Baud, Anne - Schmitt, Anne: La construction monumentale en Haute-Savoie, du XIIe au XVIIe siècle. De la carrière au bâti (Documents d’Archéologie en Rhône-Alpes et en Auvergne – DARA, 48). 132 p., 978-2-35668-065-5, 25 €
(Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon 2019)
 
Rezension von Bruno Varennes
 
Anzahl Wörter : 2572 Wörter
Online publiziert am 2021-04-26
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3834
Bestellen Sie dieses Buch
 
 

          Les domaines d’étude respectifs d’Anne Baud et d’Anne Schmitt les ont amenées à diverses collaborations, dont cet ouvrage commun, La construction monumentale en Haute-Savoie du XIIe au XVIIe siècle. De la carrière au bâti.

 

         Toutes deux membres du laboratoire ArAr, Archéologie et Archéométrie (UMR 5138), elles sont au cœur des activités relatives à la période médiévale de ce dernier. Anne Baud, Maîtresse de Conférence à l’université Lyon II et habilitée à diriger des recherches, est spécialisée en archéologie des élévations. Anne Schmitt, Directrice de recherche CNRS, est tournée vers l’étude des matériaux de construction (géologie et pétrographie). Si cet ouvrage est le fruit d’un regard croisé sur le bâti monumental d’un espace haut savoyard élargi aux rivages septentrionaux du lac Léman, il est surtout dans la continuité du mémoire de HDR de Anne Baud (Habilitation à diriger des recherches à l’université de Clermont-Ferrand : Ressources, choix et mise en œuvre de la pierre dans l’architecture monumentale, ancien diocèse de Genève, XIIe-XVIe siècle, 2014).

 

         Écrit à quatre mains, ce livre se veut une « enquête sur l’architecture monumentale » de Haute Savoie, étirée sur la durée (XIIe-XVIIe siècle). Il est porté par une illustration riche (184 figures, essentiellement des photographies), parmi lesquelles les nombreuses représentations cartographiques offrent une information de premier ordre. À l’échelle large du diocèse de Genève au Moyen Âge, comme à des échelles infrarégionales, voire locales, elles sont au nombre de 15, dont une carte géologique « simplifiée ». En outre, huit encarts traitant de sites particuliers offrent des focus bienvenus sur quelques sites choisis. Au-delà de ceux réalisés par les autrices mêmes (la Pêche miraculeuse de Konrad Witz, p. 31, par Anne Schmitt ; l’abbaye cistercienne de Bonlieu, p. 63, l’église paroissiale de Desingy, p. 66, et l’abbaye d’Abondance, p. 69, rédigés à quatre mains), une partie a été confiée à des chercheurs ayant une très bonne connaissance du terrain (Laurent D’Agostino – archéologue, chercheur associé au laboratoire ArAr – pour les châteaux des Allinges, p. 53, et l’emploi des matériaux à l’abbaye de Sixt, p. 74), dont d’actuelles doctorantes travaillant sous la direction d’Anne Baud (Sidonie Bochaton, pour le prieuré de Meillerie, p. 51 ; Mathilde Duriez, la Chartreuse de Mélan, p. 72 ; Amélie Roger, l’église Saint-Maurice d’Annecy, p. 85).

 

         Le but de l’ouvrage est d’associer dans une commune démarche « archéologie et géologie » : « comprendre quels étaient les critères de choix pour les constructeurs du Moyen Âge et de l’époque moderne dès lors qu’ils savaient s’approvisionner en pierres »[1]. Comme l’expose en préface Joël Serralongue, archéologue départemental de Haute-Savoie, l’idée est d’« éclairer [les] édifices en leur donnant plus de sens et de réalité historique et physique, en identifiant et caractérisant leurs matériaux de construction et de parure. Il s’agit de ne plus voir un monument selon ses masses et ses volumes, ses ensembles et ses détails, ses façades et ses toitures mais de pénétrer ses divers éléments afin de les faire parler »[2].

 

         Décomposée en trois chapitres de tailles inégales, l’enquête renouvelle l’approche monumentale par une entrée par le matériau principal, la roche (les types, leurs rôles), sans pour autant nier les autres (principalement le bois, dont la place dans le chantier de construction est proche).

