Galbois, Estelle - Rougier-Blanc, Sylvie (dir.): Maigreur et minceur dans les sociétés anciennes. Grèce, Orient, Rome. 17 x 23,5 cm, 405 p., ISBN : 9782356133434, 25 €
(Ausonius Editions, Bordeaux 2020)
 
Rezension von Isabelle Algrain, Université libre de Bruxelles
 
Anzahl Wörter : 2159 Wörter
Online publiziert am 2022-04-29
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=4030
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           Cet ouvrage réunit vingt-deux contributions qui ont été présentées lors d’un colloque à l’université Toulouse-Jean Jaurès en 2017 et qui interrogent les notions de maigreur, de minceur et les comportements alimentaires qui les entourent depuis le IIIe millénaire avant notre ère jusqu’à la chute de l’Empire romain d’Occident, à la fois en Grèce, à Rome, en Orient et en Égypte. Il s’insère en cela dans une recherche prolifique menée autour du corps dans les sociétés anciennes, en particulier grecques et romaines, depuis les trois dernières décennies. Ces études, notamment dans les universités françaises, ont ainsi abordé des thèmes comme les soins du corps, la beauté, les différentes parties du corps, le sang, le handicap, etc. La présente thématique fait également écho à des préoccupations modernes et confronte ainsi nos conceptions des comportements alimentaires à celles des Anciens.

 

           La première partie intitulée « Mots et ambiguïtés des discours sur les maigres et les minces » est composée de deux articles. La contribution des éditrices de l’ouvrage s’intéresse au livre XII des Deipnosophistes d’Athénée de Naucratis, livre qui est plus particulièrement consacré à la tryphê et s’ouvre sur un catalogue des obèses dans lequel est enchâssé un catalogue des maigres. Ce dernier catalogue de huit personnages permet d’aborder les liens tissés par Athénée entre la maigreur et des thèmes comme la pauvreté, la maladie, la vieillesse, le mode de vie des individus, la pratique intellectuelle et la mort. Pour l’auteur antique, la maigreur est un ressort comique et littéraire dévalorisant l’excès de contrôle de soi – ou son manque dans le cas des tyrans et des rois obèses. L’article d’Éric Dieu analyse le vocabulaire de la maigreur et de la minceur en grec ancien et en latin, après avoir d’abord replacé celui-ci dans le contexte plus général des langues indo-européennes. Ces termes reposent sur une idée originelle de nature spatiale évoquant l’extension, l’étirement et la longueur, sur l’idée de sécheresse ou encore sur celle de souplesse. Aussi bien en grec qu’en latin, il existe des termes pour qualifier positivement la minceur et négativement la maigreur.

 

           La deuxième section traite du thème « Faim, maigreur et mondes sociaux ». Christelle Mazé aborde la question des inégalités alimentaires dans l’Égypte des IIIe et IIe millénaires av. J.-C. tout en précisant que la maigreur et la sous-nutrition restent difficiles à évaluer. Dans les représentations, la minceur est une convention évoquant la beauté et la bonne santé physique. Les extrêmes que sont la maigreur et l’obésité sont rarement représentés et, quand c’est le cas, la maigreur est associée aux étrangers et aux marginaux. Les autres documents reflètent une société fortement hiérarchisée où les inégalités institutionnalisées conditionnent l’accès à la nourriture. La contribution d’Aida Fernández Prieto envisage la nourriture comme marqueur de l’identité sociale dans la littérature athénienne des Ve et IVe s. av. J.-C. et la manière dont certains aliments – consommés durant les famines ou presque impropres à la consommation humaine – sont utilisés par les auteurs anciens pour stéréotyper la figure du pauvre. Delphine Driaux discute de l’utilisation de la maigreur comme marqueur social dans les représentations de l’Égypte ancienne, plus particulièrement pour la période s’étendant de l’Ancien au Moyen Empire. La maigreur, indiquée notamment par des côtes et des clavicules saillantes, renverrait aux classes socio-professionnelles les plus pauvres de la population et les stigmatiserait.

 

