Waksman, Sylvie Yona (ed.): Multidisciplinary approaches to food and foodways in the medieval Eastern Mediterranean (coll. Archéologie(s), 4). 508 p., ISBN: 978-2-35668-070-9, 65 €
(Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon 2020)
 
Reseña de Daniel Bonneterre
 
Número de palabras : 5079 palabras
Publicado en línea el 2024-02-19
Citación: Reseñas HISTARA. Enlace: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4115
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       Depuis longtemps Sylvie Yona Waksman, archéologue et céramologue, poursuit avec efficacité une enquête pluridisciplinaire sur la vie quotidienne, l’alimentation et les poteries à travers le monde méditerranéen médiéval oriental, entre les VIe et XVIIe siècles. De fait, la documentation de base, constituée par la céramique, se révèle fort utile pour l’archéologie et l’histoire de l’alimentation. La publication collective ici recensée est le résultat d’un congrès du CNRS tenu à Lyon en mai 2016, qu’elle a coordonné, congrès portant le nom de POMEDOR, acronyme pour : People, Pottery and Food in the Medieval Eastern Mediterranean. Le colloque, comme il se doit, avait réuni autour d’une table de nombreux spécialistes pour présenter leurs recherches (céramologues, archéozoologues, botanistes, anthropologues). Le domaine d’étude impliqué est particulièrement vaste, complexe et surtout innovateur car largement inexploré, si on veut bien le comparer avec les mondes romain ou médiéval occidental. En tout cas, ce gros ouvrage, surabondant de données, se veut être une tentative expérimentale destinée à élaborer une base solide pour des synthèses ultérieures.

 

       À tout seigneur tout honneur, l’initiative de l’éditrice met l’accent sur l’univers des poteries, soit une bonne quinzaine d’articles sur les trente-quatre articles qui constituent le volume. Trois articles de fond sont en français, la trentaine restante, en anglais. Depuis les Balkans, la Grèce, la Turquie, Chypre et la côte levantine, un très large répertoire de formes se trouve impliqué dans la production, le transport, la conservation, les cuissons et la consommation. Et ce répertoire a beaucoup évolué au fil du temps pour répondre à des traditions culturelles, à des usages identitaires et alimentaires différents. D’emblée, on comprend que le sujet est non seulement audacieux, mais captivant pour quiconque s’intéresse à l’histoire de l’alimentation.

 

       Longtemps considérée sous l’angle de l’histoire de l’art, ou de la typologie, les céramiques apparaissent peu à peu dans un cadre plus large des échanges, des évolutions culturelles, des innovations techniques, des modifications de goût ou d’usages culinaires. Aujourd’hui, les moyens techniques d’investigation permettent d’analyser beaucoup plus finement les compositions argileuses, les vestiges alimentaires restés incrustés aux parois des contenants, ainsi que les traces identifiables sur les ossements et les dents des antiques consommateurs. En regroupant les études autour de la thématique centrale, celles des vestiges les plus abondants que sont les céramiques, il est apparu possible de dégager des lectures originales, tantôt des points concordants tantôt des ruptures, des discordances, reflétant des faits sociaux significatifs.

 

       L’évolution des céramiques suit en effet le chemin des royaumes francs lors des Croisades, celui des Byzantins, des Seldjoukides, des Ottomans, des Vénitiens. Bref, vases, bols, amphores, vaisselle de table, pots à cuisson, moules à sucre, se déclinent en fonction des usages et des traditions. L’arrivée d’Occidentaux venant des territoires francs et au cours des Croisades va modifier sensiblement les habitudes de table comme en attestent les terres cuites. Au Levant, les poêles à frire des XIIe et XIIIe siècles se singularisent par les modes de cuisson qu’elles pratiquent associant curieusement gras végétal et gras animal. Les règles monastiques, quant à elles, instituent dans les rites, dans les symboles, des conduites qui se traduisent dans les formes et la décoration du matériel céramique. On peut regretter néanmoins que ce travail ne mentionne pas l’œuvre magistrale de Jean Soustiel, sur la céramique islamique[1].

