AA.VV.: Le théâtre de la curiosité. Actes de la journée d’étude organisée par le centre V.L. Saulnier le 9 mars 2007, Cahiers V.L. Saulnier n°25, 2008, 214 p.
(Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne 2008)
 
Compte rendu par Flore CESAR, Université Paul Valéry, Montpellier
 
Nombre de mots : 2732 mots
Publié en ligne le 2008-09-12
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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Chercher à comprendre aujourd’hui l’histoire du processus de la curiosité conduit à mettre en place un contexte de réflexion interdisciplinaire afin de mieux appréhender l’état possible des échanges qui présidaient à l’esprit éclairé du curieux. Ainsi la journée d’étude « Théâtre de la curiosité » organisée par le centre V. L. Saulnier, s’est tenue le 9 mars 2007 en Sorbonne, réunissant des universitaires de disciplines diverses, historiens, littéraires, historiens d’art ou encore historiens des sciences.

Comme le souligne Sabine du Crest dans la conclusion des actes de ce colloque, la journée a permis d’explorer le monde de la curiosité en tant que phénomène, non seulement dans sa forme « physique », concrétisée par les cabinets de curiosités, mais aussi dans ses origines textuelles. Ainsi, la dialectique entre savoir et curiosité a été dégagée lors des différentes interventions et notamment l’aspect indissociable des deux notions. Le cabinet de curiosités, et donc la collection, devient, au même titre que le livre, lieu d’expérimentation du savoir et par conséquent ces deux  médiums deviennent espaces d’expérimentation de la curiosité.

 

En ouverture du théâtre (p.7 à 16), Franck Lestringant présente le livre comme moyen d’appréhension du rapport de l’homme à l’objet. À travers l’étude des œuvres de Thevet d’un côté et de Palissy de l’autre, l’auteur montre que l’objet peut être véhicule de légitimation entre l’observateur et son champ d’investigation : il devient alors preuve artéfactuelle dans le texte, donnant à la collection une place de médiateur entre la nature et le livre. Ainsi, plus qu’une simple illustration, l’objet devient un témoignage et par conséquent, la collection devient une « leçon de chose ». Toutefois la relation entretenue par un auteur entre le texte et l’objet peut conduire à deux modèles de rhétorique de référence à l’objet, selon l’accessibilité qu’offre l’auteur à ce même objet. Thevet dissimule l’objet, devenant alors à lui seul argument péremptoire. Palissy, au contraire, accorde un rôle explétif au livre, l’objet devenant point de départ d’une réflexion et preuve de la démonstration. Cette conception ouvre la voie au paradigme moderne des cabinets de curiosités.

 

S’interrogeant sur l’espace de la curiosité au Moyen Âge, Sylvie Lefèvre étudie le rôle  des marges et du cadre dans les livres manuscrits (p. 29 à 50). Les livres de dévotion étaient alors très souvent personnalisés, au sens où le propriétaire faisait représenter dans le cadre diverses images, comme des plantes, des bijoux et autres artificialia, proches des objets collectés plus tardivement dans les cabinets de curiosités, amenant l’auteur à les considérer comme des « musées de papier ». Leurs fonctions n’étaient pas une simple ornementation, mais la création d’un véritable espace cultuel propre à répondre à la scène décrite par le texte et permettant au lecteur « d’entrer » dans le texte. Le cadre devient alors, par une habile mise en scène, un support de méditation.        

Le livre peut également être considéré comme espace de collection. La collection est alors envisagée non pas dans une forme matérielle, concrétisée par les cabinets, mais dans une forme factuelle, rendue possible par le livre, qui devient alors lui-même un dispositif spatial d’exposition. Face à ces considérations, Andreas Motsch cherche à replacer la collection de mœurs à travers l’œuvre de  l’auteur Boemus (p. 51 à 65), qui fait figure d’initiateur de la méthode ethnographique et anthropologique. En effet, celui-ci offre à son lecteur un recueil de faits, organisé méthodiquement selon un ordre spatial, lui permettant ainsi de montrer la variété humaine et la diversité des cultures. Le fait, présenté de manière objective, est, tel l’objet dans un cabinet de curiosités, exposé à l’œil du lecteur / spectateur, qui sera alors libre d’en juger.

