Bréton, Etienne - Zuber, Pascal: Louis-Léopold Boilly (1761-1845). Le peintre de la société parisienne de Louis XVI à Louis-Philippe. 2 vol., 1008 p., 2781 ill., ISBN : 9782903239640, 250€
(Arthena, Paris 2019)
 
Reseña de Jean-François Luneau, Centre André-Chastel
 
Número de palabras : 2564 palabras
Publicado en línea el 2023-04-28
Citación: Reseñas HISTARA. Enlace: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4106
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       Il n’est jamais trop tard pour commenter un livre, surtout s’il est bon : l’ouvrage consacré à Louis-Léopold Boilly, en deux volumes, a été publié en 2019. Il possède toutes les qualités formelles auxquelles les éditions Arthena nous ont accoutumés : les deux volumes sont magnifiquement reliés, présentés sous coffret, et dotés chacun de deux signets permettant de marquer les pages, soit pour y revenir soit pour les comparer facilement. Les 2781 illustrations sont de très grande qualité. Toutes les œuvres du catalogue raisonné du second volume sont reproduites en petit ou moyen format, et les œuvres importantes sont reproduites dans les essais du premier volume, parfois en grand format et très souvent en deux fois : en entier et par un détail significatif.

 

       À la suite de l’avant-propos de Jean Tulard et de la préface de Jacques Foucart, l’introduction (p. 15-18) due à Étienne Bréton et Pascal Zuber, les deux auteurs principaux du livre, situe leur projet par rapport aux études antérieures sur l’artiste. Le principal défaut des plus anciennes était la faiblesse de l’illustration, mais les récentes publications, notamment l’exposition de Lille en 2012, ont aussi modifié l’image qu’on avait de l’artiste : appréhendé à l’origine comme un petit maître, il s’impose aujourd’hui comme un grand peintre. L’élaboration d’un catalogue raisonné s’imposait donc, et la moisson est éloquente : le volume de catalogue recense ainsi 2853 œuvres, 1 420 peintures (dont 784 petits portraits), 456 dessins et pastels et 364 estampes, sans compter 613 œuvres connues seulement par des mentions.

 

       Les trois premiers chapitres, « Biographie » (p. 15-120), « Iconographie de Boilly » (p. 123-135) et « Chronologie » (p. 137-144) ont été rédigés par Annie Yacob. Ils constituent un travail documentaire roboratif, d’une extrême précision. Tous les « petits faits vrais » concernant la vie et l’œuvre de Boilly sont collationnés et ordonnés chronologiquement avec une érudition sans faille. On y voit donc un peintre précoce formé par son père au dessin. Cet enfant du Nord reçoit l’influence de la peinture de genre hollandaise. Après un séjour à Douai puis Arras, il s’installe à Paris en 1785, une ville qu’il ne quittera plus, sauf pour quelques rares voyages. Sa peinture de genre fait un peu penser à Greuze par ses thématiques intimistes à l’érotisme à peine voilé et sa pratique des œuvres en pendant ou en suite. Ces tableaux, et surtout les gravures qu’on en tire, seront même une menace pour l’artiste sous la Terreur où l’on veut brûler les estampes aux sujets licencieux. Passé la période de terrorisme pudibond, Boilly effectue une traversée discrète de la Révolution. À partir de 1800, il multiplie les petits portraits qui le font vivre sans oublier les scènes de genre. Il s’éteint à l’âge de 84 ans, en 1845, après avoir arrêté de peindre vers 1837.

 