 

       L’ouvrage ainsi introduit par l’éditrice, Andrew Dalby, grand spécialiste britannique de la cuisine romaine[2], se fait le témoin des préparatifs d’un souper byzantin typique, « à la mode de Constantinople ». Un chef cuisinier de l’école Paul Bocuse à Lyon a été sollicité pour reproduire des mets de l’époque, servis dans une vaisselle de table, réplique des assiettes et bols traditionnels de l’Anatolie ancienne. On a tenté, grâce à de rares recettes, de retrouver les saveurs d’autrefois : tourte de caille farcie en croute, épicée de clou de girofle, de feuilles de cannelle, de valériane, repas accompagné d’un dessert fait de grain de blé torréfié qui ne semble pas avoir été tout à fait plébiscité par les convives congressistes, et A. Dalby d’en conclure que le monde savant n’apprécie pas nécessairement les saveurs exotiques et/ou antiques.

 

       Qu’à cela ne tienne, Sally Grainger, complice d’Andrew Dalby, s’est mise aux fourneaux pour donner deux recettes byzantines, dont celle d’un bouillon léger de poissons et de fruits de mer (sans doute un peu loin de la bouillabaisse). Plus loin, pages 208-209, elle proposera une recette de tourte à la caille.

 

       Pierre Trélat se penche sur le dossier de la pêche dans le royaume de Chypre sous domination franque, puis sous le régime de Venise. La demande en poisson est alors intense. Malgré une rude concurrence avec les grands ports de Valence, Marseille et les établissements de la mer Noire, l’importance des pêcheries dans l’île est telle que les surplus sont exportés dans toute l’Europe. La dorade, qui figure en première place, est destinée aux élites, d’autres espèces moins prisées sont laissées au reste de la population, souvent sous forme de salaisons. L’organisation des pêcheries n’est aucunement abandonnée aux mains de pêcheurs privés, elle est contrôlée, et constitue même un monopole des établissements ecclésiastiques cisterciens. Situation qui n’est pas sans rappeler celle des corporations de pêcheurs babyloniens fournissant régulièrement les sanctuaires en bon poisson[3].

 

       Gilles Grivaud s’intéresse aux tavernes comme instruments de contrôle économique et social dans le royaume de Chypre entre les XIIIe et XVIe siècles. Seuls lieux habilités à vendre du vin, les tavernes, comme c’est déjà le cas à Babylone voici quatre mille ans, sont localisées à l’extérieur des murs de la ville. Elles font, elles aussi, l’objet de surveillance des autorités qui redoutent les dérèglements publics. Ces commerces, tenus par des étrangers, Italiens ou autres, assurent un enrichissement rapide aux propriétaires. L’affaire est si sérieuse que le roi lui-même s’assure de la bonne tenue, économique et morale, de ces établissements. Nombreuses à l’approche des agglomérations urbaines, les tavernes se font rares en campagne, au grand regret des voyageurs. Leur rôle n’est pas tant d’assurer le gîte et le couvert de l’hôte de passage que de vendre de l’alcool (et des plaisirs ?).

 

       Nicholas Coureas étudie, à partir de la correspondance papale, de récits de voyageurs et de testaments, le rôle de l’église latine à Chypre (1191-1473) comme producteur et consommateur de vin et de quelques denrées alimentaires. Loin d’être autosuffisant (car on importe le grain d’Italie), le domaine tire de maigres revenus de leur espace agricole : petit bétail, animaux de basse-cour, miel et surtout un vin local qui s’exporte jusqu’au port d’Aigues-mortes, pour fournir rien de moins que la maison papale d’Avignon. Dans ce monde clérical, il est question de l’aumône faite aux déshérités, chevaliers appauvris, veuves, orphelins. Sur les parchemins, il est beaucoup question de vin, et grandes sont les tentations, comme le mentionnent les récriminations épistolaires.

 

       Un article à quatre auteurs, R. Smadar Gabrieli, S. Waksman, A. Shapiro et A. Pecci, fait l’analyse de la vaisselle de cuisine entre le XIIe et le XVIe siècle sur l’île de Chypre en cherchant à déterminer ce qui relève d’une production locale et ce qui a été importé. Plus largement, il s’agit de comprendre à quelle tendance, politique et culturelle, répondaient les transactions, l’acheminement des contenants et des vases à cuisson. En observant le développement d’une industrie céramique vernissée dans la tradition levantine et byzantine, les auteurs tentent d’identifier continuité et rupture à travers les modes culinaires. Seuls des changements mineurs affectent les décors plutôt que les formes, à l’exception de l’introduction d’assiettes originales (rebords peu élevés) signalant une consommation de mets secs. Avec l’arrivée des Croisés, les schémas traditionnels du commerce changent. La vaisselle produite sur les côtes levantines entre graduellement à Chypre, concurrençant les modèles locaux. Devons-nous pour autant considérer qu’il existe un changement dans les menus à partir de l’évolution de formes des poteries ?