Myriam Marrache-Gouraud s’interroge sur la mise en scène des cabinets de curiosités, non pas dans leur forme réelle, mais dans le dispositif choisi par certains auteurs pour présenter les catalogues de leurs collections (p. 139 à 148). Les collectionneurs, véritables metteurs en scène, jouent à la fois sur l’ostentation et sur la dissimulation des objets de leur cabinet, autant dans la forme visuelle des collections que dans leur forme littéraire, à savoir les catalogues. Différents procédés sont utilisés, notamment la forme poétique permettant d’utiliser la métaphore, l’hyperbole, la métonymie, la synecdoque, et mis en place par un jeu littéraire continu. Le catalogue devient alors à lui seul lieu de théâtre où transparaît une scénographie des merveilles.

 

Outre cette mise en scène à travers l’espace littéraire, les collections sont elles-mêmes théâtralisées et répondent à un ordonnancement réfléchi et organisé pouvant refléter un désir prédéfini consécutif à la conception du savoir. Ainsi l’ordre adopté dans un cabinet se veut doté d’un sens qui peut être moral, voire même pédagogique.

À travers l’exemple de trois collectionneurs français, Catelan, Chaduc et Agard, Delphine Trébosc s’interroge sur la finalité de la disposition spatiale des cabinets de raretés, en analysant leurs catalogues de collection (p. 67 à 76). L’organisation du cabinet de Laurent Catelan serait à rapprocher de l’ordre immuable de la Création, la collection permettant d’illustrer « la chaîne continue des êtres ». Chez Louis Chaduc, collectionneur auvergnat, la collection répondrait à une classification systématique, proche de l’organisation des ouvrages de compilations encyclopédiques. Enfin le cabinet d’Antoine Agard illustrerait ses propres connaissances artistiques, organisées selon trois axes : la comparaison, les critères d’appréciation esthétiques et artistiques, et les notions propres au discours sur l’art. La collection ne répondrait pas à un mode d’exposition méthodique, mais serait régie par les principes de la variété et du mélange. Ainsi, la disposition des cabinets de curiosités à la Renaissance serait donc tributaire de la conception du savoir du protagoniste, la collection servant alors d’illustration d’un principe ordonnateur.

Jean Guillemain s’attache à étudier la reconstitution du cabinet de Guillaume du Choul, les usages sociaux et scientifiques qui en étaient faits, lui permettant alors « d’explorer la notion de mise en scène de la curiosité » (p. 167 à 182). Ses collections, qu’elles soient antiques ou portées vers l’histoire naturelle, ont avant tout une fonction documentaire. Elles lui permettaient d’entretenir une certaine sociabilité en ouvrant les portes de son cabinet, soit en offrant à ses lecteurs des représentations graphiques de certains objets, soit en offrant des objets, selon une pratique alors courante. Ainsi, l’exemple de la collection Du Choul permet d’interroger la valeur de la collection dans son inscription au sein d’un savoir : pour lui, il ne s’agissait pas de collectionner pour avoir, mais de collectionner pour savoir, et de fait, il replace lui-même sa collection en termes de sources pour ses propres recherches.

 

Sont alors interrogés l’usage et donc la fonction d’une collection, et par conséquent la légitimité même de la curiosité. Myriam Marrache-Gourraud souligne le caractère pédagogique, voire même d’utilité publique de la collection : « il faut montrer au plus grand nombre ce qui ne peut se voir communément » (p. 141) permettant de rendre légitime et bénéfique la curiosité. Andreas Motsch, à travers l’œuvre de Boemus, conçoit la curiosité comme devenant une condition nécessaire pour appréhender la variété humaine et en tirer un savoir formateur (p. 51 à 66).

Thomas Hunkeler présente l’ouvrage de Scève, intitulé Le Microscosme (1562), comme une véritable épopée moderne consacrée aux « aventuriers du savoir », aventuriers animés par une vertu : le « curieux désir » propre à l’Homme (p. 17 à 27). L’œuvre elle-même peut être considérée comme une épopée de la curiosité humaine, la curiosité amenant l’Homme à s’interroger sur le monde environnant, le terme s’entendant alors comme expérience.