 

         Les deux premiers chapitres composent l’essentiel de l’ouvrage. Ils s’ouvrent par le rappel nécessaire du cadre historique et géographique. Il s’agit du double contexte religieux et politique à l’origine du chantier monumental sur le temps long, et du contexte « environnemental », le cadre géographique associé à l’étude des caractéristiques des principales roches présentes dans la région et employées dans le bâti castral ou ecclésial.

 

         En son second chapitre, l’étude présente la majorité des édifices monumentaux de Haute Savoie, à l’aide de focus monographiques consacrés à la mise en œuvre de la pierre dans chacun d’eux, en s’intéressant en outre à certaines structures fortement dégradées. Pour exemple, est succinctement étudié le Châtelet de Credoz, dans la vallée de l’Arve, dont seuls des pans de murailles en blocs calcaires de grande dimension, de forme cintrée, subsistent. L’ensemble offre ainsi une vue globale sur le bâti monumental et ses caractéristiques. L’intérêt de la longue durée y est alors plus évident : une lecture synoptique jusqu’au XVIIe siècle permet de souligner les continuités et les ruptures dans l’emploi des matériaux lors de chantiers ultérieurs aux constructions initiales.

 

         Le troisième chapitre, fort réduit, s’efforce de dresser le bilan des connaissances relatives au transport de la pierre depuis les carrières jusqu’aux sites, dans ce cadre de la construction monumentale, et là encore sur la longue durée. Les autrices y évoquent le transport par voie fluviale, essentiellement sur le Lac Léman, réduisant les coûts et permettant un approvisionnement diversifié, ainsi que les charrois et convois terrestres concernant, par défaut, l’ensemble du territoire.

 

         Les sources sont, avant tout, celles de l’archéologie des élévations, c’est-à-dire le matériau lui-même, tel qu’il a été mis en œuvre, et fonction de l’appréhension pouvant être faite. L’analyse est donc une enquête de terrain, fonction du bâti lui-même et de son état actuel, appréhendé ici par une étude archéométrique rigoureuse. Pour chaque site, l’étude des roches employées est en relation avec le contexte géologique local, son exploitation lorsqu’elle est connue, avant de s’intéresser à leur mise en œuvre même dans le bâti.

 

         Au-delà du terrain, cette étude s’appuie sur l’ensemble des connaissances actuelles. Sont invoquées les archives relatives aux carrières et au transport des pierres, provenant essentiellement des comptes de châtellenie, nombreux dans le cadre centralisé de la Savoie Comtale pour les dernières décennies du XIVe siècle et la première moitié du siècle suivant. Les auteurs se sont ici appuyés sur les études et publications existantes : pour les châteaux d’Annecy et de Ripaille, celles de l’Archiviste départemental de Haute-Savoie Max Bruchet (« Études archéologiques du château d’Annecy », Revue savoisienne, 1900, 41e année, p. 247‑327 ; Le château de Ripaille, Paris, Delagrave, 1907, rééd., La Ravoire, Imprimeries réunies de Chambéry, 1979) ; concernant le château de Faucigny, les travaux de François Bouchage et Pierre Gave (Les ruines de Faucigny, près de Bonneville, mémoire descriptif orné d’une planche, Chambéry, Drivet, 1891, 41 p.), repris et précisé par Louis Blondel (Châteaux de l’ancien diocèse de Genève, Mémoires & documents publiés par la Société d'histoire et d'archéologie de Genève 7, Genève, Société d’histoire et d’archéologie, 1956, 486 p.) ; pour le château de Ternier (Saint-Julien-en-Genevois), ceux de Mathieu de La Corbière (L'invention et la défense des frontières dans le diocèse de Genève. Étude des principautés et de l'habitat fortifié (XIIe-XIVe siècle). Annecy, Académie salésienne, 2003, 647 p. (Mémoires et documents publiés par l’Académie salésienne, t. 107-108, 2003) ; et, enfin, pour celui de Bonneville, ceux de Christian Guilleré (Les comptes de la châtellenie de Bonneville. Registre des comptes de 1385. Opera castri 1385-1400, Bonneville, Le Tour, 2005, 138 p.). Les autrices s’appuient encore sur les travaux de Alain Keruzan (« Les chantiers dans la construction des châteaux-forts », Études savoisiennes, revue d’histoire et d’archéologie 9‑10, 2000-2001 ; et « L’organisation technique et financière des chantiers dans la construction des châteaux-forts savoyards dans l’ancienne manché des Coligny », Études savoisiennes, revue d’histoire et d’archéologie 9‑10, 2000-2001, p. 169‑175). Source textuelle incontournable, les comptes renseignent sur les modes d’approvisionnement (types de pierres, achats, parfois une partie de la taille des pierres ainsi que leur transport), sur les moyens techniques et humains, et parfois encore sur les unités de mesure employées. Ils attestent que l’achat de pierres est en corrélation directe avec le besoin (le stockage étant inexistant), ce qui doit être mis en lien avec le coût de l’extraction. N’ayant pas leur pendant dans les fonds d’archives ecclésiastiques, ces informations ne peuvent qu’être extrapolées pour la construction monumentale religieuse. Enfin, quelques sources textuelles de l’époque moderne, conservées aux Archives départementales de Savoie et de Haute-Savoie renseignent encore sur certains sites d’extractions et sur la mise en œuvre de la pierre dans le bâti essentiellement au XVIIe siècle.