 

       Edna J. Stern, S. Y. Waksman et A. Shapiro poursuivent l’enquête sur le sud Levant. À partir de huit sites israéliens, les auteurs proposent un tableau nuancé. L’impact des croisades a-t-il modifié les usages culinaires ? L’époque connaît un essor économique. De nouvelles voies commerciales relient l’Europe au Levant. Une large variété de produits circule dorénavant en Méditerranée. Les fouilles conduites à Saint-Jean d’Acre attestent de l’importation de céramiques venant du monde byzantin, ce qui semble correspondre à un marché nouveau de type européen. Pour autant, les réalités et les pratiques demeurent : prenant leur repas assis sur le sol dans des plats collectifs, les musulmans se singularisent des chrétiens qui mangent à table dans des bols individuels.

 

       Elisabeth Yehuda ouvre un dossier sur le four traditionnel au Proche-Orient et Moyen-Orient, le tannur. La fonction et le mot sont si utilement traditionnels qu’ils n’ont guère changé au cours des millénaires. Déjà présent voici cinq ou six millénaires, le tannur joue un rôle essentiel : celui de cuire le pain quotidien, et d’économiser les précieux combustibles. Avec l’arrivée des Francs, on assiste à une évolution radicale dans l’habitat en rapport avec la culture et le milieu religieux. Apparaissent alors de vastes salles de réception, de grandes cheminées et des fours sophistiqués permettant de cuire une variété de denrées. Ces installations répondent à des besoins pratiques différents. Alors que l’habitat musulman est prévu pour des unités familiales étendues, la cuisine des Francs n’est que rarement au centre de la vie familiale.

 

       Anastasia Shapiro, E. Stern, N. Getzov et S. Y. Waksman apportent une contribution originale sur la production sucrière dans la plaine de Saint-Jean d’Acre entre les XIe et XVIIe siècles. La canne à sucre y occupe une place d’exception -on doit cependant ajouter qu’elle est complémentaire à celle de la vallée du Nil[4]-. Elle apparaît même, selon les hypothèses des auteurs, comme un pilier du système économique de la région, d’ailleurs très favorable à l’agriculture. Ce n’est guère surprenant, la qualité du sol et le climat permettent de nos jours des cultures aussi délicates que celle de l’avocatier. Les sources textuelles, tels les fameux documents de la Genizah du Caire, confirment l’intérêt pour ces terres, on lit par exemple qu’un marchand juif du Caire a fait l’acquisition d’un domaine à proximité du petit port d’Achziv. L’archéologie de son côté met en évidence les lieux de production, de raffinage notamment par l’usage de moules. Depuis quelques décennies, la compréhension de l’industrie sucrière en Palestine-Jordanie bénéficie de ces récentes études. Production, transport et commerce des jarres et des pots à sucre documentent une activité dynamique au cours des périodes fatimides, des croisades et au début de l’ère ottomane. Rappelons que si la production de sirop à partir de la canne est attestée au Proche-Orient depuis l’époque abbaside, elle avait débuté beaucoup plus tôt. Les archives babyloniennes, notamment celles de Mari, vers 1750 av. J.-C., font état d’une exploitation de la « canne douce ». L’article comprend quantités de tableaux et de photos documentant les analyses pétrochimiques sur le matériel en terre cuite témoignant qu’il s’agit bien de poteries locales. Ici, plus de chiffres que d’informations. Le sucre est bien produit, raffiné et stocké localement, dans les magasins du palais du gouverneur, sous l’œil des autorités qui en contrôlent la production et la distribution. Indiscutablement, le sucre apparaît comme un luxe et un marqueur culturel et social qui participent aux grands échanges méditerranéens[5].

 

       R. Jones et A. Grey, deux archéologues britanniques traitent du même sujet, mais au sud de la mer Morte, en terre jordanienne. Naturellement, le sucre ne laisse que très peu de traces archéologiques, en dehors des moules céramiques servant à lui donner forme d’où l’importance accordée à ces matrices. La découverte de moules à sucre sur plusieurs sites atteste d’une production étalée dans le temps du XIe au XVe siècle et d’une distribution sur un espace longeant la fameuse Route des Rois.