Veronica Carpita s’intéresse à la fonction d’un cabinet de curiosités à travers l’exemple de celui de Francesco Angeloni, collectionneur romain de la première moitié du XVIIe (p. 77 à 90). Celui-ci est l’auteur d’un Dialogue permettant de cerner la conception qu’il avait de son cabinet, et notamment du rôle qu’il devait jouer. Défenseur de la curiosité, Angeloni avance l’utilité de son cabinet, non seulement sur un plan public mais aussi politique, le cabinet étant considéré comme moyen pour la formation morale, civile et politique de l’homme, devenant véritable lieu de formation. Les objets acquièrent alors une fonction cognitive, la collection étant considérée comme outil et moyen de diffusion de la connaissance. Toutefois, Angeloni revendique et accepte le côté agréable et merveilleux de son cabinet de curiosités, faisant alors de son traité une vitrine des tensions cultuelles propres à l’histoire du collectionnisme au début du XVIIe siècle.

Michel Jourde explore les formes plurielles des collections animalières à la Renaissance (p. 123 à 138). Tout d’abord, l’auteur remarque le silence des sources quant à la mention du mode de présence de l’animal collectionné dans le cabinet : est-il vivant ou est-il mort ? L’absence de cette information semble refléter une certaine indifférence quant à l’état de l’animal. Quant au jardin, il reste un espace d’expérimentation, comme le montrent les œuvres de Bacon. Ainsi la collection animalière dans les cabinets de curiosités ou dans les jardins doit être associée à une forme de minoration de la différence entre le mort et le vivant. Les volières se présentent alors comme espace intermédiaire entre le jardin et le cabinet, les traités de volière reflétant la variété des usages sociaux. Elles ont une fonction propre, permettant d’associer plaisir et étude, en confrontant nature et arts. S’allient ainsi curiosité et plaisir, la collection devenant une forme d’amusement et faisant coexister savoir, socialités et affects.

 

Le collectionnisme, revendiqué par les collectionneurs comme phénomène utile, peut également se considérer en termes de nécessité d’inventaire du monde à une époque marquée par les nouvelles découvertes et la conscience de l’inconnu. Ainsi Marie-Élisabeth Boutroue réfléchit sur  le rôle d’un herbier à la Renaissance (p. 91 à 108) en tant qu’illustration botanique, et tente d’interroger cette forme particulière de collection en tant que document manuscrit. L’étude des herbiers doit tenir compte de plusieurs critères codicologiques précis, parfois complétés par les récits d’herborisations. Il peut alors être considéré comme outil de travail pour son protagoniste, lui permettant de rassembler un corpus d’échantillons et servant de point d’appui à une réflexion. Ainsi, la pratique de l’herbier, en tant que dispositif méthodologique, repose sur la nécessité de l’inventaire et de l’ordre du monde, et c’est en ce sens qu’il peut être rapproché de la logique des cabinets de curiosités.

Par ailleurs, Grégoire Holtz montre à travers l’exemple des plantes indiennes que l’inventaire du monde peut se faire par d’autres moyens que le fait de posséder des objets (p. 109 à 122). La redécouverte des Indes orientales au XVe siècle amène une progression de la connaissance des plantes en Europe, connaissance s’accompagnant d’une appropriation de celles-ci, grâce à la littérature de voyage. Cette forme d’appropriation peut se définir en trois temps : une première phase tend à clarifier les notions de voyageurs et de naturalistes, les uns n’ayant pas l’accès direct aux échantillons, les autres ne disposant pas d’une culture scientifique suffisante. Une deuxième phase, qualifiée par l’auteur de totalisante, est née de la parution d’un ouvrage sur l’usage des plantes indiennes par un homme de science, Garcia da Orta. Celle-ci tend à valoriser l’expérience directe, au sens où sont réconciliés discours de l’expérience personnelle et science botanique. Enfin la troisième phase consiste en l’appropriation de l’ouvrage de Orta par les botanistes occidentaux, donnant alors naissance à de nombreux commentaires. Ainsi peut se diffuser la maîtrise d’un savoir, notamment botanique, sous une forme littéraire et non matérielle.

