Puig, Nicolas - Mermier, Franck (dir.): Itinéraires esthétiques et scènes culturelles au Proche-Orient. 1 vol., 278 pages, fig. in texte, 17 x 24 cm, ISBN 978-2-35159-062-1, 20 euros.
(Institut français du Proche-Orient [IFPO], Beyrouth 2007)
 
Compte rendu par Gaëlle Dumont, Université libre de Bruxelles
 
Nombre de mots : 2680 mots
Publié en ligne le 2008-09-17
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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Les différentes contributions de cet ouvrage ont pour but de décrire et d’analyser les moyens d’expression contemporains au Proche-Orient, plus précisément au Liban, en Syrie et dans les camps de réfugiés palestiniens. Le postulat de départ est que, dans ces États en perpétuelle tension, la création artistique se manifeste par des formes d’engagement très variées. Cinq domaines sont envisagés : l’écriture, le théâtre, la musique, le cinéma et les arts plastiques ; l’approche se veut sociologique, qui donne un panorama le plus large possible, et évite la critique d’art. Le fil rouge est d’une part la manière dont les artistes traduisent et sont influencés par le contexte dans lequel ils évoluent, d’autre part le rôle important joué par les villes (Beyrouth et Damas, mais aussi Paris et Londres) dans la création artistique.

 

Le Liban constitue l’épicentre de la création artistique, notamment grâce au rôle relativement limité de l’État dans l’organisation de la culture. Les formes d’expression traditionnelles et contemporaines coexistent tant dans le théâtre que dans la musique.

La contribution de Sabrina Mervin traite du théâtre chiite, qui met en scène la bataille de Karbala (en 680) et le martyre de l’imam Husayn, à l’occasion des célébrations de l’Achoura. Ce type de théâtre a été formé en Iran au XVIIIe siècle, et amené au Liban vers 1900, où il s’est progressivement arabisé et ancré dans la culture locale. Les représentations ont lieu à l’échelle des villages et sont le fait soit d’acteurs amateurs locaux, soit de troupes itinérantes. On observe depuis les années 80 une tendance à la politisation, l’ennemi étant symbolisé par le sionisme ; les mouvements Amal et le Hezbollah montent et financent des pièces véhiculant un message très engagé et visant à la glorification des leaders du parti. Une autre évolution, plus positive celle-là – bien que pas forcément bien accueillie –, émane de certains metteurs en scène influencés par le théâtre occidental et vise à insuffler une nouvelle dimension dans les pièces, notamment par l’utilisation d’un certain symbolisme des objets et des décors.

Arnaud Chabrol dresse le portrait de Ziyad Rahbani, et à travers lui de la situation du théâtre au Liban dans les années 60 et 70. À cette époque, la politisation du théâtre et de la musique atteint son apogée : les artistes, pour la plupart affiliés à des organisations de soutien à la Palestine, mettent en scène des épisodes de l’actualité. Ziyad Rahbani fait partie de l’un d’eux : homme de théâtre autodidacte, il commence sa carrière en 1973. Ses sujets s’inspirent de la « réalité vécue », ses textes sont écrits en arabe dialectal, et il a recours à des acteurs non professionnels ; soucieux de toucher un public le plus large possible, il s’efforce de réduire au maximum le prix des représentations. Paradoxalement, la grande diffusion de son œuvre (par la radio notamment, car il privilégie le texte plutôt que la mise en scène) le fera accéder à un statut de « vedette » qu’il refusait pourtant. Ziyad Rahbani est opposé au courant avant-gardiste qui se développe à la même époque, influencé par le théâtre de Berthold Brecht et d’Antonin Artaud, et accordant plus d’importance à la mise en scène qu’au texte.

 

Dans le domaine de la musique, Élisabeth Cestor fait l’état des lieux de l’enseignement de la musique traditionnelle au Liban. Jusqu’il y a peu, le Conservatoire national du Liban (CNL, créé en 1910), détenait le monopole sur l’enseignement de la musique. La grande majorité des élèves y étudient la musique classique occidentale, la musique traditionnelle ayant été intégrée au programme dans les années 60. Toutefois, seuls les instruments « savants » sont pris en considération, et leur apprentissage repose sur la technique occidentale (solfège, peu d’importance accordée à l’improvisation). Depuis quelques années, la musique traditionnelle connaît un regain d’intérêt : elle est étudiée en tant que telle, sans référence à la musique occidentale, et enseignée selon des méthodes qui lui sont adaptées. Une notion de « responsabilité » face à la sauvegarde de ce patrimoine est apparue, menant au rassemblement et à la diffusion d’archives et d’enregistrements. Outre cette activité de reproduction, une réappropriation a lieu grâce à quelques musiciens (les plus connus étant les joueurs de ‘oud Munîr Bashîr et Marcel Khalifeh), qui veulent revitaliser la musique traditionnelle.