       Viennent ensuite une série d’essais thématiques, permis à la fois par le catalogue raisonné du second volume et par les éléments contextuels fournis par les trois chapitres documentaires qui précèdent. Trois des essais portent sur les portraits, lesquels constituent, toutes techniques et tous formats confondus, sans doute plus de la moitié de l’œuvre. Philippe Bordes signe d’abord un texte sur « Boilly portraitiste » (p. 123-157), dans lequel il présente le travail de Boilly en le confrontant à l’évolution du genre entre la fin de l’Ancien Régime, la période révolutionnaire (y compris l’Empire) et la Restauration : le portrait, assez mal vu avant 1789 en dehors des tableaux d’apparat, finit par s’imposer dans des formats moins grands, à la fois pour des artistes qui devaient survivre sans les commandes officielles, et aussi pour une nouvelle société née de la Révolution qui voulait se faire représenter. Suzan L. Siegfried traite ensuite plus brièvement de « Boilly et les portraits de famille » (p. 159-169). Enfin, Étienne Bréton et Pascal Zuber présentent un essai sur « Boilly inventeur des petits portraits » (p. 199-233). De ces petits portraits qui firent la fortune du peintre – on lui en prête près de 5000 – les auteurs en ont retrouvé presque 800. Ce genre standardisé quant au format, peinture rapide qui n’exigeait que deux heures de pose, se développe dans l’œuvre de Boilly après 1800. Boilly cherche à fixer la ressemblance et la personnalité du modèle, si bien qu’on a pu les appréhender comme des photographies d’identité. Nous les comparerions volontiers, pour notre part, aux portraits-cartes-de-visite développés par Disdéri à partir de 1854, bien qu’elles n’en aient pas le caractère reproductible. Ces petits portraits trouvèrent très tôt leurs collectionneurs. Il en passe encore régulièrement en vente. Sur les pièces ici cataloguées, 390 restent encore à identifier : il y a du travail sur la planche, et nul doute que le catalogue, où ces tableaux sont classés par sujets (enfants, couples, etc.), fournira un outil commode pour ceux qui voudraient tenter des identifications. Si les petits portraits permettent au peintre de scruter la personnalité du modèle, les recherches de Boilly sur les têtes d’expressions débouchent sur la série des grimaces, exécutées par le peintre entre 1823 et 1827.

 

       Les auteurs consacrent ensuite un essai au célèbre tableau « L’atelier d’Isabey : la création d’une œuvre phare » (p. 171-197). Lors de l’exposition de Lille de 1988, S. Laveissière avait tenté de retracer la genèse picturale de ce tableau ambitieux où figurent pas moins de 31 personnes, en la confrontant aux trois dessins et 24 esquisses connues. À l’aide de deux nouveaux dessins apparus depuis lors et de deux esquisses nouvellement identifiées, Étienne Bréton et Pascal Zuber peuvent proposer une nouvelle chronologie de la gestation de l’œuvre. Les auteurs veulent aussi dépasser cette étude génétique en s’interrogeant sur la signification du tableau qui présente un collège d’artistes, figurés dans un atelier idéalisé, sans aucun désordre, au décor dessiné par Percier et Fontaine. Ils l’interprètent ainsi comme une réunion d’égaux, et, reprenant une expression de S. Laveissière, comme un « Panthéon de l’amitié ». L’analyse des esquisses préparatoires pour les personnages leur permet ensuite de s’interroger sur le rôle de ces esquisses dans l’œuvre du peintre. S’appuyant sur leurs observations et sur la thèse de Claire Bételu (2015), ils montrent comment l’artiste, dans des esquisses parfois plus grandes que dans l’œuvre finale, fixe l’expression des personnages, le détail des drapés, le jeu précis de la lumière et des ombres sur les tissus, pour reporter ensuite la figure sur le tableau à l’aide du pantographe. L’artiste use parfois du « copier-coller » en réutilisant dans certaines œuvres des esquisses dessinées pour d’autres tableaux, et quelquefois en les inversant. Plusieurs esquisses sont connues pour d’autres œuvres de Boilly, comme L’arrivée d’une diligence dans la cour des messageries, mais certains tableaux riches de nombreuses figures en sont dépourvus. Peut-être apparaîtront-elles un jour sur le marché de l’art ?

 

       Dans « L’art de tromper nos sens » (p. 235-259), Pascal Zuber focalise son attention sur les nombreux trompe-l’œil qui émaillent la carrière de Boilly. Environ 112 œuvres peuvent être rattachées à ce type. Ce sont d’abord des tableaux simulant des cadres sous-verre où sont regroupés des liasses de dessins, où l’artiste rend parfois l’illusion d’un verre cassé. Le plus ancien figura au Salon de 1800, et l’intitulé donné par l’artiste – Trompe-l’œil – assura la promotion de ce vocable dans la langue française. L’auteur étudie aussi les peintures exécutées d’après des reliefs, ainsi que les grisailles à la manière des estampes (une quarantaine répertoriée), ou à la manière des dessins, tableaux souvent exécutés d’après une œuvre en couleur réalisée antérieurement. Dans tous les cas, Boilly met sa virtuosité technique au service de l’illusion, laquelle fonctionne encore aujourd’hui. L’essai se clôt par une section sur les rapports de Boilly avec l’optique, un sujet qui l’intéressait beaucoup : son inventaire après-décès révèle la présence dans son atelier de 31 instruments d’optique. Pascal Zuber suggère que l’artiste a pu utiliser le mégascope ou la chambre noire pour agrandir et projeter certaines compositions qu’il voulait reproduire.

