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Reviewed by Hélène Labit-Tlili, Sorbonne Université Number of words : 2198 words Published online 2024-11-26 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4112 Link to order this book De nombreux articles, ouvrages et événements scientifiques témoignent aujourd’hui des questionnements autour de la définition et de la place de l’archéologie du bâti en Europe, notamment en France, Suisse, Italie, Angleterre, Belgique, Allemagne et Espagne. Parmi les premières contributions significatives, citons l’article « L’archéologie du bâti médiéval urbain » de C. Arlaud et J. Burnouf, publié en 1993 dans Les Nouvelles de l’archéologie, ainsi que l’ouvrage Building Archaeology, Applications in Practice de J. Wood, paru en 1994. Ces travaux pionniers ont jeté les bases de la recherche dans ce domaine. Des revues internationales spécialisées, comme Archeologia dell’architettura en Italie et Arqueología de la Arquitectura en Espagne, lancées respectivement entre 1996 et 2002, ont également joué un rôle essentiel dans la diffusion de cette discipline. Plus récemment, le colloque « Archéologie du bâti, aujourd’hui et demain », organisé à Auxerre en octobre 2019, a cherché à déconstruire les concepts établis depuis les années 1990, tout en offrant de nouvelles perspectives grâce aux contributions d’archéologues, historiens de l’art, architectes et universitaires (Sapin, Bully, Bizri et Henrion, 2022). Ces initiatives soulignent que, malgré trois décennies de discussions, le statut de l’archéologie du bâti reste un sujet de débat.
Ces réflexions sont au cœur des travaux d’Alice Vanetti, qui apporte une profondeur historique et épistémologique à la discipline. Son ouvrage, issu d’une thèse soutenue en 2017, a été préparé conjointement à l’université de Bourgogne Franche-Comté (France) et à l’université de Neuchâtel (Suisse), sous la co-direction de C. Sapin et M. Honegger. Publié en 2021 dans le 51e supplément de la Revue archéologique de l’Est, l’ouvrage répond à une demande des spécialistes « de clarifier son histoire, ses méthodes et ses contenus théoriques » (p. 268). Il offre une synthèse approfondie et une mise en perspectives des contextes français, italien et suisse, trois pays choisis pour leur contribution « pionnière » (p. 15) et leurs liens étroits dans ce champ de recherches.
A. Vanetti a structuré son volume de 293 pages selon un plan détaillé qui permet de rendre compte de l’historiographie de l’archéologie médiévale et de l’épistémologie de l’archéologie du bâti : une introduction (p. 6-16), deux parties divisées en cinq chapitres de longueur variable (p. 19-255), une conclusion (p. 257-268), des références bibliographiques (p. 269-289) et un résumé (p. 290). Les 123 illustrations, riches et variées, ajoutent une dimension visuelle précieuse (plans, propositions de restitution et analyses de phasage de grande qualité), même si certaines photographies et plans pourraient gagner à être plus grandes afin de mieux apprécier les détails (fig. 18-19 et 24-25).
Le chapitre introductif offre une mise en perspective générale, en rappelant la définition et le rôle de l’archéologie du bâti dans les institutions universitaires et patrimoniales d’Angleterre, de Belgique, d’Allemagne et des trois zones géographiques privilégiées. L’autrice y souligne la présence indéniable de cette discipline, bien qu’elle demeure paradoxalement sous-représentée dans ces contextes.
L’ouvrage se divise ensuite en deux grandes parties : l'historiographie de l'archéologie médiévale et l'épistémologie de l'archéologie du bâti. La première partie – en trois chapitres chronologiques – propose une exploration inédite des origines de l'archéologie médiévale en Europe, marquée par des enjeux de conservation patrimoniale. L’autrice vise ensuite à reconstituer le « contexte historique, social, culturel et institutionnel ayant conduit à la formulation de l’archéologie du bâti » (p. 13), tout en explorant le contraste entre la forte attention portée aux vestiges antiques et l’intérêt plus récent pour le Moyen Âge, perçu comme un « terrain vierge pour la formulation de multiples interprétations » (p. 20). Ce sera l’une des rares références à l’Antiquité.