 

       Ilias Anagnostakis, grand spécialiste de l’alimentation, donne ici une précieuse contribution pour qui s’intéresse aux traditions culinaires et à leur transmission dans la longue durée. Le cuisinier officiant à la table des grands est capable de véritables prodiges ; ainsi il peut sans difficulté transformer la chair de poisson en volaille et inversement. Vaisselle et moules en céramique invitent à cette reconstitution. L’auteur, pour appuyer ses dires, fait état de deux lettres écrites par un ecclésiastique byzantin du nom de Eustathe de Thessalonique. Celui-ci explique comment préparer « rituellement » le gibier à plumes, sans doute une perdrix, pour faire « une belle tourte aux oiseaux ». Le gibier est d’abord mis à macérer dans du vin, farci soigneusement, bardé, enveloppé dans une abaisse, puis il termine dans une pâte croustillante. Bref, une recette exceptionnelle, mais qui n’est pas sans précédent. En effet, cette technique culinaire très estimée, mise à disposition des élites monacales, connaît des parallèles remarquables, et ce n’est certainement pas un hasard, on la trouve religieusement consignée en Babylonie ancienne. Cette transmission n’est par conséquent pas une simple survivance du monde gréco-romain, mais un élément rituel au même titre que le chant et le costume monacal. C’est véritablement l’héritage d’une cuisine sacrée dans les mains de membres d’un clergé qui s’est fait un devoir d’en conserver la mémoire culinaire [6].

 

       Béatrice Caseau, professeur en histoire byzantine à l’université de la Sorbonne, spécialiste des interdits alimentaires, passe au crible les représentations du « Barbare », consommateur réel ou présumé de nourritures condamnées. Dans l’esprit des Byzantins, ce que mange l’autre, le nomade turc, coumans, Petchenègue, et bientôt les Huns, est équivoque ; les coutumes monstrueuses qui leur sont attribuées sont fortement réprouvées : viandes non cuites, hippophagie, et surtout les produits faits de sang. Ces derniers sont la marque d’une violence, en somme l’antithèse du Grec civilisé. Il en va de même de ceux qui relèvent de l’empire latin, gens de l’Europe du Nord, qui se régalent de saucisses, de boudins (du sang coagulé) et de bœuf, viande dépréciée dans les Balkans. De plus, les recommandations du Lévitique rejoignent au fil du temps les controverses théologiques pour mieux consolider une identité byzantine.

 

       Nikos D. Kontogiannis et Stefania S. Skartsis, assistés de G. Vaxevanis et de S. Y. Waksman, présentent la production céramique de la cité de Chalcis, en Eubée. La ville connaît à partir du Xe siècle une réelle prospérité grâce à sa situation stratégique, comme en attestent les fouilles archéologiques de son centre historique. Son dynamisme économique est remarquable. À l’instar de la Corinthe antique qui s’est distinguée par ses productions céramiques qu’elle a expédiées dans toute la Méditerranée, Chalcis produit au XIIe et XIIIe siècle un large spectre de contenants, vases, amphores, dolia de toute taille, vases en terre cuite et surtout de riches poteries vernissées.

 

       Elli Tzavella poursuit l’enquête avec les productions de Corinthe à l’époque médiévale. Des fouilles de sauvetage ont permis la mise au jour de nombreux fragments de céramique vernissée de haute qualité, de type islamique ou ottomane, produite tant en Égypte, qu’en Syrie, en Israël et au Liban. Ces trouvailles accompagnant le matériel d’origine typiquement byzantin attestent de contacts commerciaux durables et sans doute de sociétés cosmopolites.

 

       Manger en terre égéenne entre le VIIe et le XVe siècle, une perspective large à partir du matériel céramique, voilà le défi que lance Joanita Vroom. Les fouilles menées à Athènes ont fourni un abondant mobilier permettant de dresser un vaste tableau des habitudes culinaires des sociétés byzantines. L’étude est divisée en deux parties : a) une approche méthodologique, b) une enquête sur le fait alimentaire en sollicitant les données de quatre grands sites : Butrint (Albanie), Athènes, Éphèse et Tarse. L’étude, étendue à douze autres lieux, met aussi en évidence de surprenantes similitudes avec les observations faites en Grèce et en Crimée. Autant l’Antiquité romaine tardive se poursuit sans rupture majeure avec la société Omeyyades (661-750), autant la période des Abbassides (750-1258) montre des fractures profondes dans les habitudes alimentaires. Avec l’arrivée de cette dynastie, les manières de tables changent radicalement, les usages se font plus simples : désormais les plats sont communs, les coupes dans lesquelles on sert le vin n’ont plus d’utilité ; peu d’ustensiles, les doigts servent à tout ; les tables à présent sont pliantes, la vaisselle est faite de terre cuite, de bois, rarement de métal.  Celui-ci est réservé au grill, au poêle, au brasero. Le luxe de la table est mis de côté.

