure abstraction idéelle (chapitre XIII : « Un amour pur ? », p. 265-280) et à sa valorisation d’un labeur qui, proprement physique et artisanal, offre le témoignage d’un artiste engagé dans un rapport de forces avec la matière (chapitre XIV : « La transformation de la souffrance en œuvre », p. 281-290).

 

       Le livre de Claire Charrier se conclut sur une quatrième et dernière partie (« Le surgissement renouvelé du sensible », p. 291-352), où elle se concentre principalement sur les portraits gravés de Rembrandt. Elle y constate une tension constante entre « effet de présence », mis en évidence par le souci des détails, le naturel des postures et les compositions en trompe-l’œil, et, pourrait-on dire, « effet d’absence » de figures, dont les pensées et les paroles, toujours, semblent échapper au burin de l’artiste comme à la saisie du spectateur (chapitre XV : « Entre présence et absence », p. 293-295). Cet échappement, pour Claire Charrier, n’est pas un fait constitutivement propre à l’image, mais le produit des intentions d’un graveur pour lequel le spectateur n’est pas seulement un tiers auquel adresser ses œuvres et les maîtres avec lesquels il dialogue de simples interlocuteurs (chapitre XVI : « Une création médiatisée par le rapport à autrui », p. 297-307). En impliquant ces artistes et ces spectateurs dans une communauté pensante et sensible, à laquelle il destine ses œuvres et dans laquelle il insère sa propre pensée, Rembrandt se fait le médium d’une élévation sublime à laquelle il n’est possible d’accéder qu’à travers la mise en tension d’une singularité subjective et d’un monde constitué d’altérités indécises (chapitre XVII : « Se désindividualiser pour accueillir la présence d’autrui », p. 309-338).

 

       Le livre de Claire Charrier est, convenons-en, d’une lecture fort exigeante. Non point que sa langue soit obstruée de jargon et de démonstrations alambiquées. Elle est, bien au contraire, d’une grande clarté, offrant au lecteur, par la rigueur de ses développements, la possibilité de suivre aisément le fil de sa pensée, adossée à une remarquable connaissance de la recherche ancienne et récente. Mais en faisant le choix audacieux et nouveau d’associer aux méthodes d’analyse de l’histoire — iconographiques, formelles et techniques — les outils des études philosophiques et théologiques, elle demande au lecteur de mettre de côté, le temps de sa lecture, les réflexes de sa discipline pour se plonger dans une pratique personnelle du sublime qui, selon elle — et l’auteur de ce compte rendu ne peut que souscrire à cette affirmation —, transgresse ou transcende les limites traditionnelles des champs disciplinaires. Sans doute cet ouvrage précieux et impressionnant aurait-il gagné à mieux reconstituer la culture propre de Rembrandt, en se fondant sur les lectures qui ont pu être les siennes, à l’École latine et à l’Université de Leyde, et durant l’ensemble de sa carrière artistique, dans le sillage des travaux d’Amy Golahny, curieusement absents de la bibliographie. Probablement regrettera-t-on également un plan un peu éclaté, dont les dix-sept chapitres, de longueur parfois fort différente, auraient pu être mieux regroupés, autour des principaux enjeux du sublime rembrandtesque, et dont la conclusion (p. 339-352) récapitule le contenu plutôt qu’il ne l’ouvre sur de nouvelles perspectives. Mais ces quelques réserves ne remettent pas en question la très grande qualité, en même que la profonde originalité, d’un livre courageux qui, en tentant d’arracher la vie et l’art de Rembrandt aux mythes persistants qui l’entourent — le génie replié dans un splendide isolement, le maître désintéressé des questions théoriques, le pictor economicus imaginé par Svetlana Alpers —, restitue sa pensée et son art de graveur dans leur globalité et leur cohérence.

 
 
Sommaire
 

La pratique de l'eau-forte comme moyen d'exprimer le sublime des passions ?

  • L'affirmation de l'autorité artistique d'un graveur-éditeur ?

  • Le modèle rhétorique ?

  • La simplicité d'une composition

  • L'éveil de l'imagination

Maîtrise de la matière et exercice de l'humilité

  • Métier et art du kairos

  • Provoquer le sensible

  • L'obstination humble à découvrir l'idée

  • Peut-on travailler à accueillir la Grâce ?

La simplicité d'une immanence insaisissable

  • Théologie de la kénose

  • Une image protestante ?

  • Un Christ de la kénose

  • Les risques de la finitude

  • Un amour pur ?

  • La transformation de la souffrance en œuvre

Le surgissement renouvelé du sensible

  • Entre présence et absence

  • Une création médiatisée par le rapport à autrui

  • Se désindividualiser pour accueillir la présence d'autrui