Le premier chapitre revient sur les évolutions méthodologiques du patrimoine bâti au XIXe siècle, avec un focus sur la France, l’Angleterre et l’Allemagne. L’autrice retrace un contexte historique détaillé qui aide à comprendre comment les perceptions du patrimoine ont évolué. La préservation des monuments n’est plus seulement une question esthétique ou nationaliste, mais un acte de sauvegarde culturelle qui se fonde sur une analyse exhaustive des structures et une réflexion sur leur contexte historique. A. Vanetti revient sur l’intégration des méthodes scientifiques issues des sciences naturelles, comme la biologie et la géologie, dans les disciplines de l’histoire et de l’architecture. Les deux figures centrales de cette transition sont William Whewell en Angleterre et Arcisse de Caumont en France. Ils appliquent notamment une méthode de classification des monuments fondée sur l’observation minutieuse des caractéristiques architecturales ; le premier insiste sur le fait de ne pas dépendre exclusivement des sources historiques écrites, alors que le second développe une classification typologique de l’architecture médiévale française, qu’il voit comme un moyen de sauvegarder l’identité culturelle nationale. En parallèle, la Révolution française et la montée du nationalisme renforcent l’importance de préserver le patrimoine pour affirmer une identité culturelle. Ces idées trouvent notamment écho dans l’œuvre de Viollet-le-Duc en France, qui établit des principes de restauration basés sur la compréhension de la structure historique d’un bâtiment, alors qu’en Allemagne, Heinrich Hübsch propose une vision plus pragmatique et contextualisée de l’architecture en refusant notamment les modèles classiques gréco-romains, prônés par les académies, et ouvre la voie à une vision qui valorise l’adaptation au lieu et au temps.
Le chapitre 2 explore la contextualisation et l’évolution de l’archéologie médiévale en mettant en lumière les influences historiques, politiques et institutionnelles qui ont façonné cette discipline, entre 1900 et 1945 (p. 53-73). L’autrice s’intéresse en premier lieu aux relations entre l’architecture, l’urbanisme et l’archéologie, et à la manière dont ces disciplines ont interagi pour enrichir les méthodes de conservation. L’autrice discute, par exemple, de l’impact des fouilles archéologiques dans le bassin méditerranéen et en Orient sur les connaissances des techniques et du patrimoine architectural. L’un des points centraux est la loi française de 1913 sur les monuments historiques, qui officialise le rôle de l’architecte dans la préservation du patrimoine et structure les processus administratifs nécessaires pour préserver les monuments. Ce cadre législatif trouve écho en Italie, influencé par Camillo Boito, qui a conduit à la création d’écoles spécialisées pour former des architectes-archéologues. L’autrice revient également sur l’émergence en Allemagne de la « Bauforschung », une méthodologie de recherche architecturale qui insiste sur l’étude approfondie des structures et de leur contexte historique. Dans les années 1930 et 1940, le contexte politique influence les positions. En France, l’instauration de la loi Carcopino sous le régime de Vichy a permis d’encadrer la réalisation des fouilles archéologiques. En Italie, les vestiges médiévaux sont en grande partie effacés sous le régime fasciste, alors qu’en Allemagne ils ont été valorisés pour soutenir un discours nationaliste. Ce chapitre assez dense en informations aurait pu bénéficier d’une structuration plus optimale afin de faciliter la lecture. Les informations y sont nombreuses et complexes, et bien que chaque section développe une idée spécifique, la densité de certains paragraphes peut rendre la lecture difficile.
Le chapitre 3 présente l’essor de l’archéologie médiévale de l’après-guerre aux années 2000, en décrivant l’influence des contextes nationaux, des figures historiques et des courants de pensée sur le développement de cette discipline (p. 75-123). L’autrice aborde directement le sujet de l’archéologie du bâti en se concentrant sur trois pays, la France, l’Italie et la Suisse, et souligne les particularités propres à chacun. Selon une perspective historique et épistémologique, A. Vanetti caractérise les évolutions spécifiques qui ont contribué à institutionnaliser cette discipline, tout en intégrant des spécificités méthodologiques et culturelles propres à chaque contexte national. Après la Seconde Guerre mondiale, on observe une fragmentation de l’étude des vestiges médiévaux entre architecture, histoire de l’art et archéologie chrétienne. Toutefois, les années 1950 marquent l’émergence d’une nouvelle approche de l’archéologie médiévale qui se penche davantage sur les sociétés humaines, leurs interactions avec leur environnement et la culture matérielle. Cette approche, née d’expériences menées au Royaume-Uni et en Pologne, s’accompagne d’un développement épistémologique notable. Concernant la France, A. Vanetti dresse un constat sévère, déplorant un manque de communication et de collaboration entre des figures pionnières comme Michel de Boüard, Gabrielle Démians d’Archimbaud et Jean-Marie Pesez. Elle qualifie même cette occasion de coopération de « ratée » (p. 94), regrettant les conséquences de cette absence de rapprochement pour le développement de la discipline.
La deuxième partie de l’ouvrage adopte une perspective plus épistémologique et se concentre sur l’étude comparative entre la France, l’Italie et la Suisse. A. Vanetti s’attache à examiner les spécificités méthodologiques de chaque contexte, en s’appuyant sur des études de cas.