 

       Une petite église de campagne datant de l’époque médiévale (IXe-Xe siècle), située dans un village de Crimée, colline de Tuzluk. Des fouilles menées en 2007 par les autorités ukrainiennes. Des céramiques à foison, des résidus de repas, des ossements d’animaux, chèvres, moutons, des os d’oiseaux, des arêtes de poissons, des coquilles de moules, d’huîtres, des carapaces de crabes, des coquilles d’escargots, voilà les restes de quelques festins rituels (?) organisés par des ecclésiastiques ruraux. L’ensemble est présenté par Iryna Teslenko.

 

       Pour qui et dans quel but produit-on de la poterie ? Telle est l’interrogation liminaire de Zeynep Mercangöz. La forteresse byzantine de Kadıkalesi (Kuşadası, en Turquie) a livré, lors de fouilles (2001-2009) une belle palette d’échantillons de céramiques, émaillées ou non, signalant par là-même la présence d’un atelier de production local dont les exportations atteignaient les îles de la mer Égée.

 

       Historien de renom, le professeur Michel Balard expose dans un article de fond le dossier du grand commerce des denrées alimentaires entre les XIIIe et XVe siècles. Trop souvent négligé par les historiens, le domaine alimentaire, singulièrement celui vital des céréales, de l’huile, du sel, restitue un tableau renouvelé du commerce en Méditerranée. Après les invasions seldjoukides, puis ottomanes, les approvisionnements de Constantinople, mégapole entre l’Europe et l’Asie, deviennent pour le moins difficiles. On vend le grain à prix d’or. De nouvelles routes sont ouvertes par les marchands italiens. Génois, Pisans et Vénitiens se font alors une concurrence féroce. Les premiers deviennent les maîtres du ravitaillement de la Grande Ville. Ils livrent aussi du grain à de nombreuses cités de la côte septentrionale de l’Anatolie. Le poisson fait aussi partie des bonnes affaires que font les Génois. Attirés par les profits substantiels générés par le secteur des salaisons, du caviar, de l’esturgeon, et du sel indispensable, les Génois comme les Vénitiens, installés à Chypre, fournissent aux principaux émirats anatoliens du vin, du sucre et de l’huile d’olive.

 

       Le docteur en sciences vétérinaires Vedat Onar interroge les données archéozoologiques recueillies à l’occasion de la mise au jour du gigantesque port de Théodose, dans un quartier d’Istanbul, plus de 58000m2.  Que consommait-on alors ? Quels types de viande ? Le mouton et la chèvre constituent bien sûr l’essentiel des animaux de boucherie, suivis d’équidés, cheval, âne, mulet, peut-être de l’onagre, mais également du porc, certes modérément (6,75% du matériel osseux), -du porcelet grillé ou rôti-, du dromadaire, un peu de gibier, cerf, gazelle, et même autruche. Des tortues de mer, des mammifères marins, des dauphins de différentes espèces, des animaux de basse-cour : oies, canards, poulets ainsi que du gibier à plume, pélicans, cormorans et même des vautours[7]. Dans ce grand port, le poisson est à l’honneur : bar, thon, poisson-sabre, associé aux petites espèces, sardines, anchois.

 

       Anna Elena Reuter, archéobotaniste de l’université de Kiel, livre un aperçu des végétaux comestibles à partir d’une cinquantaine de sites dits « byzantins » (395-1455). Elle inventorie ainsi une bonne douzaine d’espèces de céréales, incluant le riz, le seigle. Elle note ainsi une palette de fruits (dont plusieurs sont importés), olives, raisins, figues, dattes, pommes, poires, prunes, pêches, abricots, cerises, accompagnés de fruits secs, amandes et pignons.

 

       La contribution de Chryssa Bourbou apporte par sa méthodologie des données inédites et invite à reconsidérer les régimes alimentaires byzantins (7VIIe au XVe siècles) à partir d’une approche globale, et disons « médicale », non pas seulement textuelle. On sait en effet que le squelette est porteur d’une impressionnante quantité d’informations utiles à l’historien de l’alimentation. Les dents comme les ossements conservent les traces microscopiques de ce qui a été ingéré, et partant, ce que le scientifique peut de nos jours évaluer en termes de maladies, de manques ou de protéines, de calcium etc. Sans grande surprise, toutefois, on lit que les céréales, le blé et l’orge, mais aussi le millet, figurent quotidiennement au menu. Le poisson, largement consommé, ne vient pas seulement de la mer, mais des lacs et des fleuves. Quant à l’allaitement des bambins, il se prolonge jusqu’à l’âge de trois ou quatre ans. La mortalité infantile suit de près, imputable au sevrage subséquent.