 

       Bien que ne suivant pas l’essai précédent, le chapitre sur « Boilly et l’estampe » (p. 295-325), d’Étienne Bréton et Élodie Le Dan, peut être logiquement évoqué après les grisailles à la manière des estampes. Jusqu’en 1800, Boilly fait graver certaines de ses compositions, surtout au pointillé, en confiant le travail à plusieurs artistes. Cette gravure d’interprétation disparaît après, remplacée par la lithographie. L’artiste est d’ailleurs l’auteur de la plus ancienne lithographie artistique exécutée en France, même si sa production se concentre ensuite entre 1822 et 1837. L’essai s’arrête longuement sur la série des Grimaces, 95 planches lithographiées éditées par Delpech entre 1823 et 1827, qui assurent à l’artiste une large popularité.

 

       Pascal Zuber évoque, dans le chapitre intitulé « Boilly et le spectacle : du théâtre au boulevard » (p. 261-293), l’aspect sociologique de l’œuvre de Boilly, peintre de la société parisienne et notamment du monde des spectacles. Boilly a fréquenté assidûment les théâtres, surtout ceux du Boulevard, s’est inspiré des pièces jouées et a représenté leurs acteurs. Il s’est aussi intéressé au spectacle de la rue, dont il a laissé maintes vues. L’historien Mabille de Poncheville a qualifié Boilly d’« historien des mœurs françaises » ; cet observateur minutieux, parfois facétieux dans ses caricatures, a surtout été l’acteur et le témoin de la vie parisienne. Ses scènes de genre et ses portraits font de lui « un maître de la comédie humaine en peinture », pour citer ici la phrase qui clôt l’essai.

 

       Le dernier essai de l’ouvrage est de Carole Blumenfeld : « Collectionner Boilly : un choix politique et culturel » (p. 327-355). L’auteur étudie principalement les collectionneurs des quinze premières années parisiennes de Boilly. Elle nuance l’historiographie traditionnelle en refusant l’image d’un artiste isolé et retarde l’intervention dans sa carrière des marchands comme Gohin ou Paillet. En revanche, elle scrute les relations de l’artiste qui doit composer avec des mécènes comme Tulle de Montboucher ou Calvet de Palun, et essaie d’évaluer les ressources du peintre qui lui viennent de la gravure de ses tableaux. Investir dans la peinture de genre revenait aussi à critiquer la hiérarchie des genres qui avaient cours sous l’Ancien Régime ; de même, collectionner ce type de peinture était un acte politique qui remettait en cause le pouvoir qui soutenait cette ancienne hiérarchie des genres. Sous la Terreur, Boilly dut délaisser la peinture de sujets licencieux et en venir à des sujets plus patriotiques, qui plurent à un marchand comme Didot de Saint-Marc. Paradoxalement, sous l’Empire, des collectionneurs conservateurs retrouvèrent dans les tableaux de Boilly un parfum d’Ancien Régime. Quoi qu’il en soit, c’est grâce au monde du spectacle que Boilly put se constituer une clientèle et un solide réseau de soutiens, qui lui permirent, comme peintre de genre, de s’affranchir du marché, à l’époque de la Restauration, en représentant le peuple parisien sans le masque idéologique de la peinture de genre hollandaise.

 

       Les deux derniers essais commentés suggèrent de nouvelles questions. Peut-on qualifier Boilly de sociologue ? Son regard minutieux est-il objectif ? Ces objectifs qui équipaient les boîtes noires qu’il appréciait tant lui ont-ils permis de mieux voir la réalité sociale, ou ont-ils au contraire biaisé sa vue ? On ne répondra pas ici, si ce n’est pour engager les chercheurs à utiliser l’extraordinaire corpus de portraits et de figures que constitue le catalogue raisonné du second volume, qui fournit désormais une source pour les chercheurs en sciences humaines. Boilly pourrait être ainsi une source pour les historiens du costume : on a souvent illustré les histoires de la mode avec des reproductions de tableaux de Boilly, mais il est désormais possible de construire une histoire de la mode d’après le corpus des œuvres de l’artiste. Parmi les questions qui pourraient se poser à l’historien se trouve celle de la rareté du châle cachemire dans les peintures de Boilly. Alors qu’il vit et travaille au moment de l’apogée de cette mode, comment se fait-il qu’il y en ait si peu dans ses œuvres, si on fait exception du Passage de la planche, des deux portraits présumés d’Antoinette-Charlotte Leduc, du portrait de Mme Saint-Ange-Chevrier dans un paysage, du portrait présumé de Mme Vincent, et du tableau Mme Lefébure et ses trois filles ? Dans les petits portraits, très peu de femmes portent le châle, et encore moins le cachemire. Est-ce à dire que la société peinte par Boilly n’est pas celle qui arbore cet accessoire, lequel demeure très cher jusqu’en 1819, lorsque l’usage du métier Jacquard permet d’en abaisser un peu le coût ? Ou qu’on délaisse son châle pour les séances de pose ? Notons au passage que la seconde épouse du peintre possédait à son décès trois châles cachemire, un français, un des Indes, et un mixte, le tout pour une valeur de 700 francs, la plus haute prisée de sa garde-robe (p. 403). Il n’est évidemment pas possible de répondre ici à ces questions, mais elles donnent l’exemple de l’effet stimulant que peut procurer la consultation de ce livre.

