Grave, Johan Johannes : Giovanni Bellini. The Art of Contemplation, 288 p., 29,6x37,5, 242 col. ill., ISBN: 978-3-7913-8397-2, 120 $
(Prestel Verlag, München 2018)
 
Rezension von Marie Piccoli-Wentzo, EPHE
 
Anzahl Wörter : 2106 Wörter
Online publiziert am 2023-03-14
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3557
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       Dans ce bel ouvrage aux dimensions impressionnantes publié chez Prestel, Johannes Grave prolonge ses réflexions sur la contemplation de la nature et du paysage dans la peinture de l’Époque moderne. Écrit en anglais dans une expression fluide et claire, ce livre rend accessible à un public international plus large des travaux menés habituellement en langue allemande, tout en les enrichissant d’études inédites. Le texte est accompagné d’images imprimées de très belle qualité ainsi que d’un très grand nombre de détails de peinture ou de dessin, qui rendent la lecture des plus agréables.

 

       L’ambition de l’ouvrage est difficile à cerner. Il n’y a en effet aucune introduction qui aurait permis d’expliquer les intentions de l’auteur ou les problématiques de son étude. Une chose est certaine : cette monographie n’a pas pour ambition de regrouper le catalogue du peintre ou de discuter certaines attributions. Au contraire, l’auteur assume de n’étudier que certains tableaux du maître vénitien, tout en allant piocher parmi des œuvres appartenant à différentes périodes chronologiques. L’hypothèse phare de cette étude apparaît tout au long de l’ouvrage de manière assez claire : pour J.G., Giovanni Bellini chercherait à créer à travers ses compositions – que ce soit dans les figures ou le fond paysager – des outils de méditation ou de contemplation pour le spectateur ou la spectatrice. On comprend ainsi bien le choix du sous-titre du volume. L’intérêt de J.G. n’est donc pas de résoudre les problèmes longtemps débattus autour de la peinture ou de la figure de Giovanni Bellini, mais plutôt d’explorer l’indétermination et la polysémie inhérentes à l’observation de son œuvre.

 

       L’auteur entame son ouvrage par une étude de cas, celle du panneau de Bellini généralement connue sous le titre d’« Allégorie sacrée ». Il propose une interprétation nouvelle, assez originale, à savoir que ce chef-d’œuvre serait en fait, dans l’œuvre de Bellini, un « raté » – c’est du moins ce qu’auraient dû en percevoir les contemporains du peintre. J.G. avance l’hypothèse que les motifs peints sont autant d’indices sur un thème sacré et invisible que le spectateur peut lire dans un ordre aléatoire. En prenant l’exemple de l’arbre en pot au centre de la composition et de la Vierge trônant sur un siège rappelant celui du doge, l’auteur revient sur un grand nombre des interprétations qui en ont été faites et propose que le choix de l’interprétation revienne au spectateur du tableau. La minutie descriptive de chaque motif aurait pour effet de ralentir le dévot dans sa lecture, le poussant par là même dans une longue méditation. Cette interprétation, certes nouvelle et originale, va néanmoins à l’encontre de ce que disent souvent les spécialistes de l’art de la Renaissance et repose sur le seul épisode narratif de la composition : saint Antoine abbé, qui au cours de son voyage à travers le désert pour rencontrer saint Paul ermite, est guidé par un centaure, créature hybride qui lui semble dans un premier temps maléfique, mais qui cherche en fait la rédemption. La peinture ne représenterait donc pas une révélation, mais la manière dont son mystère, tout en restant caché, est perceptible grâce à l’attitude de celles et ceux qui sont capables de la voir. J.G. propose aussi de voir dans la commanditaire de ce tableau énigmatique Isabelle d’Este, la marquise de Mantoue, dont on connaît plusieurs lettres qui font part de son désir d’obtenir une peinture de Giovanni Bellini, peut-être sur le thème de l’Incarnation. Quoi qu’il en soit, l’intérêt d’Isabelle d’Este pour Bellini et l’interprétation laissée libre aux spectateurs sont les deux fils rouges de l’ouvrage.

 

       Le chapitre 2 s’intéresse à la jeunesse du peintre vénitien par l’étude de trois peintures – le Polyptyque Gattamelata cosigné par Jacopo Bellini et ses fils, Giovanni et Gentile ; la Vierge à l’Enfant de Los Angeles tantôt attribué à Jacopo tantôt à Giovanni et, enfin, la petite peinture de Saint Jérôme conservée à Birmingham. L’auteur cherche à comprendre les premières initiatives du peintre, et c’est finalement dans l’assemblage de différents motifs déjà existants que J.G. décèle l’invention de Giovanni : le peintre chercherait à faire entrer le spectateur dans une contemplation allégorique à travers l’assemblage de motifs issus de plusieurs narrations et ouvrant sur différentes interprétations. L’auteur en conclut qu’il n’est pas nécessaire pour l’historien de l’art de spécifier davantage les références iconographiques qui sont, par essence, ambiguës.