Thomas Burkhalter traite quant à lui d’un pôle tout à fait opposé à première vue : celui de la musique « alternative » (par opposition à la pop arabe) jouée dans les clubs de Beyrouth par des musiciens nés pendant la guerre civile (entre 1975 et 1990). Aussi bien musulmans que chrétiens, ceux-ci sont en général issus de milieux relativement aisés et occidentalisés. Des genres très divers sont abordés et peuvent s’interpénétrer : improvisation et expérimentation, fusion, rock ou hard rock, rap et hip hop, électro, jazz. Leur point commun est le mode de diffusion par le biais de circuits indépendants, et le public restreint. Les médias libanais n’y accordent aucun intérêt, et aucun soutien n’émane des institutions culturelles étrangères. De plus, le prix des visas et des billets d’avion limite fortement la mobilité des musiciens. Outre cette « sociologie » de la musique à Beyrouth, l’auteur pose également la question du rôle de l’environnement sonore dans le développement des musiciens : dans quelle mesure les sons entendus par les musiciens dans leur jeunesse (guerre, radios politiques, jingles publicitaires, séries télévisées…) se répercutent-ils dans leur musique ? La question est pertinente, mais elle reste en partie ouverte, Thomas Burkhalter se contentant d’indiquer la réutilisation de certains jingles, génériques ou discours.

 

Dans les domaines du cinéma et des arts plastiques, ce n’est plus vraiment la coexistence des formes traditionnelles et modernes qui est étudiée, mais plutôt l’influence du contexte social, politique et économique sur la création. 

Laila Hotait décrit le parcours de quatre cinéastes libanais ayant réalisé leur premier long-métrage après la guerre : Ziyad Doueiri, Ghassan Salhab, Nigol Bezjian et Samir Habchi, qui ont pour point commun d’avoir étudié le cinéma à l’étranger (aux     États-Unis, en France ou en Russie). Les thèmes constants sont la guerre civile, l’émigration, le retour au pays après la guerre, la « reconstruction » de soi en parallèle avec celle du pays, traités différemment selon la sensibilité des auteurs et leur propre parcours (l’empreinte autobiographique est toujours très marquée). La ville de Beyrouth forme le cadre des films, et est traitée comme un personnage à part entière, comme une des victimes les plus durement touchées. Tous ces films constituent un travail de mémoire et contribuent à édifier une mémoire collective. Dans leurs films suivants, les quatre cinéastes s’affranchiront progressivement de ces thèmes, même si le Liban reste toujours la toile de fond. L’explication réside dans le financement des films : les autorités ne manifestent qu’un intérêt très limité pour le cinéma national à vocation documentaire, les subventions venant essentiellement d’organismes étrangers, pour qui les films libanais doivent forcément traiter de la guerre. De nouvelles thématiques plus larges ont toutefois vu le jour depuis les années 2000 et ont donné naissance à des films d’une grande qualité.

L’influence du contexte de la guerre est également très présente dans le domaine des arts plastiques, comme le démontre Monique Bellan. Contrairement au cinéma, où la forme d’expression est relativement uniforme, les arts plastiques possèdent une multitude de façons de traduire la réalité. La dimension engagée imprègne toutes les formes d’art, mais les artistes se posent en « observateurs critiques » plutôt qu’en « révolutionnaires politisés », comme c’était le cas dans les années 60 et 70. Les thèmes de prédilection sont la manipulation des images et le pouvoir de celles-ci (capacité à représenter la vérité, pouvoir des médias en général), et les glissements entre mémoire – collective et individuelle – et réalité vécue, entre réalité et fiction. Dans la plupart des cas, l’œuvre ne fournit pas de clef de lecture immédiate, le spectateur est invité à élaborer lui-même ses schémas d’interprétation. Une brève contribution hors-texte de Victoria Chenivesse illustre ces propos par la présentation de trois peintres et sculpteurs contemporains, qui traitent chacun à leur manière de l’imagerie de la guerre et de la mémoire.

 

La situation en Syrie est très différente, étant donné le rôle prépondérant de l’État dans l’organisation de la vie culturelle, et auquel les artistes réagissent de manières variées.