           La troisième partie, qui s’intitule « Esthétique de la maigreur et de la minceur en Grèce et à Rome », s’articule principalement autour de l’étude des textes. Marco Vespa prend le parti d’étudier la maigreur comme critère d’évaluation des corps féminins au travers des métaphores animales appliquées à ces corps en Grèce ancienne. Les critères esthétiques mentionnés dans les textes des auteurs antiques invitent à comparer, entre autres, les femmes belles à des biches ou des juments au long cou mince, et les femmes laides et vieilles à des singes maigres, décharnés et dotés d’un cou trapu. Dans l’article de Florence Gherchanoc, la nature genrée des injonctions à la beauté est mise en avant par l’exploration des critères esthétiques valorisés chez les femmes et chez les hommes. Si, dans les deux cas, on enjoint aux femmes et aux hommes de n’être ni trop maigres, ni trop gras, l’esthétique masculine implique en outre un teint tanné par le soleil – preuve de l’entraînement au gymnase, tandis qu’il est attendu des femmes qu’elles aient les fesses charnues. Andreas Fountoulakis s’intéresse au traitement littéraire des poètes dans les comédies d’Aristophane, où la figure du poète maigre devient un topos comique en opposition à la figure du citoyen-hoplite. Cette déviation du modèle de masculinité dominant est la conséquence d’un engagement excessif dans l’activité intellectuelle. Comme nous l’apprend Évelyne Prioux, la notion de minceur est utilisée par les poètes proches du pouvoir monarchique de l’époque hellénistique pour forger une esthétique et une stylistique que l’on retrouve aussi bien en poésie qu’en rhétorique, mais aussi surtout en peinture et en sculpture. La minceur d’une statue de Vénus découverte dans la villa de Chiragan, à Martres-Tolosane (Haute-Garonne), occupée pendant toute la période de l’Empire romain, fait l’objet d’une contribution de Pascal Capus qui s’interroge sur le caractère délibéré de l’esthétique de cette statue, très mince et peu charnue, notamment au niveau des fesses. Elle serait issue d’un atelier d’Asie Mineure où ce genre de proportions est fréquent. Florence Klein travaille sur les notions de minceur et de maigreur appliquées aux textes antiques, opposant compositions légères et compositions lourdes à partir du vocabulaire de la minceur et de la grosseur. Les poètes augustéens tendent à se placer dans la continuité de Callimaque et de sa « Muse fine », en associant la « minceur » métaphorique de sa poésie à une supposée maigreur de l’auteur, à sa chétivité et à une faiblesse physique. Néanmoins, la « Muse fine » est mal comprise par ces poètes, car l’auteur grec souhaitait avant tout opposer son style léger à un style antérieur lourd, et non rendre compte d’une incapacité à s’attaquer au genre épique. Dans son article, Marie-Hélène Garelli démontre que la maigreur et l’embonpoint ne sont pas des éléments caractéristiques des personnages comiques dans le théâtre romain : les personnages maigres ou gros renvoient surtout aux notions de plein ou de vide, notamment par la figure du parasite. Enfin, le dernier article de cette section, par Régis Courtray, envisage la réception d’une expression des Bucoliques de Virgile (3.102), « tenir à peine par les os », utilisée pour des agneaux et appliquée à des hommes très amaigris, chez saint Jérôme, pour marquer l’ascèse, une passion dévorante ou une faim extrême.

 

           La quatrième partie, « Maladies, médecine et hygiène du corps (Orient, Grèce, Rome) », est composée de cinq contributions. La première, de Vérène Chalendar, a pour objet la médecine mésopotamienne et les critères utilisés par les médecins pour définir la maigreur : les concepts de minceur et de maigreur étant différents des nôtres, il est difficile d’identifier dans les textes ce qui a trait à la maigreur et, dans le cas de la perte de poids, elle doit être significative pour être mentionnée chez l’adulte. Danielle Gourevitch étudie la maigreur dans l’œuvre de Galien, considérée généralement comme une mauvaise chose, mais qui peut à l’occasion se révéler bonne, dans son opposition à l’obésité. John Wilkins traite lui aussi des textes de Galien, en particulier ceux relatifs à la diététique. La contribution de Valérie Visa-Ondarçuhu envisage la minceur dans le cas des athlètes grecs, à partir du traité Sur la gymnastique de Philostrate : la minceur y est décrite comme le propre de certaines catégories d’athlètes, à savoir les coureurs, pentathlètes et pugilistes. Pour cette dernière catégorie, l’autrice propose une intéressante nouvelle traduction d’un passage du traité, souvent utilisé par les commentateurs modernes pour mettre en avant la gloutonnerie et l’embonpoint des pugilistes antiques. Or, la traduction proposée, concordant avec l’iconographie des vases à figures noires attiques, remet en cause cet embonpoint supposé par l’utilisation de la notion de « fermeté » du ventre. C’est dans l’œuvre de Tertullien qu’Elina Freslon étudie quant à elle le régime athlétique et la minceur dans leurs rapports avec le jeûne chrétien.

 

           La cinquième et dernière partie porte le titre de « Minceur de l’âme, maigreur du corps : religion et philosophie ». Étienne Helmer s’intéresse au corps du philosophe cynique ni gros ni maigre ni mince, et à l’éthique du ventre et à la frugalité mises en œuvre par Diogène. Dans l’article d’Aikaterini-Iliana Rassia sont investigués les types de jeûnes de la religion grecque – aussi bien les jeûnes permanents que les jeûnes intermittents – et les mentalités associées à ces pratiques. Le jeûne sert ainsi à préparer l’esprit aussi bien que le corps, par exemple dans le contexte des rituels initiatiques, ou encore à des fins de purification, mais l’amincissement n’est pas une conséquence recherchée. C’est également le cas dans les traditions juive et égyptienne relatives à l’alimentation, analysées par Anna Guedon et Fabio Porzia. Dans la tradition judaïque, la minceur et la maigreur renvoient surtout à la pauvreté, à la famine et à la maladie alors que la grosseur qualifie une situation aisée. Une série d’interdits alimentaires ou des périodes de jeûne sont imposées aux fidèles et, de la même manière, des interdits alimentaires frappent également les prêtres égyptiens de l’époque impériale. Ces prescriptions n’ont pas de but diététique et sont sans lien avec une idée de minceur : ce qui prime est le lien qui s’établit entre les repas légers et le jeûne, d’une part, et la personne pieuse, l’ascète ou le philosophe, d’autre part. Enfin, Jean-Christophe Courtil interroge la notion de maigreur dans la philosophie stoïcienne et, en particulier, chez Sénèque, où le corps maigre peut aussi bien être vu sous un jour positif (ascèse) qu’un jour négatif (débauche).