 

       Dans le chapitre 3, J.G. se penche sur les tableaux de dévotion privée, typologie dans laquelle Giovanni Bellini se spécialise au début de sa carrière. L’auteur étudie les tableaux par séries thématiques : la première comprend trois Pietà (celles de l’Accademia Carrara, du Museo Poldi Pezzoli et du Museo Correr) que J.G. analyse en miroir du célèbre traité de Giustiniani, De triumphali agone mediatoris Christi ; la seconde est la très grande série sur la thématique de la Vierge à l’Enfant de Giovanni Bellini, qui rassemble plus de 80 peintures (l’auteur mentionne ce chiffre sans chercher à le discuter ou à identifier certaines œuvres). Dans ce dernier cas, J.G. relève la manière dont le peintre insère des variations dans ses tableaux (fond paysager, position de l’Enfant, usage du parapet, etc.). Dans une série comme dans l’autre, J.G. propose de voir dans l’évolution des motifs une recherche de l’artiste pour prolonger la méditation visuelle des spectateurs.

 

       Le chapitre 4 continue de traiter les influences de jeunesse de Giovanni Bellini : mis à part son père Jacopo et l’école padouane autour de Donatello, Francesco Squarcione et ses étudiants comme Marco Zoppo, il semblerait qu’Andrea Mantegna, son beau-frère par alliance, et des artistes flamands comme Jan van Eyck, Dieric Bouts ou Petrus Christus ont fortement marqué le peintre. Ainsi, la Transfiguration du Christ conservée au Museo Correr de Venise reprend tout autant l’imbrication des rochers dessinés par Andrea Mantegna dans son Christ descendant dans les Limbes que l’organicité et la minutie descriptive de la nature telle que les Flamands la représentent au xve siècle. Pour la suite du chapitre, J.G. étudie dans la même perspective la Prière au mont des Oliviers, la Crucifixion du Museo Correr puis la Présentation au Temple. Le chapitre se conclut sur ce que l’auteur nomme « l’ambition de Bellini », à savoir donner aux scènes peintes une puissante profondeur théologique, tout en conservant un aspect naturaliste.

 

       Les chapitres suivants reprennent cette même hypothèse en l’appliquant à différents types d’images. Ainsi, le chapitre 5 est une étude de cas sur la Pietà de Brera. J.G. explique la grande qualité émotionnelle de la peinture par le biais notamment de la célèbre inscription sur le cartellino et des larmes de la Vierge, tout en faisant appel à plusieurs textes dont la Vision de Dieu de Nicolas de Cues. La Pietà de Brera marque une étape importante dans l’œuvre de Bellini, elle inspirera d’ailleurs d’autres compositions au peintre vénitien.

 

       Le chapitre 6, très fourni, s’intéresse aux polyptyques et pale de Giovanni Bellini en cherchant à montrer son influence sur la peinture vénitienne contemporaine. Le Polyptyque de saint Vincent Ferrier, encore soumis à l’influence de l’atelier du père, se distingue par un manque d’harmonie. Pour le Polyptyque de sainte Catherine, le peintre s’inspire de manière originale de la composition de la sacra conversazione donnant une unité architecturale aux différents panneaux. J.G. propose de voir dans cette innovation une influence notamment sur Antonello da Messina, qui serait arrivé à Venise quelques années plus tard. La Pala di Pesaro, ensuite, s’articule autour d’un trône très original qui structure la composition en plusieurs espaces rappelant le format du polyptyque. Les bordures du trône rappellent les bordures du cadre, tout en créant une image dans l’image, centrée sur un paysage et une forteresse. Il s’agit, bien entendu, d’une des inventions les plus remarquables du maître vénitien. J.G. s’arrête après sur la Pala di San Giobbe afin de démontrer que, pour le peintre vénitien, ce n’est pas la mise en scène spectaculaire du retable qui compte, mais plutôt la capacité de celui-ci à supporter la méditation du dévot spectateur. En s’appuyant sur la Forma orationis et meditationis, rédigé par Ludovico Barbo, bénédictin et abbé de Santa Giustina à Padoue, qui apprend aux moines de sa congrégation à transformer leur prière en méditation puis en contemplation, J.G. montre que la peinture de Bellini reprend les trois mêmes degrés avec les saints, l’Enfant et les séraphins placés dans l’abside recouverte de mosaïques. Enfin, le triptyque de la Basilica dei Frari permet de clore ce long chapitre. Si les formes ont évolué – saints debout et monumentaux, abside en mosaïques dorées sans éléments figuratifs, etc. –, le principe reste le même : Giovanni Bellini cherche à soutenir et prolonger le temps de méditation du dévot spectateur par le biais d’outils picturaux.