L’article de Cécile Boëx traite de la création cinématographique, placée sous la tutelle de l’Organisme général du Cinéma (OGC, créé en 1964) qui contrôle et finance toutes les étapes de l’élaboration d’une œuvre et qui produit soit des films de divertissement, soit des documentaires qui se font le relais de l’idéologie. Cependant, faute de moyens, l’OGC ne produit qu’un à trois films par an, qui connaissent en outre une diffusion très limitée. Les cinéastes ont adopté plusieurs attitudes face aux contraintes imposées par l’Organisme : elles peuvent être acceptées, contournées de manière plus ou moins ostensible ou bien dénoncées, au risque dans ce cas de devoir s’exiler ou d’abandonner le métier.

La création plastique se déroule également dans un cadre étatique, comme le démontre Hassan Abbas, qui traite de la façon dont les peintres professionnels se situent par rapport à l’idéologie officielle, selon trois critères : l’auto-jugement (peu fiable étant donné la culture de la peur qui règne en Syrie), l’analyse de leur œuvre et leur activité publique et politique. Trois catégories générales peuvent être distinguées : les artistes conformistes, qui choisissent des thèmes historiques ou politiques représentés de la façon la plus lisible possible et qui occupent souvent des fonctions au sein du régime, et à l’autre extrémité les artistes opposants, souvent exilés, qui traduisent leur opposition par des choix artistiques audacieux qui n’auraient pas été acceptés en Syrie. Entre ces deux pôles se situent des artistes qui appellent à des réformes politiques, sociales et culturelles, dans la lignée de l’« Appel des 99 » signé suite aux manifestations qui ont suivi le décès de Hafez el-Assad et l’accession au pouvoir de son fils Bachar en 2000 (« Printemps de Damas »).

 

Quant à l’activité culturelle en Palestine, elle a surtout lieu dans les camps de réfugiés au Liban, qui sont de véritables villes dans la ville, et qui connaissent des conditions de vie difficiles : surpopulation, pauvreté, manque d’infrastructures. L’expression artistique est dans ce cas fortement imprégnée de militantisme, et il est très difficile de produire un art qui ne soit pas explicitement engagé.

Amanda Dias décrit la création plastique dans le camp de Beddawi, près de Tripoli, qui possède une petite communauté d’artistes peintres qui y sont nés pour la plupart, âgés de 30-40 ans, qui exercent leur art comme activité secondaire. Ils sont régulièrement appelés à réaliser des œuvres de commande, des fresques ayant pour support les murs du camp, et qui contiennent un vocabulaire constant : symboles omniprésents (oiseaux, oliviers, chevaux, mosquée d’al-Aqsa), un passé et un futur idéalisés, des images quotidiennes de pauvreté, d’injustice mais aussi de résistance. Ils participent ainsi à l’élaboration d’une imagerie qui véhicule le discours palestinien, tout en se refusant d’appartenir à une organisation politique. Plutôt que de la propagande (qui est plutôt le fait de peintres appartenant au Hezbollah, utilisant un vocabulaire très militariste), il faut voir dans leur art un reflet des idées qui circulent dans les camps de réfugiés et une expression du sentiment d’appartenance à une communauté. 

Les camps connaissent également une importante création musicale, analysée par Nicolas Puig, qui traite de l’émergence du rap dans les camps. Phénomène encore marginal, exclusivement urbain, il dénonce de manière parfois très crue la vie quotidienne dans les camps et les problèmes économiques et sociaux. Son angle de vue est assez neuf, puisqu’il se place à un niveau individuel, sans être lié à une organisation ou à une cause collective. Une grande liberté de ton est permise grâce à Internet, qui est le principal réseau de diffusion. Cela entraîne un grand engouement à l’étranger (notamment au sein de la diaspora palestinienne), mais pas au Proche-Orient, où le rap est perçu négativement,  car trop occidentalisé, pas assez « artistique », trop individualiste et ne servant pas efficacement la cause palestinienne.

 

Le rôle d’Internet a profondément bouleversé le mode de diffusion des œuvres, dans tous les domaines, mais surtout dans celui de l’écriture.

Jean-Charles Depaule décrit la situation des poètes du Proche-Orient, tous pays confondus. Avant l’avènement d’Internet, la diffusion se faisait par le biais de traductions, de revues littéraires. Le Caire et Beyrouth jouaient chacune un rôle central, par la présence de maisons d’édition, de cafés littéraires, et l’organisation de foires, de congrès, de rencontres. Depuis peu, la Toile permet non seulement une grande visibilité des œuvres (par le biais de sites collectifs ou individuels), mais facilite également la communication et les échanges entre artistes.