 

       La conclusion (p. 357-359) d’Étienne Bréton et Pascal Zuber paraît presque trop courte en regard de la monumentalité de l’ouvrage. Les auteurs tentent un bilan de cette somme de connaissances accumulées sur un artiste original qui n’eut sans doute pas de maître et ne forma aucun disciple. Ils lui reconnaissent trois périodes, plus liées aux sujets traités dans sa peinture de genre qu’à son style qui évolue assez peu : les thèmes légers avant la Terreur, les sujets familiaux ou moraux sous de Directoire, le Consulat et l’Empire, et enfin la société parisienne sous la Restauration. Le succès que Boilly rencontra de son vivant ne s’est guère démenti, et les historiens contemporains utilisent régulièrement ses œuvres pour illustrer leurs propos, quand ce ne sont pas les publicitaires qui singent ses Grimaces.

 

       Le premier volume s’achève par les notes (p. 360-372), les annexes (p. 374-393), comprenant les arbres généalogiques, les adresses de Boilly à Paris, la biographie sommaire des relations de Boilly dans le monde du théâtre, et la fortune critique du peintre. S’ensuivent les pièces justificatives (p. 394-438), qui incluent notamment les inventaires après décès de ses deux épouses successives et celui du peintre lui-même, ainsi que la vente de sa collection de tableaux en 1829 et de sa vente après décès.

 

       Le deuxième volume contient le catalogue raisonné de l’œuvre peint, dessiné et gravé, comprenant les peintures et dessins (p. 449-837), les petits portraits (p. 759-837), les estampes (p. 838-895) et enfin les peintures et dessins mentionnés (p. 896-928). Le volume se termine par la liste des sources et de la bibliographie (p. 929-955) et les index des noms de personnes, des lieux et des œuvres (p. 956-998).

 

       Il aura fallu plus de 25 ans de travail aux deux auteurs, tous deux experts en peinture, pour édifier ce « monument d’airain ». Et il faut leur rendre grâce, à l’heure où la recherche universitaire n’est plus capable de produire de travaux d’ampleur et de longue haleine, de fournir ainsi à l’historien un tel outil de travail.

 

 

Sommaire

 

Volume 1 :

 

Avant-propos, Jean Tulard

Préface, Jacques Foucart

Introduction, Étienne Bréton et Pascal Zuber, p. 15-18

Biographie, Annie Yacob, p. 15-120

Iconographie de Boilly, Annie Yacob, p. 123-135

Chronologie, Annie Yacob, p. 137-144

Boilly portraitiste, Philippe Bordes, p. 123-157

Boilly et les portraits de famille, Suzan L. Siegfried, p. 159-169

L’atelier d’Isabey : la création d’une œuvre phare, Étienne Bréton et

Pascal Zuber, p. 171-197

Boilly inventeur des petits portraits, Étienne Bréton et Pascal Zuber, p. 199-233

L’art de tromper nos sens, Pascal Zuber, p. 235-259

Boilly et l’estampe, Étienne Bréton et Élodie Le Dan, p. 295-325

Boilly et le spectacle : du théâtre au boulevard, Pascal Zuber, p. 261-293

Collectionner Boilly : un choix politique et culturel, Carole Blumenfeld, p. 327-355

Conclusion, Étienne Bréton et Pascal Zuber, p. 357-359

Notes, p. 360-372

Annexes, p. 374-393

Pièces justificatives, p. 394-438

 

Volume 2 : Catalogue, Étienne Bréton et Pascal Zuber

 

Peintures et dessins, p. 449-837

Petits portraits, p. 759-837

Estampes, p. 838-895,

Peintures et dessins mentionnés, p. 896-928

Sources et bibliographie, p. 929-955

Index des noms de personnes, des lieux et des œuvres, p. 956-998