 

       L'article suivant est collectif : Jacques Burlot, Sylvie Yona Waksman, Beate Böhlendorf‑Arslan et Joanita Vroom. Quatre chercheurs interrogent la production de vaisselle de table en Anatolie occidentale, à la veille de l’ère ottomane. L’arrivée de populations nouvelles dans la région entraîne des bouleversements culturels, des changements dans les habitudes culinaires qui se reflètent dans la production d’une vaisselle originale, constituée de céramiques moulées et de poteries émaillées à glaçures turquoises. L’examen précis du matériel permet d’identifier ateliers, techniques et recettes originales.

 

       Un bel article qui tient sa promesse, celui de Filiz Yenişehirlioğlu. L’A. répond à une interrogation centrale. Existe-t-il un lien entre les poteries, l’iconographie et les aliments consommés (du XVe au XVIIIe siècle) ? Images et trouvailles archéologiques ne fonctionnent pas de concert. Non seulement chaque région dispose de ses propres traditions culinaires, mais la société ottomane a profondément évolué au fil du temps. Ainsi le monde romano-byzantin reposant sur la triade pain-vin-huile d’olive, bascule vers de nouveaux repères : riz, sucre et laitages. Rien d’étonnant par conséquent à ce que les formes de céramiques aient suivies cette évolution. Les pratiques alimentaires sont bouleversées tout comme les styles décoratifs. À partir du XVe siècle, on retrouve dans les intérieurs prospères toute une production d’articles luxueux importés des meilleurs ateliers d’Iznik, de fines porcelaines de Chine, des épices (poivre, cannelle, clous de girofle, noix de muscade, sucre de canne), des étoffes, de la soie, et d’admirables miniatures.

 

       Evelina Todorova propose, dans un dossier étoffé, un sujet stimulant : « Une amphore et des contenus différents ». Initialement prévu pour faciliter le transport du vin, de l’huile, ce récipient permettait la mise en place d’un système standardisé de gestion répondant au contrôle des autorités qui pouvaient du coup effectuer des enregistrements simplifiés. Mais le contenant, par nature adaptable, un peu comme nos bouteilles en verre, a connu des usages, des réemplois divers et variés tant pour le commerce à longue distance que pour le stockage. Les analyses des résidus organiques prélevés à l’intérieur de l’amphore montrent que le vin était systématiquement aromatisé avec des herbes, des fruits, des baies et d’autres ingrédients (?)- des noyaux d’olive, peut-être même de la sauce de poisson, reliquat d’un transvasement ou volontairement ajouté-, à l’instar des vins romains, mais surtout en suivant une longue tradition œnologique que l’on peut faire remonter à l’époque babylonienne[8].

 

       Alessandra Pecci, Nicolas Garnier et Sylvie Yona Waksman analysent brièvement les résidus trouvés dans des amphores médiévales de la Méditerranée orientale. La réutilisation des contenants pose des questions de méthodes, évoquées par ailleurs.

 

       Les épaves de navires de la période byzantines identifiées dans la baie de Sudak en Crimée, lors de fouilles sous-marines, ont livré une belle moisson d’amphores des Xe-XIIIe siècles, tel est le sujet abordé par Yana Morozova, Sylvie Yona Waksman et Sergey Zelenko. Ces épaves très nombreuses, dont seul un petit nombre a été fouillé (la guerre malheureusement ne laisse guère présager de découvertes prochaines), apportent un éclairage nouveau sur le transport de vaisselle et surtout d’amphores à vin sur de petites embarcations en mer Noire, mais aussi de gros bateaux, venant parfois d’Italie, tel ce galion qui aurait sombré en 1277 lors d’une bataille navale.