 

           Les remarques conclusives reviennent sur deux éléments, dont le second a particulièrement été mis en exergue dans le volume : une approche pragmatique de la maigreur qui interroge les apports caloriques des populations anciennes et les perceptions de la maigreur dans l’art et dans les textes. Cet ouvrage collectif offre, en résumé, un bon état de la question, essentiellement sur la Grèce et la Rome antiques, tout en incluant quelques contributions sur le Proche-Orient et l’Égypte. Il permet d’aborder les thèmes de la minceur, connotée positivement par les Anciens, et de la maigreur, connotée négativement, à travers des approches sociales, économiques, morales, religieuses, esthétiques et médicales. Les multiples ouvertures que proposent les différentes contributions montrent bien que le thème, au sein de la recherche sur le corps antique, est loin d’être anecdotique et permet de renouveler les études sur le corps.

 

 

Table des matières

 

Remerciements : p. 9

 

Avant-propos : p. 11

 

I. Mots et ambiguïtés des discours sur les maigres et les minces

  • Estelle Galbois & Sylvie Rougier-Blanc, Maigres et minces dans le monde gréco-romain. Réflexions autour du livre XII, 550 f - 522 f des Deipnosophistes d’Athénée : p. 15
  • Éric Dieu, Quelques considérations sur le vocabulaire de la maigreur et de la minceur en grec ancien et en latin : p. 37

II. Faim, maigreur et mondes sociaux

  • Christelle Mazé, “J’ai donné du pain à celui qui avait faim…”. Manque de nourriture et inégalités alimentaires en Égypte ancienne (IIIe-IIe millénaire a.C.) : p. 53
  • Aida Fernandez Prieto, Ton limon ostrakido: Hunger, Food and Social Identity in Athenian Literature (V-IVth century AC) : p. 71
  • Delphine Driaux, Représentation et perception sociale de la maigreur dans l’Égypte ancienne : p. 81

III. Esthétique de la maigreur et de la minceur en Grèce et à Rome

  • Marco Vespa, La forme animale : maigreur des bêtes et norme esthétique en Grèce ancienne : p. 95
  • Florence Gherchanoc, De beaux corps, “ni trop maigres”, “ni trop gras”, en Grèce ancienne : p. 113
  • Andreas Fountoulakis, Thin Poets and Their Poetics: Observations on Aristophanes’ Gêrytadês, Greek Comedy and Aesthetic Theory : p. 125
  • Évelyne Prioux, La minceur, entre peinture, sculpture, poésie et rhétorique : la notion de corpulence dans les théories hellénistiques du style : p. 143
  • Pascal Capus, La minceur de Vénus. Une statue oubliée de la villa de Chiragan : p. 163
  • Florence Klein, Maigreur, minceur et faiblesse physique des Callimachi Romani : programme poétique “callimachéen” et dynamique intertextuelle chez les poètes augustéens : p. 171
  • Marie-Hélène Garelli, Maigreur et esthétique dramatique à Rome : p. 187
  • Régis Courtray, “Tenir à peine par les os” : la réception de Bucoliques, 3.102 chez saint Jérôme : p. 197

IV. Maladies, médecine et hygiène du corps. Orient, Grèce, Rome

  • Vérène Chalendar, Le médecin mésopotamien face à la maigreur : p. 211
  • Danielle Gourevitch, Bonne maigreur, mauvaise maigreur : les idées de Galien : p. 225
  • John Wilkins, Galen, on the Thinning Diet : p. 241
  • Valérie Visa-Ondarçuhu, L’athlète grec et la recherche de la minceur. Observations de Philostrate dans le traité Sur la gymnastique : p. 247
  • Elina Freslon, Régime de l’athlète et avantages de la minceur chez Tertullien : p. 269

 

V. Minceur de l’âme, maigreur du corps : religion et philosophie

  • Étienne Helmer, Le corps cynique : ni gros ni maigre ni mince, ou de l’esthétique à l’éthique du ventre : p. 281
  • Aikaterini-Iliana Rassia, Cultural Practices and Mentalities of Religious Fasting in Attic Cults and Festivals : p. 291
  • Anna Guedon & Fabio Porzia, Entre corps et esprit : les règles de la diét-éthique juive et égyptienne : p. 305
  • Jean-Christophe Courtil, Maigreur, santé du corps et santé de l’âme chez Sénèque : la philosophie stoïcienne fait-elle l’apologie de la maigreur ? : p. 331

Conclusion : p. 347

 

Bibliographie : p. 359