 

       Le chapitre 7 gravite autour de la représentation de la nature érémitique. Sans surprise, J.G. entame son étude avec le magnifique panneau de Saint François d’Assise dans le désert dont le thème iconographique a déjà fait couler beaucoup d’encre. L’auteur rappelle à juste titre que le terme paysage n’existe alors pas en Italie : on y parle plutôt de « lontani (lointains) » ou de « paese (pays) ». Le transfert avant l’achèvement du panneau du commanditaire originel, un certain Zuan Michiel, à un autre patricien vénitien, Taddeo Contarini, a déterminé la fonction de l’œuvre : celle-ci devient un objet de collectionneurs apprécié pour ses qualités esthétiques. Une telle hypothèse, généralement admise, sert d’appui à J.G. pour déployer son idée principale, à savoir que l’iconographie inhabituelle alliée à la minutie descriptive de la nature permet au spectateur d’entrer en méditation, sans suivre ni un ordre précis ni une interprétation prédéterminée des motifs peints. La fin du chapitre reprend la même théorie pour les trois images représentant saint Jérôme au désert, conservées à Washington, Londres et Florence.

 

       Les quatre derniers chapitres s’intéressent aux œuvres tardives de l’artiste. Le chapitre 8 commence par revenir sur les échanges entre Giovanni Bellini et Isabelle d’Este, quant à une commande possible représentant la Nativité (ou l’Incarnation, selon ce que l’auteur expliquait dans le chapitre 1…) avec des saints. La marquise de Mantoue souhaite posséder une œuvre de l’artiste, car celui-ci saurait créer une expérience sensorielle pour l’œil du spectateur ou de la spectatrice – pour l’organisation de l’ouvrage, il aurait probablement été plus logique de déplacer cette sous-partie dans le premier chapitre afin que les extraits de lettres échangées entre la marquise et le peintre étayent plus solidement l’hypothèse de l’auteur sur l’Allégorie sacrée. J.G. revient ensuite sur des images de dévotion privée de Giovanni Bellini : des Crucifixions, des Vierges à l’Enfant, des Saintes conversations sont ainsi étudiées pour leurs variations.

 

       Le chapitre 9 s’intéresse à la position sociale de l’artiste et à son cercle, qui comportait des humanistes et des poètes. N’oublions pas que Bellini est impliqué dans la vie politique et administrative à Venise. Ses portraits en disent long sur son rôle et celui de sa famille dans la république : Bellini peint en effet le doge Leonardo Loredan, un jeune sénateur resté anonyme, le cardinal Ludovico Trevisan, Fra Teodoro di Urbino, le poète Pietro Bembo, pour ne citer qu’eux. Le chapitre 10 traite de l’influence de Bellini sur la génération des peintres vénitiens du tournant du xvie siècle : Cima da Conegliano, Sebastiano del Piombo ou encore Titien. Le chapitre 11, le dernier, s’arrête brièvement sur les dernières peintures mythologiques de l’artiste : la Clémence de Scipion, le Festin des dieux, l’Ivresse de Noé, le Martyre de saint Pierre de Vérone, la Jeune femme à sa toilette de Vienne. Dans ces images encore, souvent profanes, Bellini offrirait au spectateur la possibilité de choisir par lui-même le cheminement qu’il souhaite prendre dans l’image.

 

       Si la bibliographie réunit des études en langues étrangères variées (allemand, anglais, italien, français et espagnol), elle fait l’impasse sur plusieurs études brillantes qui auraient pu enrichir la pensée de l’auteur : parmi d’autres, M. Brock pour la fonction des retables à Venise, Ph. Morel sur le vin dans le Festin des dieux, Y. Hersant pour son étude de l’Allégorie sacrée, H. Brunon pour les « figures d’animation » dans les paysages de l’artiste – pour ne citer que quelques professeurs français. Il est en effet impossible de ne pas voir le livre de J.G. comme une grande synthèse des études sur l’œuvre de Giovanni Bellini, tant l’auteur refuse de prendre parti et propose toujours de combiner les interprétations, y compris lorsque celles-ci sont contradictoires et au détriment, peut-être, d’une lecture plus précise.

 

       Force est enfin de signaler que la question des « images potentielles » (D. Gamboni) ou doubles (M. Weemans) n’est pas abordée, alors même que l’œuvre de Bellini regorge de ces motifs, notamment dans les peintures à thème érémitique, et que le sujet constitue un terrain des plus fertiles pour les théories, d’ailleurs défendues par l’auteur, sur le regard actif et subjectif des spectateurs et des spectatrices.