Brun, Patrice – Capdetrey, Laurent – Fröhlich, Pierre (dir.) : L’Asie Mineure occidentale au IIIe siècle a.C., (Mémoires, 60), 434 p., 50 €
(Ausonius Éditions, Bordeaux 2021)
 
Reseña de Franck Wojan, Université de Rouen
 
Número de palabras : 2386 palabras
Publicado en línea el 2023-09-29
Citación: Reseñas HISTARA. Enlace: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4294
Enlace para pedir este libro
 
 

     L’institut Ausonius et l’université Bordeaux-Montaigne (ex-Bordeaux III) s’intéressent à l’Asie Mineure en général et à sa partie occidentale en particulier depuis une trentaine d’années maintenant. Après une période de prospections archéologiques et épigraphiques menées essentiellement en Carie puis en Lycie à partir de la fin des années 1980, un premier colloque fut organisé en 1998 sur les cités d’Asie Mineure occidentale au IIe siècle avant J.-C., dont les actes furent publiés en 2001 par A. Bresson et R. Descat (Les cités d’Asie Mineure occidentale au IIe siècle). Il fut suivi l’année suivante de la publication du livre de P. Debord sur l’Asie Mineure au IVe siècle avant J.-C. (L’Asie Mineure au IVe siècle [412-323 a.C.]. Pouvoirs et jeux politiques). En 2013, P. Brun, L. Cavalier, Fr. Prost et K. Konuk éditaient les actes d’un nouveau colloque, qui s’était tenu en 2009, portant exclusivement sur la Lycie et la Carie (sous le titre Euploia. La Lycie et la Carie antiques).

 

       Le livre édité cette fois par le triumvirat Brun-Capdetrey-Fröhlich apparaît donc comme une suite naturelle et logique à la poursuite des investigations de cette équipe franco-turque dans cette partie du monde grec antique. Cette fois-ci, l’ouvrage se focalise sur la période “intermédiaire”, qui n’avait pas été étudiée en tant que telle jusqu’alors : le IIIe siècle avant J.-C. Ce « long IIIe siècle », comme les historiens de l’Antiquité se plaisent à le surnommer, commence avec le règne d’Alexandre le Grand et s’achève avec celui d’Antiochos III ; c’est peu dire que ce siècle et demi de l’histoire grecque est placé sous le signe des bouleversements géopolitiques. Dans l’introduction, Laurent Capdetrey le définit d’ailleurs comme le moment de « la fabrique du monde hellénistique ». Il ne fait pourtant qu’une brève allusion au colloque organisé à Bordeaux sur l’Asie Mineure occidentale au IIIe siècle avant J.-C., qui s’était tenu du 11 au 13 octobre 2018, et dont est issu cet ouvrage.

 

       Un rapide coup d’œil sur le programme dudit colloque disponible sur Internet montre comment le projet a quelque peu évolué : en 2018, vingt-deux communications réparties dans six thématiques furent prononcées, encadrées par une « introduction scientifique » prononcée par Laurent Capdetrey et une « conclusions » (au pluriel) de Patrice Hamon. On retrouve ces deux auteurs à la même place dans le livre, mais, entre-temps, l’introduction a perdu son adjectif « scientifique » et « conclusion » son -s final au profit d’un titre à rallonge : « Profits et pertes de la haute époque hellénistique – un essai d’inventaire en Asie Mineure ». Cinq communications n’ont pas été publiées, que je cite pour mémoire : Pierre Briant, « Les Iraniens en Asie Mineure occidentale au IIIe siècle » ; Gaétan Thériault, « Les cas de Prépélaos à Colophon et d’Antigonos à Cnide : l’Asie Mineure et les antécédents du culte des bienfaiteurs au début du IIIe siècle » ; William Pillot, « Les transformations politiques et sociales que connaissent les cités de Troade au IIIe siècle » ; Raffaela Pierobon, « Les territoires des villes du golfe de Mandalya » ; Laurence Cavalier & Patrick Baker, « Présentation du programme ArchXanth ». Dans la publication a été ajouté l’article d’A. Chankowski, dont le nom ne figurait pas sur le programme du colloque. L’ouvrage publié comporte donc dix-huit articles en tout ; quant aux six thématiques retenues en 2018, elles ont été réduites à quatre et, pour certaines d’entre elles, judicieusement regroupées.

