Bloch-Champfort, Guy - Favardin, Patrick: Les Décorateurs des années 60-70, 23x30,5 cm, 336 pages, 480 illustrations, ISBN : 978-2-9155-4206-6, 85 euros
(Norma Editions, Paris 2007)
 
Compte rendu par Guillaume Le Bot, Université François Rabelais, Tours
 
Nombre de mots : 1372 mots
Publié en ligne le 2009-10-31
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=410
 
 

                L’ouvrage de Patrick Favardin et Guy Block-Champfort, Les décorateurs des années 60-70, est le troisième volet d’une série sur les grands intérieurs et les décorateurs des années 1940 (Bruno Foucart et Jean-Louis Gaillemin) et des années 1950 (Patrick Favardin). Les trois ouvrages visent à esquisser une vision d’ensemble sur l’évolution de la notion de décoration et de goût de la seconde moitié du vingtième siècle. Ce troisième volet sur les années 60-70 était plus attendu que les précédents dans la mesure où les années 40 et 50 étaient des sujets plus balisés et mieux définis.

 

                Très agréable à feuilleter, cet ouvrage abondamment illustré se compose de deux parties : la première contextualise les notions abordées par les décorateurs au cours de la période étudiée ; la seconde est le répertoire des principaux décorateurs classés par ordre alphabétique. Le texte introductif présente en effet la période charnière qu’a été la décennie 1960 en matière de décoration : on assiste à la fin des grands ébénistes (comme Jean Royère) et au début des grandes remises en question, dont la conséquence fut le post-modernisme. Les auteurs constatent que les décorateurs, « tout en appréciant les valeurs du passé, s’ouvre[nt] aux délires d’un univers pop, psychédélique ou simplement extravagant » (p. 14). Cette absence de choix donne lieu à des intérieurs où le look et le clinquant prennent le pas sur l’élégance et l’érudition. C’est en effet le début des grandes firmes comme Knoll International ou Herman Miller, qui commencent à rééditer les « classiques » du design : les sièges de Breuer, Le Corbusier ou de Mies Van der Rohe. L’époque va se définir en partie par une confrontation des « classiques » et du moderne. La confrontation est souvent frontale et radicale, comme on peut le voir dans les intérieurs conçus par Billy Baldwin ou Isabelle Hébey.

 

                L’autre donnée essentielle de cette époque charnière, à côté de cette « tradition revisitée » (p. 16 et suiv.), est la notion de « contestation de la tradition » (p. 28 s.). La remise en cause des notions de fonctionnalisme et de « good design » est incontestablement ce qui illustre au plus juste la période. Les auteurs analysent et contextualisent les créations de Bernard Rancillac, François Arnal, Robert Malaval ou Piotr Kowalski. Ces artistes ont remis en cause l’acte de peindre ou de sculpter, et conçu des objets hybrides, entre sculptures et objets de décoration (la bergère Éléphant de Rancillac, 1966 ou le fauteuil Tambour d’Arman vers 1970). Ces objets étaient avant tout ludiques, voire inutiles, en parfaite opposition à l’esprit fonctionnaliste des années 50. Malheureusement, ces objets de décoration réalisés par des artistes au cours des années 60 et 70 (Hiquily, Meret Oppenheim, Etienne-Martin, Annette Messager ou encore Hervé Télémaque) ont fait l’objet de peu de considération ; cet ouvrage comble ici une importante lacune.

 

                Selon les auteurs, c’est Verner Panton qui renouvela de façon décisive la décoration : il a tenté de remplacer la notion de meuble par celle d’environnement. Les auteurs le mettent en parallèle avec les objets créés par Oliver Mourgue (trop absent de l’ouvrage) et sa « proposition de sol habité, nomade, où chacun peut définir son propre espace » (évocation de Visiona 3, structure habitable imaginée pour la firme Bayer et exposée à la Foire du meuble de Cologne en 1972, ill. p. 41). La permanence des valeurs, qui caractérisait la décoration des années 50, est alors contestée par le transformable, le populaire et les produits bon marché. Les intérieurs de Nanda Vigo (ill. p. 39), d’Antoni Miralda et Dorothée Selz (ill. p. 45) illustrent parfaitement l’arrivée de l’esthétique pop dans la décoration. Les auteurs mettent en parallèle l’arrivée de cette esthétique (anglaise et américaine) avec le Revival Surrealism mis au point par Norma Skurka et Oberto Gili à la fin de notre période. Ces décorateurs reprennent ce que Carlos de Beistegui avait tenté dans les années 30 dans son appartement des Champs-Élysées où ses amis surréalistes étaient intervenus au côté de Le Corbusier (cf. Surrealism Architecture, Thomas Mical éd., Routledge, New York, 2005, p. 111-112) : « Dans l’ancienne caserne de pompiers de San Francisco que John Dickinson aménage pour y habiter, il mélange allégrement des objets insolites à ses créations d’un raffinement proche du surréalisme mondain des années 30 » (p. 43). Les années 60 et 70 contrastent fortement avec tout ce qui fut produit la décennie précédente : l’idée de permanence et d’intemporalité est contestée au profit d’un esprit de jouissance et de fête permanente. Le « tout se vaut » actuel trouve ses origines dans cette époque de contestation radicale.