 

         Au-delà, la recherche de l’exhaustivité a amené les autrices à interroger d’autres sources. Exemple isolé, le site dans lequel s’insère la représentation de la scène biblique de la Pêche miraculeuse, réalisée par Konrad Witz en 1444 pour la cathédrale de Genève et conservée au Musée d’Art et d’Histoire de cette ville se révèle ici intéressant. Le peintre a disposé son sujet dans une topographie reconnaissable encore aujourd’hui, le « petit lac » Léman en amont de Genève, vu depuis sa rive septentrionale. Ce « paysage identifiable »[3], représenté tel qu’il apparaissait aux yeux du peintre[4] atteste d’un front de taille de molasse situé sous l’eau, aux pieds de Jésus. Cela en fait l’un des rares témoins contemporain des carrières du littoral lacustre, alors que la montagne calcaire du Salève en arrière-plan est marquée par les entailles géométriques d’un front de carrière. La disposition de Jésus sur l’eau à proximité du rivage est au cœur de l’interprétation de l’œuvre autour de miracles mentionnés dans le Nouveau Testament[5], il est au demeurant notable que les historiens d’art ont longtemps retenu à ses pieds la seule présence de galets[6].

 

         Si les matériaux mis en œuvre dans les constructions sont ici les roches, ce sont celles que recèle le territoire et son sous-sol géologique, ce que la conclusion met en valeur à travers les dernières cartes récapitulant les gisements mis en relation avec les sites de construction. Le tableau annexe rassemblant les types de pierre atteste de la dominante de trois formations : la molasse, concentrée dans l’ouest et le septentrion du territoire, le « sillon molassique », le tuf dont les gisements sont disséminés, et qui est parfois confondu avec la cargneule, et enfin le calcaire, qu’il soit d’origine urgonienne ou non.

 

         Sans surprise, la construction monumentale emploie ces roches en fonction de deux critères fondamentaux. L’offre locale, à l'échelle du site même, influe sur le choix des pierres employées : l’usage des calcaires tend à dominer dans les vallées alpines (depuis le calcaire blanc jusqu’à ceux veinés et colorés dénommés maladroitement « marbres »), et celui de la molasse dans le sillon molassique occidental. Les situations autres sont rares : les châteaux des Allinges sont érigés sur un gisement exploitable de grès dont leur mise à œuvre a fortement bénéficié. Ils « témoignent d’une relation étroite entre le milieu naturel qui les accueille, l’implantation des carrières de pierre et la construction »[7]. L’usage du tuf, attesté sur l’ensemble du territoire, peut cependant être mis en lien avec la présence de gisements reconnus (la mise en œuvre de l’abbatiale de Mélan en emploie à moins de 1 km d’un site d’extraction).

 

         Les propriétés physiques que le constructeur cherche à optimiser forment naturellement le second critère. Il s’agit d’éviter les remontées d’humidité en employant dans les soubassements et les contreforts des calcaires durs ou des « couches rouges » comme dans le prieuré de Meillerie. Les qualités de la molasse rendent sa taille plus aisée, ce qui la qualifie pour les éléments sculptés des baies, parfois pour les parements (externes et internes de l’église des Dominicains d’Annecy), alors que ses qualités réfractaires la réserve encore aux cheminées. Le tuf est, sans surprise, plutôt réservé aux encadrements de baies et aux voûtes.