 

       George Koutsouflakis poursuit l’enquête, cette fois, sur les épaves en mer Égée. Du Ve au VIIe siècle, avec le déplacement du centre de gravité vers l’orient, le commerce s’intensifie considérablement dans cette partie du monde. Les embarcations échouées sont révélatrices de l’intensification du trafic : de très gros navires transportent des cargaisons de plus de 3000 amphores, d’autres importent de la vaisselle de table de haute qualité, comme ces assiettes dotées d’un marli élevé ou ces plats délicatement émaillés.  L’auteur, avec une prudence d’appréciation, tente d’identifier les possibles contenus : solides, liquides en fonction des dépôts laissés sur la céramique. La chose n’est pas aisée, comme le constate l’A., car si les récipients recèlent des restes de denrées, végétaux, ossements de poissons, d’animaux, des coquilles, des dépôts calcaires, d’autres, qui n’appartenaient pas initialement au contenu original, ont pu s’incorporer et corrompre la trouvaille. À cet égard, la présence de phtalates issues de matières plastiques dégradées est éloquente. L’incertitude est encore augmentée avec les probables réemplois lors des transports. Ainsi les vins de Crimée de piètre qualité étaient-ils ou non aromatisés d’épices, assaisonnés de sauce de poisson ?

 

       Valentina Vezzoli offre un aperçu des rapports commerciaux entre la cité de Venise et le Sultanat mamelouk, à la fin du Moyen Âge, à travers les magnifiques céramiques, imitant parfois les productions chinoises, importées d’Égypte et de Syrie.

 

       Le dernier article de Johannes Koder vient clore ce gros volume de plus de 500 pages, en résumant les apports essentiels du congrès POMEDOR, à savoir l’interdisciplinarité appliquée à un domaine pointu comme celui de la céramologie. Sont résumées les principales contributions, notamment en ce qui a trait au fameux banquet dans les monastères.

 

       L’ouvrage contient de longues considérations de méthodes, souvent très utiles, parfois répétitives. Richement illustré, abondamment documenté, ce volume est assurément le bienvenu pour les passionnés d’archéologie alimentaire.

 


[1] Soustiel, Kiefer, Fourest 1985

[2] Dalby 1996

[3] Bonneterre 2021 ; Kleber 2004

[4] Ouerfelli 2013

[5] Mintz 1985

[6] Bottéro 1995 ;Bonneterre 2021 p. 342-3.

[7] Sur ces consommations, non pas exotiques mais résolument singulières, voir Bonneterre 2021.

[8] Bonneterre 2021 ; Chambon 2009 Brun, Poux, Tchernia 2004


 

 

Références

 

Bonneterre 2021 : D. Bonneterre, Banquets, rations, et offrandes alimentaire au Proche-Orient ancien: 10,000 ans d’histoire alimentaire revelée., Oxford, Archaeopress, 2021.

Bottéro 1995 : J. Bottéro, Textes culinaires mésopotamiens, Winona Lake, Eisenbrauns, 1995.

Brun, Poux, Tchernia 2004 : J. P. Brun, M. Poux, A. Tchernia, Le vin: nectar des dieux, génie des hommes, Gollion, Suisse, Infolio, 2004.

Chambon 2009 : G. Chambon, Les archives du vin à Mari, Paris, SEPOA, 2009.

Dalby 1996 : A. Dalby, Siren feasts: a history of food and gastronomy in Greece, Londres, Routledge, 1996.

Kleber 2004 : K. Kleber, « Die Fischerei in der spatbabylonischen Zeit », Wiener Zeitschrift fur die Kunde des Morgenlandes 94, 2004, p. 133‑165.

Mintz 1985 : S. W. Mintz, Sweetness and power: the place of sugar in modern history, New York, N.Y, Viking, 1985.

Ouerfelli 2013 : M. Ouerfelli, « Les usages du sucre dans le manuel de pharmacie de Cohen al-‘Aṭṭār médecin juif du Caire au XIIIe siècle », Anuario de Estudios Medievales 43/1, 2013, p. 243‑258.

Soustiel, Kiefer, Fourest 1985 : J. Soustiel, C. Kiefer, H.-P. Fourest, La Céramique islamique: le guide du connaisseur, Fribourg (Suisse), Office du Livre, 1985.