 

                La deuxième partie de l’ouvrage est constituée du répertoire alphabétique des créateurs, décorateurs et galeries qui ont marqué l’esthétique des années 1960 et 1970. Nous pouvons distinguer quatre grandes catégories pour aborder les acteurs de cette époque : les décorateurs « classiques », qui utilisèrent plus l’éclectisme alors de rigueur que l’esthétique Pop en soi : Alberto Albrizzi, Luigi Caccia Dominioni, Gabriella Crespi, Alberto Pinto, Charles Sévigny, Gae Aulenti ou Kim Moltzer. Ces derniers perpétuent un certain classicisme en dépit de l’utilisation d’objets emblématiques des années 60.

                Ce sont les architectes-décorateurs-créateurs anglais et américains qui peuvent constituer le deuxième groupe de ce répertoire. Ces derniers ont été très influencés par l’esthétique Pop et les diverses publications dans les revues françaises (Plaisir de France, L’œil ou Connaissance des Arts) ont largement contribué à étendre leur influence sur les décorateurs et créateurs français. Les plus influents furent les Américains Billy Baldwin, John Dickinson, Michael Taylor et le Britannique David Hicks dont l’influence fut importante en France (nombreux articles dans L’œil). Carla Venosta, John Stefanidis et Max Clendinning contribuèrent eux aussi largement à définir l’esthétique des années 60 et 70 avec des intérieurs aux couleurs très vives et de larges motifs au sol et aux murs. Les décorations font souvent appel à des artistes représentatifs de cette période comme Lichtenstein, Takis ou Ralph Adron (qui collabora à l’emblématique Canonbury House de Clendinning, ill. p. 131).

                Le troisième ensemble qui se distingue est constitué des décorateurs et créateurs français, les plus influents étant Michel Boyer, Jacques Grange et François Catroux. Leurs intérieurs, bien qu’utilisant abondamment des objets typiques de cette décennie (œuvres d’Elsworth Kelly, Victor Vasarely ou des Lalanne), visent à perpétuer la tradition du classicisme français héritée du XVIIIe siècle. Leurs productions sont souvent inspirées des grands intérieurs conçus par Ruhlmann ou Leleu dans les années 1940. Les productions de Gérard Gallet, Alain Demachy ou de Daniel Kiener sont aussi abordées et méritent leur place aux côtés de ces grands décorateurs.

                Enfin, le dernier ensemble qui se distingue clairement dans cet « annuaire » est constitué des créateurs proprement dits et de quelques galeries. Ces créateurs, comme François Arnal, Pierre Paulin ou Pierre Cardin, occupent une place particulière dans la mesure où leurs productions se retrouvent dans des intérieurs conçus par d’autres architectes d’intérieur autant que dans leurs propres créations. François Arnal a créé l’Atelier A à la fin des années 60. Il fit appel à de nombreux artistes (Arman, César, Hervé Fischer) pour produire des pièces rares mais aussi d’importants intérieurs particuliers. Pierre Cardin a aussi décoré de nombreux intérieurs (notamment le délirant Palais Bulles conçu par l’architecte hongrois Antti Lovag à Théoule-sur-mer, ill. p. 116-117) et créé de nombreux objets emblématiques de cette époque (sièges, lampes et meubles). D’autres artistes sont abordés comme Paul Evans, auteur de meubles-sculptures en bronze, Yonel Lebovici, auteur de la célèbre lampe Fiche mâle, Serge Manzon, ou Maria Pergay, créateur de meubles en inox. Le travail de Pierre Paulin, décédé en juin 2009, est aussi abordé. L’activité de trois galeries est présentée dans l’ouvrage : celle de la célèbre Maison Jansen qui fit travailler de nombreux designers, la Galerie Maison et Jardin, la Galerie Germain et la Galerie Lacloche qui fit travailler, parmi d’autres, Roger Tallon.


                L’ouvrage, enfin, fait largement appel à des illustrations publiées dans les revues de décoration le plus lues comme La Maison Française, Plaisir de la décoration, L’œil, Connaissance des Arts, Vogue, Domus ou Maison et Jardin, ce qui renforce son intérêt. Les auteurs ont tenté de mettre en parallèle des créations intemporelles avec des créations très « datées » qui prêtent parfois à sourire. Cette mise en perspective historique (qui poursuit les deux précédents ouvrages) va certainement contribuer à faire mieux percevoir cette époque troublée et hésitante des années 60-70.