 

         Dès lors, l’absence d’adéquation entre la ressource et le site de mise en œuvre questionne. L’usage de la molasse dans l’abbaye d’Abondance offre un cas unique de transport de pierres sur une longue distance (environ 20 km de chemins muletiers), et ce afin de mettre en œuvre un nouveau cloître au XIVe siècle, ainsi qu’un portail dédié à la Vierge. Il y a là une commande spécifique, relevant d’un projet plus global, visant à valoriser la fondation augustinienne.

 

         Enfin, le temps long permet de révéler les ruptures et les continuités sur les siècles de l’époque moderne. Conséquences des mutations architecturales d’une architecture castrale qui se veut résidentielle sous l’influence de la Renaissance, de chantiers ecclésiaux marqués par le baroque outre-alpin, l’évolution dans le choix des matériaux est notable. Si le tuf décline, les calcaires sont plus employés pour draper de monumentalité les parements (calcaires blancs) ou souligner le mobilier liturgique (calcaire noir tel le « marbre » de Sixt). L’hypothèse de changements liés à la présence d’artisans italiens est esquissée.

 

         Le but initial de l’ouvrage apparaît pleinement atteint, en offrant à la fois une vue d’ensemble et une approche plus fine et renouvelée du bâti ecclésial et castral de Haute-Savoie. Cependant, si dans la première partie, la présentation des roches et de leurs caractéristiques propres impose un nécessaire catalogage, la démultiplication des études monographiques confrontée à l’usage d’un nombre restreint des types de roche en seconde partie amène à une certaine répétition des formules, et peine à donner du poids à la portée de l’ouvrage.

 

         En outre, en dépit d’un titre prometteur (« de la carrière au bâti »), on regrettera que les lieux d’extraction ne soient abordés que de manière secondaire, par défaut, et non comme un objet d’étude à part entière. Difficiles à appréhender du fait de leurs transformations ultérieures par leur exploitation encore à l’époque moderne, ou parce que l’extraction provient du site même de construction, aucun n’ayant fait l’objet d’une étude approfondie, leur approche reste indirecte. De même, si le délaissement de la comptabilité châtelaine est justifié, le choix de ne faire « qu’évoquer » (p. 105) les acteurs identifiés des chantiers étudiés, et en dépit de conclusions intéressantes, apparaît regrettable en regard des buts assignés.

 

         Quoi qu’il en soit, une telle étude à l’échelle de la Haute Savoie offre un éclairage renouvelé sur la construction monumentale et sa mise en œuvre. Comme en concluent les autrices, elle invite à des enquêtes du même ordre dans les territoires circonvoisins avec lesquels ce département est lié.

 


[1] Introduction, p. 11.

[2] [2] Joël Serralongue, Préface, p. 9.

[3] Laurence Terrier Aliferis & Musée d’Art et d’Histoire de Genève, Konrad Witz : le retable de Genève. État des recherches, 2004, Musée d’Art et d’Histoire de Genèvre, octobre 2004, p. 1. Sa description par Florens Deuschler est la seule source citée ici par Anne Schmitt dans sa fiche synthétique. Florens Deutschler, « Konrad Witz, la Savoie et l’Italie. Nouvelles hypothèses à propos du retable de Genève », Revues de l’art, 71, 1986, p. 7-16, description p. 10.

[4] Konrad Witz est reconnu, avec cette œuvre, faire preuve d’une grande attention au réel. Florens Deutschler, « Konrad Witz, la Savoie et l’Italie. Nouvelles hypothèses à propos du retable de Genève », Revues de l’art, 71, 1986, p. 7-16, description p. 12.

[5] « Il s’agit (…) de la combinaison de deux passages évangéliques qui ne concordent que très partiellement. Le premier est (…) la Pêche miraculeuse, selon Jean (XXI, 1-8) ». Mais « la position du Christ, non pas sur le rivage, mais sur le lac à un pas de la berge, se réfère au miracle du Christ marchant sur les eaux, relaté par Matthieu (XIV, 22-33) ». Laurence Terrier Aliferis, « L’iconographie du retable », dans Frédéric Elsig et Cäsar Menz, Konrad Witz et Genève, Genève, 2013, p. 137-151, p. 141.

[6] Laurence Terrier Aliferis, « L’iconographie du retable », dans Frédéric Elsig et Cäsar Menz, Konrad Witz et Genève, Genève, 2013, p. 137-151, p. 142.

[7] Laurent d’Agostino, « Carrière et construction aux château des Allinges », p. 53.