 

 

Sommaire

 

Sylvie Yona Waksman
Foreword, 11

 

Introduction

Sally Grainger
Recipe: Pickle de légumes with oinogaron, 14

Sylvie Yona Waksman
Introduction. The POMEDOR project “People, pottery and food in the medieval Eastern Mediterranean”, 17

Andrew Dalby
The making of the Byzantine dinner, by a participant observer, 53 

 

Cyprus and the Levant

Sally Grainger
Recipe: Bouillon léger de poissons et fruits de mer (monokythron), 58

Philippe Trélat
Du lac de Limassol aux tables de Nicosie : pêcheries et consommation de poisson à Chypre sous la domination latine (1191‑1570), 61

Gilles Grivaud
Les tavernes (canutes) comme instruments de contrôle économique et social dans le royaume de Chypre aux XIIIe‑XVIe siècles, 75 

Nicholas Coureas
Food, wine and the Latin clergy of Lusignan Cyprus (1191‑1473), 87 

Ruth Smadar Gabrieli, Sylvie Yona Waksman, Anastasia Shapiro, Alessandra Pecci
Archaeological and archaeometric investigations of cooking wares in Frankish and Venetian Cyprus, 97

Edna J. Stern, Sylvie Yona Waksman, Anastasia Shapiro
The impact of the Crusades on ceramic production and use in the southern Levant: Continuity or change ?, 113

Elisabeth Yehuda
Between oven and Tannur: “Frankish” and “indigenous” kitchens in the Holy Land in the Crusader period, 147

Anastasia Shapiro, Edna J. Stern, Nimrod Getzov, Sylvie Yona Waksman
Ceramic evidence for sugar production in the ‘Akko plain: Typology and provenance studies, 163 

Richard Jones, Anthony Grey
Some thoughts on sugar production and sugar pots in the Fatimid, Crusader/Ayyubid and Early Mamluk periods in Jordan, 191 

 

Byzantium and beyond

Sally Grainger
Recipe: Quail pie & Mixed pulses, 208 

Ilias Anagnostakis
“What is plate and cooking pot and food and bread and table all at the same time?”, 211 

Béatrice Caseau
Dogs, vultures, horses and black pudding: Unclean meats in the eyes of the Byzantines, 229 

Nikos D. Kontogiannis, Stefania S. Skartsis, with contributions by Giannis Vaxevanis, Sylvie Yona Waksman, 239
Ceramic vessels and food consumption: Chalcis as a major production and distribution center in the Byzantine and Frankish periods 

Elli Tzavella
Corinth: beyond the forum. Use of ceramics, social implications and settlement pattern (12th‑13th centuries), 255

Joanita Vroom
Eating in Aegean lands (ca 700-1500): Perspectives on pottery, 275 

Iryna Teslenko
The composition of church festive meals in a medieval Christian community in the southern Crimea, based on ceramics and faunal materials, 295

Zeynep Mercangöz
A pottery production for whom and for what target? Thoughts on pottery finds from Kadıkalesi (Kuşadası) excavation, 302

Michel Balard
L’approvisionnement des villes d’Orient par les marchands italiens (XIIIe‑XVe siècle), 323

Vedat Onar
Animals in food consumption during the Byzantine period in light of the Yenikapı metro and Marmaray excavations, Istanbul, 331 

Anna Elena Reuter
Food production and consumption in the Byzantine Empire in light of the archaeobotanical finds, 343 

Chryssa Bourbou
The biocultural model applied: Synthesizing research on Greek Byzantine diet (7th‑15th century AD), 355

Jacques Burlot, Sylvie Yona Waksman, Beate Böhlendorf‑Arslan, Joanita Vroom
Changing people, dining habits and pottery technologies: Tableware productions on the eve of the Ottoman Empire in western Anatolia, 363

Filiz Yenişehirlioğlu
Ottoman period sources for the study of food and pottery (15th‑18th centuries), 385 

 

Trading goods, trading tastes

Sally Grainger
Recipe: Omelette soufflée & Sweet salad, 400

Evelina Todorova
One amphora, different contents: The multiple purposes of Byzantine amphorae according to written and archaeological data, 403

Alessandra Pecci, Nicolas Garnier, Sylvie Yona Waksman
Residue analysis of medieval amphorae from the Eastern Mediterranean, 417

Yana Morozova, Sylvie Yona Waksman, Sergey Zelenko
Byzantine amphorae of the 10th-13th centuries from the Novy Svet shipwrecks, Crimea, the Black Sea: Preliminary typology and archaeometric studies, 429

George Koutsouflakis
The transportation of amphorae, tableware and foodstuffs in the Middle and Late Byzantine period: The evidence from Aegean shipwrecks, 447 

Valentina Vezzoli
Food habits and tableware in Venice: The connection with the Mamluk Sultanate, 483 

 

Concluding remarks

Johannes Koder
Multidisciplinary approaches to food and foodways in the medieval Eastern Mediterranean: Concluding remarks to the POMEDOR symposium, 495

Appendix: selected medieval Greek terms for implements, 501