 

       Le contenu de chaque article étant particulièrement riche, je me contenterai dans les lignes qui suivent d’en donner un aperçu très général ; pour des raisons pratiques, j’ai numéroté les articles dans l’ordre de la publication.

 

       La première partie, intitulée « Héritages et mutation » (avec une curieuse disparition du -s final à « mutation » entre le colloque et la publication), est la plus courte avec deux articles seulement. Chr. Marek [1] s’intéresse à la diffusion du modèle de la polis en Carie et en Lycie et insiste sur la longue durée, l’héritage de l’époque classique et le rôle de la langue grecque ; on regrettera cependant la brièveté de la démonstration. A. Meadows [2] est plus prolixe quant à la production et à la circulation monétaires ; il s’appuie sur une cartographie, des illustrations et des graphiques convaincants pour montrer que le “long IIIe siècle” coïncide avec le succès de la monnaie royale en argent d’étalon attique qui s’impose au détriment des monnayages civiques.

 

       La deuxième partie, « Souveraineté et pouvoirs » (avec, une fois encore, un -s final qui disparaît à « Souveraineté », entre le colloque et la publication), est, à l’inverse de la première, la plus fournie. A. Chankowski [3] montre, à partir d’une documentation archéologique et épigraphique, que le culte civique rendu aux souverains séleucides est aussi une forme de dialogue, de contact entre la population et celui qui incarne le pouvoir. Il observe également les réactions des communautés locales face à cette sacralisation du pouvoir en devenir. A. Bencivenni [4] s’intéresse aux pratiques administratives et aux relations entre l’autorité royale et les communautés locales que la documentation épigraphique permet d’étudier avec un certain détail. Un langage particulier se met alors en place, autour de la notion ambiguë d’εὔνοια, que l’on traduit généralement par “bienveillance”, voire “loyauté” et même “soumission” (?), et qui figure dans nombre d’inscriptions. L. Cavalier et J. des Courtils [5], à partir de données archéologiques, démontrent que les Lagides, en particulier Ptolémée II, ont multiplié les gestes symboliques et de propagande, notamment en participant à la refondation de villes, en fondant des gymnases et des fêtes religieuses, et en diffusant le culte post mortem d’Arsinoé divinisée et le culte des Theoi Adelphoi. M. Wörrle [6] reste avec les Lagides et explique, à travers l’exemple lycien, comment les rois qui dominèrent la région mirent en place une manière bien à eux de gérer le territoire en leur possession et d’exploiter la terre royale. K. Zimmermann [7], à partir de témoignages épigraphiques lacunaires, parle d’une importante base navale pour les Diadoques, les Lagides et les Séleucides : Patara, en Lycie. Elle fut la proie de toutes les convoitises et se caractérisa par une occupation étrangère permanente. A. Bresson, R. Descat et E. Varinlioǧlu [8] traduisent et commentent abondamment une inscription de Xystis, le décret des Mogôreis, qui honore un officier lagide, Moschiôn de Théra, et qui illustre ainsi l’activité (temporaire) des Lagides dans le nord de la Carie sous Ptolémée II.

 

       La troisième partie, « Cités en action », est la fusion de deux thématiques différentes du colloque (« Institutions civiques » et « Cités, hiérarchies, réseaux : études de cas »). L’article d’A. Magnetto [9] se penche, à partir des témoignages épigraphiques puis littéraires, sur le vocabulaire utilisé dans les relations entre les rois et les cités et qui s’adapte à la nouvelle situation géopolitique de la région. R. Fabiani [10], dont l’article se caractérise par des notes de bas de page particulièrement denses, se consacre à l’exemple d’Iasos, peu connue à l’époque classique, mais qui se révèle au grand jour à partir des années 330 notamment par une série de décrets honorifiques. J.-M. Carbon, S. Isager, P. Pedersen [11] traduisent et commentent un décret honorifique inédit pris dans la cité d’Halicarnasse pour deux de ses citoyens, deux frères, qui gravitaient dans l’entourage d’Antiochos Ier, à une époque où Halicarnasse passe sous domination lagide. Le long article de M. Adak [12] traite des relations entre Téos et les rois et reines hellénistiques, essentiellement à partir d’une documentation épigraphique. P. Fröhlich [13] présente la cité d’Aigai en Éolide puis les deux Colophon (dont il ne reste in fine que Colophon-sur-Mer), avant de commenter diverses inscriptions sur les relations de ces deux cités entre elles ou avec leurs voisines. Dans tous les cas, l’ombre des rois plane au-dessus de chacune de ces cités.

 

        « Architecture et urbanisme » (en lieu et place de « Architecture » et « Espaces »), tel est le thème de la quatrième et dernière partie. Z. Gider-Büyüközer [14] propose une synthèse sur l’ordre dorique et son évolution, à travers les exemples de temples, de portiques, de théâtres et de monuments commémoratifs. Suivent quelques remarques sur l’évolution de la colonne, du chapiteau, de l’architrave, de la frise (métopes et triglyphes), de la corniche et du chéneau. Il ressort que l’ordre dorique est à la mode et que l’Asie Mineure doit être séparée ici de ce qui se passe à la même époque en Grèce continentale. J. Capelle [15] dresse l’inventaire des théâtres micrasiatiques et part à la recherche “du plus ancien” dans une enquête qui mêle les sources archéologiques, épigraphiques et littéraires. Il ressort que le mot theatron n’apparaît dans les sources écrites que dans le dernier tiers du IVe siècle, les édifices en pierre étant construits un peu plus tard, d’abord dans les cités de la côte de Carie et de Troade. B. Vergnaud [16] présente les apports des nouvelles recherches portant sur les fortifications de Labraunda et Eurômos en Carie, dans une région qui protège ses villages depuis l’époque archaïque, puis tente une utile synthèse régionale. J. Bernini et J. Rivault [17] montrent, à partir de l’exemple précis du sud de l’agora d’Iasos, comment l’espace public des cités a été aménagé au cours de cette période. Ici, c’est la partie méridionale de la place publique qui devient un espace public après la destruction d’un quartier d’habitations. Ils s’intéressent notamment à un temple (dont la divinité honorée reste incertaine, Artémis Astia ou Aphrodite Strateia), puis aux bâtiments à fonction politique (le bouleutèrion, l’archeion et l’archeion prostatikon). O. Hülden [18] reconstitue l’histoire complexe d’Héraclée du Latmos, fondée et refondée, voire déplacée, au gré des dominations successives : fortifiée par les Hécatomnides, elle passa entre les mains du dynaste Asandros, qui lui imposa une fusion avec la ville voisine de Pisada, et peut-être une installation sur le littoral. Antigone et Pleistarchos ainsi que les rois qui dominèrent la basse vallée du Méandre complètent la liste.

 

       Que retenir de cet ouvrage au contenu profus ? Tout d’abord que l’accent a surtout été mis sur la documentation épigraphique et archéologique, les monnaies [2], les sources littéraires et autres feraient presque figure d’exception. Ensuite, que la présence des Ptolémées (P. Hamon parle même d’une « aire lagide ») est prégnante dans cette partie occidentale de l’Asie Mineure, pourtant éloignée de la vallée du Nil, à cette époque. Toutefois, les Séleucides ne sont pas en reste, et c’est une frontière instable qui s’établit entre chaque aire d’influence, lagide et séleucide. Enfin, pour l’Asie Mineure en général, et sa partie occidentale en particulier, ce “long IIIe siècle” apparaît bel et bien comme une période intermédiaire, voire de ruptures (avec un pluriel de rigueur), avec un nouveau monde en construction, celui des monarchies hellénistiques, mais les poleis comme les communautés locales font alors preuve d’un sens aigu de l’adaptation. Sans doute faudrait-il “saucissonner” cette longue durée en tenant compte des nuances régionales, mais cette question de chronologie est complexe.

 

       Reste que ce genre d’ouvrage a les défauts de ses qualités : issus d’un colloque international, dont la vocation est de dresser un “état des lieux”, les articles ultraspécialisés (à partir desquels toute tentative de synthèse relève souvent de la gageure) cohabitent avec des synthèses (forcément courtes et à propos desquelles on aimerait avoir davantage de détails). C’est pourquoi le lecteur lira avec profit la conclusion de Patrice Hamon, dont les mises en perspective sont particulièrement intéressantes et permettent de mieux saisir les enjeux de certains articles. Enfin, pour qui n’est pas spécialiste de cette région – et j’en fais partie –, une interrogation ne m’a pas quitté : comment définir géographiquement et géopolitiquement parlant l’Asie Mineure “occidentale” aux époques classique et hellénistique ? Si la Lycie et la Carie – c’est-à-dire en réalité la partie sud-est de la péninsule anatolienne – sont l’objet de toutes les attentions, cet “occident” n’est-il pas trop réducteur ? Lors du colloque de 2018, une région comme la Troade avait fait l’objet d’une communication, mais elle est absente de la publication.