Le chapitre 4 traite des origines de l’étude archéologique du bâti en Italie et en France, sur la période allant de 1970 à 1990 (p. 127-179). L'autrice adopte une approche comparative entre ces deux pays, choisis pour leurs processus d’institutionnalisation distincts mais identifiables, en particulier sur le plan méthodologique et des problématiques de recherche. A. Vanetti rappelle la genèse des premières expériences en archéologie du bâti, en s'appuyant notamment sur des projets de recherche concernant les villages désertés ainsi que les premières fouilles urbaines, qui ont contribué de manière significative à structurer la discipline dans ces contextes nationaux. L’autrice souligne l’importance de l’analyse stratigraphique dans cette démarche, qui permet de lire les différentes étapes de construction et de transformation d’un édifice. En France, l’archéologie du bâti s’est progressivement institutionnalisée grâce aux efforts de chercheurs qui ont favorisé des méthodes de travail interdisciplinaires. En Italie, l’approche de l’archéologie du bâti est fortement influencée par les études de culture matérielle, intégrées aux études historiques, sociales et économiques. Le développement d’études de cas et d’images de grande qualité a particulièrement été apprécié. Elles ont constitué une source d’information précieuse et ont permis de renforcer la compréhension des concepts et méthodes utilisés.
Dans le dernier chapitre, A. Vanetti élargit sa réflexion à la Suisse (p. 181-255), abordant ainsi l’évolution de l’archéologie du bâti dans trois pays et soulignant la pluralité de cette discipline, préférant parler des « archéologies du bâti », plutôt que d’une seule. L’autrice examine en particulier l’essor de l’Archeologia dell’architettura en Italie dans les années 1990, et de l’archéologie du bâti en France et en Suisse. A. Vanetti propose des études de cas en Ligurie et en Toscane afin d’étoffer son propos. En France, l’archéologie du bâti n’a pas suivi un parcours aussi structuré qu’en Italie. Bien que des fouilles de sauvetage soient apparues dès les années 1960, ces études ne disposaient pas encore d’une base théorique solide. Ce n’est qu’avec l’intégration progressive des pratiques de stratigraphie et de l’étude des structures civiles dans les années suivantes que le concept d’archéologie du bâti a trouvé un cadre de travail plus défini. Enfin, l’autrice analyse l’apparition du terme d’archéologie du bâti en Suisse et s’appuie sur plusieurs cas pour montrer que l’influence française a prédominé dans ce domaine, plus que l’influence italienne. Elle attribue cela aux liens privilégiés entre la Suisse romande et la région française de Bourgogne-Rhône-Alpes, qui ont permis un échange de concepts et de pratiques dans ce champ d’études depuis plusieurs décennies. Le développement de l’archéologie du bâti en Suisse est récent, et celle-ci est particulièrement présente dans les cantons francophones comme Neuchâtel et Genève, et reste appliquée aux édifices médiévaux et aux structures rurales. La discipline reste toutefois encore émergente. Comme dans le chapitre précédent, les études de cas et la qualité des images ont particulièrement été appréciées.
En conclusion, l’autrice soulève des questions sur la situation actuelle de l’archéologie du bâti dans les trois pays mentionnés et propose des pistes pour le développement de la discipline. Elle s’interroge notamment sur les perspectives de l’archéologie du bâti, en proposant une redéfinition de ses méthodes et de ses objectifs, ou même une fusion avec les pratiques de conservation-restauration. L’un des défis actuels pour l’archéologie du bâti est de clarifier son statut en tant que discipline autonome. La conclusion aborde également l’impact des nouvelles technologies sur l’archéologie du bâti, telles que la photogrammétrie, le Laser-Scan et la modélisation 3D. Ces techniques facilitent non seulement l’étude des structures, mais aussi leur préservation et leur diffusion auprès du grand public, en rendant le patrimoine plus accessible et visuellement attrayant.
Cet ouvrage d’A. Vanetti se distingue par sa rigueur et son ambition de retracer l’histoire de l’archéologie du bâti à travers trois pays pionniers. La richesse de sa méthodologie comparative permet de mieux comprendre les forces et les limites des différentes approches et de voir comment elles peuvent se compléter. Au-delà du caractère exhaustif de l’ouvrage et de l’érudition de l’autrice, les illustrations sont nombreuses et d’excellente qualité. On notera toutefois, que cet ouvrage est plutôt destiné aux étudiants et spécialistes du domaine. L’écriture est très académique et comporte de nombreux termes techniques ou des concepts épistémologiques qui peuvent être difficilement accessibles pour des lecteurs moins familiers de ce champ d’études. Pour autant, l’ouvrage constitue une contribution significative à la compréhension de cette discipline. Par sa capacité à croiser histoire, méthodologie et perspectives épistémologiques, A. Vanetti ouvre de nombreuses pistes de réflexion sur la manière dont les sociétés ont construit, transformé et transmis leur patrimoine bâti à travers le temps.
Notes bibliographiques
Arlaud C., Burnouf, J. (1993) : L’archéologie du bâti médiéval urbain, Les Nouvelles de l’Archéologie. 53/54, p. 5-69. Sapin C., Bully S., Bizri M. et Henrion F. (éd.) (2022). Archéologie du bâti. Aujourd’hui et demain : actes du colloque ABAD, Auxerre, 10-12 octobre 2019. Dijon : ARTEHIS Éditions. DOI : 10.4000/books.artehis.25779
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Editors: Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |