Leonhard, Karin: The Fertile Ground of Painting. 17th-Century Still Lives and Nature Pieces (coll. Studies in Baroque art, HMSBA 12). 304 p., 162 colour ill., 225 x 300 mm, HB, ISBN 978-1-912554-06-5, €150 excl. tax
(Harvey Miller an imprint of Brepols, Turnhout 2020)
 
Rezension von Michèle-Caroline Heck, université Paul-Valéry-Montpellier3
 
Anzahl Wörter : 2335 Wörter
Online publiziert am 2021-07-19
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4074
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          Jouant habilement sur la double acception de Ground qui signifie à la fois le fond, c’est-à-dire le support matériel, et le fondement qui se rapporte aux règles et aux conditions de la création, le livre de Karin Leonhard met très subtilement en parallèle les théories de l’art et de la nature à l’époque baroque, en posant une question essentielle : est-il possible d’interroger les structures mimétiques des natures mortes baroques en utilisant des concepts qui ne s’appuient pas simplement sur des métaphores du miroir pour suggérer leur réalisme ? En effet, les natures mortes sont généralement considérées comme des exemples types de mimesis, créées pour refléter le monde naturel par des reproductions d’une exactitude confondante et dont le réalisme pictural met directement la peinture en correspondance naturelle avec le monde extérieur. Parce qu’au XVIIe siècle la peinture hollandaise s’invite aussi dans les débats portant sur les sciences et sur la philosophie naturelle, l’étude menée par K. Leonhard emprunte un autre chemin et, se fondant sur des concepts à la fois de nature et de peinture, redéfinit le genre selon des critères nouveaux. 

 

         Les natures mortes ne sont pas comprises en tant qu’images miroirs statiques de la réalité mais plutôt comme des reflets d’une création dynamique qui sous-tend toute reproduction d’une forme naturelle. L’accent est mis sur le mouvement interne qui l’anime autant que sur la similitude extérieure de la forme. Par ailleurs, la matière de la peinture (les substances utilisées, c’est-à-dire les pigments, les couleurs) est elle-même considérée comme une partie importante de l’effet que produit une peinture. K. Leonhard propose ainsi de voir dans ces natures mortes des champs dans lesquels les formes naturelles sont cultivées par l’ars et la techne. Le peintre devient alors le jardinier qui crée une nature à l’intérieur de la nature, le fond du tableau devenant le lieu d’une re-présentation, d’une mimesis conçue comme une force biotique qui libère les formes de la profondeur et les amène à la surface du champ pictural, dans lequel les formes deviennent visibles grâce aux couleurs. La création d’un champ pictural « expressif » ne concerne pas uniquement la figure humaine mais, en lien avec la philosophie naturelle, permet d’aborder les questions des forces génératrices en art et dans la nature, et les relations entre modèle et similitude. En accord avec l’idée que toute chose se répète de manière cyclique, l’accent est mis sur la possibilité infinie du champ pictural de se transformer, en particulier grâce à la couleur. C’est donc une analyse du champ pictural, qui s’appuie à la fois sur l’esthétique et sur la philosophie naturelle, que propose K. Leonhard. 

 

         Le premier chapitre (p. 13-87) est consacré à un ensemble de peintures dans lesquels la notion de biotope est systématiquement présente et la nature scrupuleusement observée. Les exemples cités, appelés « Netherworld » ou « sottobosco », et même « nature morte au sol de la forêt », sont mis à la mode par des artistes comme Otto Marseus van Schrieck (1619/20-1678) ou Elias van den Broeck (1649-1708), dont l’art était très apprécié et collectionné par des naturalistes. Par ailleurs, Jan Davidz. de Heem (1606-ca. 1715), Abraham Mignon (1640-1679) et Rachel Ruysch (1664-1750) ont participé au développement spécifique de grands tableaux de nature appartenant à la fois au genre de la nature morte et à celui du paysage, et représentant les plantes et les créatures issues du monde souterrain. Elles expriment le caractère moralisateur propre au genre mais, conformément à une démarche empirique qui s’affirme dans les milieux scientifiques, ces œuvres témoignent aussi d’un intérêt grandissant pour l’observation des espèces, en particulier celles qui apparaissent comme des formes de vie primitive (par exemple les champignons…). Le champ pictural reflète ainsi l’ordre naturel. L’analyse est fondée sur une documentation très précise et abondante qui montre de manière évidente les liens qui unissent la démarche des peintres et celle des naturalistes ; elle permet un questionnement beaucoup plus vaste qui touche à des notions de développement ou de métamorphose d’une forme de vie, de hiérarchie des genres (scala naturae), de reproduction ou de génération spontanée, ainsi que de création et de cycle de vie, que K. Leonhard resitue dans le contexte philosophique depuis l’Antiquité et dans l’actualité scientifique des XVIe et XVIIe siècles. Il n’est pas possible de donner ici la totalité des abondantes références citées par l’auteur. Toutes montrent cependant les liens étroits qui existaient entre science, philosophie naturelle, voire réflexion théologique, sur l’origine de la vie et sur le rapport entre l’animé et l’inanimé. Les sottoboschi, qui ont contribué à présenter ce monde caché aux yeux des spectateurs contemporains, revêtent ainsi une importance nouvelle, non plus seulement à cause de ce qu’ils représentent mais en raison de leur matière même. Le fond brun, souterrain, à partir duquel ces formes ont été créées, coïncide avec le fond brun du tableau à partir duquel le peintre fait jaillir chaque forme et lui donne vie, établissant une analogie entre celui-ci et la terre, et entre la création et le peintre. La couleur brune acquiert alors une place particulière. L’enjeu de la mimesis se déplace également. Elle ne s’applique plus seulement aux formes parfaites et accomplies mais également aux figures monstrueuses (les serpents…) qui peuvent aussi être considérées comme belles si leur représentation est conforme au modèle. La contradiction apparente entre la laideur, ou la monstruosité, et la beauté dans la création est ainsi résolue. Par ailleurs, le rendu de la vie devient l’expression d’une créativité naturelle. Le peintre créateur a la capacité de recréer l’ordre sensible régissant la nature, en incluant toute la hiérarchie des êtres dans une reproduction artificielle qui, cependant, en porte toutes les caractéristiques et transcende son caractère éphémère. K. Leonhard montre de manière convaincante l’évolution, au cours du XVIIe siècle, de ce qu’elle nomme le « tableau de la nature » (Nature tableau), en fonction des débats scientifiques, théologiques, philosophiques et artistiques contemporains portant sur le concept de réalité et plus généralement sur la vie de la nature dans son extrême complexité. 

 

         Le deuxième chapitre (p. 89-125) étudie les liens entre la peinture et la pharmacopée, ainsi que le discours qui les accompagne, établissant un lien avec les plantes et les substances qui servent à les représenter. Des peintres comme Otto Marseus van Schrieck, par exemple, possédaient le Cruyde-Boeck de Rembert Doedoens (Anvers 1563), accréditant l’hypothèse que la peinture était considérée comme une sorte de pharmakon. Ce même terme (pharmakon) définit la qualité positive (remède) ou négative (poison) de ces substances. C’est dans ce contexte que se développent les représentations de serpents, tarentules et autres lézards. Un même discours s’applique aux pigments (en particulier aux couleurs artificielles qui servent à imiter la couleur des objets). Les tableaux étant considérés comme des lieux d’inversion et de transformation alchimique des substances, le débat entretenu par les peintres porte sur l’utilisation et l’efficacité des couleurs.

 

         Dressant un parallèle entre l’alchimie et la production de peinture, le troisième chapitre (p. 127-163) aborde la question de la transformation de la nature en art à partir des pigments. Cette sublimation d’un matériau brut en une matière noble est le but des alchimistes et des artistes. Ceux-ci font souvent référence à ce processus de purification et de transmutation en relation avec une symbolique renouvelée et enrichie des fleurs ou des animaux représentés dans les natures mortes, mais également des couleurs elles-mêmes (or, argent, cinabre…). Derrière cette conception se retrouve l’idée que les peintures, conçues comme un champ d’expérience dans lequel les formes naturelles sont cultivées conjointement par l’ars et la techne, deviennent des visualisations dynamiques des formes de vie, rendues sensibles par l’habileté du peintre, dont le geste insuffle la vie, et grâce au matériau employé comme medium. K. Leonhard utilise à ce propos le terme de palingenèse, dans le sens alchimique qui lui était donné à l’époque baroque dans le contexte expérimental, à savoir le rapport entre la forme et la matière, indépendamment des différentes formes de matérialisation (transformation par la lumière, le feu, … ), permettant de recréer la nature par des méthodes de réanimation. Les diverses métamorphoses et le renouvellement des formes naturelles engendrent des significations diverses qui s’entrecroisent à partir de la littérature herméneutique, artistique, philosophique, théologique ou métaphysique.

 

         Le quatrième chapitre (p. 165-210) aborde la question de la relation entre la forme et la matière du point de vue de la couleur dans une perspective nouvelle qui tient compte de l’évolution du concept de nature, avec l’abandon de la conception aristotélicienne qui la considère comme une mosaïque finie, au profit d’un système relationnel et dynamique empirique fondé sur des données sensorielles, conformément au changement de paradigme dans la deuxième moitié du XVIIe siècle. Le discours sur la couleur se modifie et se porte alors sur la relation entre couleur naturelle et couleur artificielle, qui appartiennent à des niveaux différents de réalité, analogues à la différence entre la chose réelle et sa représentation en peinture. L’abandon de la théorie attachée à la substance au profit d’une approche de la couleur qui s’appuie sur des données sensorielles engendre un nouveau vocabulaire avec l’utilisation, en néerlandais, du terme kleur qui évoque la couleur en fonction de la luminosité, de la variation optique. La dynamique de la couleur n’appartient plus à la matière, mais à la lumière qui a la capacité de la modifier, différenciant ainsi la couleur propre de la couleur apparente. L’enjeu pour le peintre de nature morte est de « capturer » la couleur de la lumière ou d’assembler les couleurs de la nature, non pas dans leur nature propre mais telles qu’elles apparaissent. K. Leonhard analyse avec beaucoup de clarté les nouveaux développements des théories de la couleur et de la lumière comme phénomène optique dans les écrits des théoriciens et des scientifiques septentrionaux, ainsi que leur impact dans la peinture. Le questionnement est élargi au rapport dynamique entre la forme figurée grâce au dessin et à la couleur, et le fond sur lequel celle-ci est représentée. Le fond a de nombreuses définitions. Considéré comme imprimatur ou arrière-plan, essentiel à la mise en place de la profondeur, ou comme matière dont jaillissent les formes, ses fonctions sont diverses. Le rapport entre la forme et le fond se transforme au cours du siècle. Dépassant l’idée de la peinture comme image mimétique, les tableaux reflètent une vision plus mouvante de la réalité et une nouvelle conception de la matière à la fin du siècle, parce que l’accent est mis sur les effets changeants de lumière et de couleur. Leur perception par le spectateur est alors essentielle. Le concept de nature ainsi modifié conduit à une psychologie de la perception, parce que celui qui perçoit est inclus dans l’expérience. 

 

         La conception aristotélicienne de la nature qui la considère comme une mosaïque finie est abandonnée au XVIIe siècle au profit d’une conception dynamique qui place le devenir au-dessus de l’être. Un système relationnel et dynamique se substitue à un système fondé sur la substance. Le chapitre 4 ( p. 165-210) est ainsi consacré à la mutation du concept de nature entre une biologie aristotélicienne et la nouvelle science empirique confrontée à une théorie et à une compréhension conceptuelle fondées sur des données sensorielles. Cela touche à une question essentielle pour l’art baroque : comment un objet physique peut-il être relié à un sujet regardant. Cette modification du concept de nature induit une nouvelle théorie de l’image dans laquelle la perception comme expérience intérieure du spectateur joue un rôle fondamental. K. Leonhard examine cette mutation fondamentale du point de vue de l’évolution de la conception de la couleur avec l’abandon d’une théorie qui s’attache à la substance de la couleur, au profit d’une observation qui met l’accent sur la perception. 

 

         À travers les quatre chapitres, l’auteur dresse les étapes de l’évolution de la conception de la mimesis à l’époque baroque. La première fait référence à la figure du peintre imitateur, à l’image du Christ jardinier, et à la représentation parfaite d’une continuelle résurrection des formes à travers les générations. La seconde s’attache à la tension et à l’inversion des valeurs entre le naturel et l’artifice. Parce que les couleurs contribuent à représenter la nature, en accentuant le caractère trompeur, c'est l’artifice qui crée le naturel. La troisième étape de la mimesis concerne une véritable recréation, voire résurrection, de la nature à partir de la matière (couleur). La quatrième étape s’éloigne d'une représentation précise et privilégie l’effet esthétique. Le fond sombre, comme un champ fertile, sert à la fois de source et de contrepoint à l’apparition des formes colorées qui jaillissent de l’obscurité. 

 

         À partir de l’étude d’un genre spécifique – les sottoboschi – resitué dans son contexte culturel, théologique, scientifique et philosophique, Karin Leonhard propose une vision générale de la conception baroque de la nature morte d’une grande richesse et érudition, s’appuyant sur une bibliographie très abondante de sources et de littérature secondaire. Mais grâce aux liens que l’auteur tisse avec une très grande précision et justesse entre peinture, philosophie naturelle, médecine, alchimie, la perspective va bien au-delà de l’analyse des œuvres citées et élargit considérablement le champ de recherche. La méthodologie employée est pertinente et la mise en relation des œuvres et des concepts contenus dans les divers traités cités montre bien combien cette démarche est fructueuse. La mimesis et la couleur sont au cœur des préoccupations de l’ouvrage. S’éclairant l’une l’autre, leur confrontation permet de cerner les multiples inflexions et mutations de leur conception respective. À ce titre, ce livre est d’une grande importance, non seulement pour l’étude de la nature morte mais aussi pour celle de concepts fondamentaux comme le rapport entre ars et techne, et celui entre nature et artifice. 

 

 

Table des matières 

 

Chap. 1 : The Picture as Species p. 13

Mimesis I. The Picture as "Species" - The painter as Gardner p. 86

 

Chap. 2 : The Picture as Pharmakon p. 88

Mimesis II. The Painter as Apothecary p. 123

 

Chap. 3 : The Pictire as Palingenesis p. 136

Mimesis III. Death and Transfiguration - The painter as Alchemist and "Palingenesis" of Lady Venetia Digby p. 157

 

Chap. 4 : The Picture as Ephemeron p. 164

Mimesis IV. The Picture as "Ephemeron" - Color as Accident p. 208

 

Afterword and Outlook p. 211

 

Notes p. 214

Bibliography p. 279

List of Illustrations p. 298

Index p. 302