Maud Leonhardt Santini analyse plus spécifiquement la diffusion des œuvres littéraires par les biais des traductions, qui permettent non seulement une visibilité en occident, mais également une consécration et une reconnaissance de l’auteur. Paris est la capitale occidentale la plus active dans la traduction depuis l’arabe. La présence dans la ville d’intellectuels orientaux joue un grand rôle, puisque non seulement ils sont les intermédiaires entre les mondes littéraires arabe et français, mais qu’en outre ils exercent souvent une activité de traduction ou d’édition.

 

Deux fils conducteurs se dégagent de toutes les contributions : d’une part la réaction des artistes face au contexte dans lequel ils évoluent et leur manière de le traduire, d’autre part le rôle central joué par les villes dans la création artistique.

Le Liban a de tous temps été tourné vers l’occident, influence qui se marque dans tous les domaines artistiques ; la guerre civile (1975-1990) entraînera également une forte politisation de ces domaines, se manifestant dans un premier temps par un engagement militant, puis par une réflexion au sujet de la condition d’exilé et de la reconstruction du pays et de soi. Dans les camps de réfugiés palestiniens, le militantisme est omniprésent, même quand les artistes s’en défendent. En Syrie, par contre, les artistes se heurtent au monopole de l’État sur la vie culturelle, et doivent déployer des stratégies pour contourner les contraintes.

La ville de Beyrouth joue un rôle central dans la création : non seulement toutes les structures de diffusion et de représentation y sont concentrées, mais en outre, puisqu’elle a été très marquée par la guerre, elle est parfois considérée comme un protagoniste à part entière. Les camps de réfugiés palestiniens relèvent également de la sphère urbaine : ils sont des microcosmes au sein de villes (sans y être intégrés), leurs murs devenant le support de la création picturale. Il faut également signaler le rôle prépondérant joué par les capitales occidentales dans la traduction et la diffusion des œuvres littéraires arabes.

 

Deux angles de vue manquent peut-être à cet ouvrage : il aurait été intéressant d’envisager le cas de la Jordanie, qui connaît une situation différente des trois pays étudiés. L’influence de l’islam n’est jamais évoquée non plus, sauf dans le cas du théâtre chiite, qui est une forme d’expression originale dont la portée se politise de plus en plus.

 

Enfin, pour ceux qui désireraient approfondir, signalons les pages consacrées par l’Unesco à la condition sociale et la mobilité des artistes dans le monde arabe, notamment en Syrie et au Liban.

 

 

Sommaire

 

N. Puig et Fr. Mermier : Introduction (p. 9-17)

I. Sociabilités de l’écrit

J.-Ch. Depaule : Poésies et poètes arabes en réseau (p. 21-44)

M. Leonhardt Santini : « Amateur » : une ressource professionnelle (p. 45-53)

II. Scènes théâtrales

S. Mervin : Le théâtre chiite au Liban, entre rituel et spectacle (p. 57-75)

A. Chabrol : Ziyad Rahbani, une figure inédite de l’homme de théâtre au Liban (p. 77-99)

III. Paysages musicaux

Th. Burckhalter : Mapping out the Sound Memory of Beirut : a Survey of the Music of a War Generation (p. 103-125)

É. Cestor: L’enseignement et la pratique de la musique proche-orientale au Liban : évolutions, débats et révisions en cours (p. 127-145)

N. Puig : « Bienvenue dans les camps ! ». L’émergence d’un rap palestinien au Liban : une nouvelle chanson sociale et politique (p. 147-171)

IV. Itinéraires de cinéastes

C. Boëx : Être cinéaste syrien : expériences et trajectoires de la création sous contrainte (p. 175-201)

L. Hotait : Itinéraire des cinéastes libanais de l’après-guerre : le parcours d’une reconstruction (p. 203-219)

V. Créations plastiques et mémoires politiques

M. Bellan : Des représentations de l’histoire et de la mémoire dans l’art contemporain au Liban (p. 223-232)

H. Abbas : Les artistes peintres syriens et la politique (p. 233-247)

A. Dias : Peintres de Beddawi. Entre création artistique et engagement politique (p. 249-270)

VI. Hors texte

V. Chenivesse : L’art, la guerre et la mémoire au Liban (p. 273-278)