           

       La collection « Mémoires » des éditions Ausonius est d’une agréable qualité visuelle (mise en page, photographies, cartographie et graphiques). On s’étonne cependant de quelques coquilles typographiques qui font toujours sursauter et, plus curieusement, mais de manière anecdotique, de l’absence d’une page-titre indiquant la première partie : en effet, on passe directement de l’introduction au premier article (p. 14-15), alors que l’annonce des deuxième, troisième et quatrième parties fait l’objet d’une page particulière (respectivement p. 47, 173 et 283). Ce ne sont là que de petits détails. Il faut savoir gré à Patrice Brun, Laurent Capdetrey et Pierre Fröhlich d’avoir publié les actes de ce colloque dans un délai raisonnable (ce qui est d’ailleurs le cas pour toutes les publications concernant l’Asie Mineure occidentale depuis un quart de siècle maintenant) et de mettre ainsi à la disposition des lecteurs des informations particulièrement intéressantes.

 

 

 

Table des matières

 

 

Introduction (L. Capdetrey), p. 9-14

 

Première partie : Héritages et mutation

 

1. « The Greek City in Asia Minor » (Chr. Marek), p. 15-21

 

2. « Where did all the Coinage go ? The Production and Circulation of Coinage in Asia Minor in the 3rd Century BC » (A. Meadows), p. 23-46

 

Deuxième partie : Souveraineté et pouvoirs

 

3. « Le culte des souverains dans l’Asie Mineure du IIIe siècle a.C. à la lumière des documents et de discussions récents » (A. S. Chankowski), p. 49-76

 

4. « Εὔνοια : buone pratiche nell’esercizio del potere in Asia Minore ellenistica » (A. Bencivenni), p. 77-101

 

5. « Les dédicaces de bâtiments au IIIe siècle et la propagande lagide » (L. Cavalier et J. des Courtils), p. 103-113

 

6. « Lykiens ‘ptolemaïsches Jahrundert’ : ein Segen für das Land ? » (M. Wörrle), p. 115-128

 

7. « Patara sous domination étrangère : un très long IIIe siècle » (Klaus Zimmerman), p. 129-140

 

8. « Décret des Mogôreis pour le stratège ptolémaïque Moschiôn de Théra » (A. Bresson, R. Descat, E. Varinlioǧlu), p. 141-171

 

Troisième partie : Cités en action

 

9. « Messageri e ambasciatori delle città greche in età ellenistica : terminologia e prerogative » (A. Magnetto), p. 175-187

 

10. « Iasian Networks from the late 4th to the mid 3rd Century BC » (R. Fabiani), p. 189-212

 

11. « A Pair of Brothers in the Court of Antiochos I : A New Honorific Decree from Halikarnassos » (J.-M. Carbon, S. Isager, P. Pedersen), p. 213-229

 

12. « Teos und die hellenistischen Könige von Alexander bis Antiochos III » (M. Adak), p. 231-257

 

13. « Aigai d’Éolide et Colophon d’Ionie : observations sur les relations extérieures de deux cités dans l’Asie Mineure du IIIe siècle » (P. Frölich), p. 259-282

 

Quatrième partie : Architecture et urbanisme

 

14. « Doric Architecture in Anatolia in the 3rd Century BCE : Influences, Interactions and Innovations » (Z. Gider-Büyüközer), p. 285-307

 

15. « La lente émergence de l’architecture théâtrale en Asie Mineure durant le long troisième siècle » (J. Capelle), p. 309-335

 

16. « Le paysage défensif de la Carie au IIIe siècle a.C. » (B. Vergnaud), p. 337-356

 

17. « Le sud de l’agora d’Iasos au IIIe siècle a.C. : un espace politique et religieux » (J. Bernini et J. Rivault), p. 357-380

 

18. « Herakleia am Latmos. Von einer lokalen ‘Dynastensiedlung’ zur frühhellenistischen Herrscherresidenz » (O. Hülden), p. 381-393

 

Conclusion (P. Hamon), p. 397-413

 

Index locorum, p. 415-419

 

Index des noms, p. 421-426

 

Index géographique, p. 425-429

 

Index thématique général, p. 431-434