 

La place du regard s’avère donc essentielle dans l’étude du collectionnisme, autant la vision offerte par la vue du cabinet que celle que le collectionneur veut qu’autrui porte sur sa collection. Par conséquent, comment concevoir l’image, en tant que reproduction graphique, d’une collection ou d’un objet ?

Franck Lestringant s’interroge sur le rôle de l’image entre le livre et l’objet, dessinant trois tendances. Dans l’œuvre de Palissy, l’objet n’est pas représenté, invitant ainsi le lecteur à avoir recours à sa matérialité et faisant donc du cabinet un lieu d’expérimentation. Thevet se sert du livre comme théâtre : l’objet, mis en scène par l’illustration, devient attribut du personnage représenté. Enfin l’œuvre d’Aldrovandi fait coexister texte, illustration et objet : l’image devient alors prolongement du cabinet. L’image, comme objet représentatif, devient matière à réflexion et admiration, comme élément de représentation, ouvrant la voie à la disparition du cabinet de curiosité au profit du laboratoire ou du terrain. D’autre part, Marie-Elisabeth Boutroue montre la place de l’herbier en tant qu’outil et illustration scientifique (p.91 à 108). A travers l’œuvre de Guillaume du Choul, Jean Guillemain constate (p. 178 à 182) que l’image occupe une place essentielle dans les œuvres des antiquaires, permettant de représenter des éléments (monuments, objets, coutumes) disparus : la collection permet alors de disposer d’une documentation graphique.

Jean-Marc Chatelain accorde au dessin une valeur de prolongement de la collection, devant par conséquent représenter « au naturel » et répondant à un processus d’imitation, le mimétisme,  comme norme de la figuration des objets de la nature (p. 183 à 192). Plus qu’une simple fonction substitutive de mémoire, l’illustration peut être inscrite, au même titre que l’acte même de collectionner, dans une perspective spirituelle : la contemplation. L’auteur s’interroge alors sur le rôle donné à l’observation au sein de l’Accademia dei Lincei créée autour du prince Federico Cesi en 1603. Par sa dénomination même, cette académie revendique un exercice privilégié de l’oeil, entre détermination naturelle de la vue comme fonction perceptive et détermination intellectuelle. Le regard extérieur se doit d’être prolongé par un regard « intérieur », la pratique de la collection devenant un moyen de compréhension de la nature. L’observation peut alors être interprétée comme révélation ou acte de contemplation, entre quête scientifique et quête spirituelle. La collection, telle une vitrine du monde, peut de cette façon s’entendre comme « théâtre » et, par le jeu de la classification, comme moyen de compréhension de la Nature.

Cette logique de l’admiration s’exprime également dans les récits et instructions des savants confrontés aux raretés de la nature, comme le montre Laurent-Henri Vignault (p. 149 à 166). Les merveilles de la nature sont d’abord exposées comme des historiettes. La littérature du merveilleux naturel présente à la fois le caractère insaisissable de la merveille et les indices de sa présence. La merveille est toujours théâtralisée, soit par le récit reposant sur une logique de surprise et d’étonnement, soit par la mise en scène d’un objet relique, reposant souvent sur la métonymie, les deux éléments devenant complémentaires. L’œil est alors le principal outil d’investigation, le récit circonstancié permettant de mettre en scène l’expérience vue et vécue. Le langage philosophique est remplacé par un langage historique, au sens de sensata cognitio, faisant de la narration de la merveille une étape dans la construction du discours scientifique de la découverte.

 

La notion de curiosité, bien que beaucoup étudiée, reste peu développée lors de rencontres scientifiques spécifiques à ce thème. Cette journée d’étude a permis de dresser un état stimulant des modes de rapport de l’homme à l’objet, notamment en faisant le lien entre espace du cabinet et espace du livre. Cette dialectique, non encore traitée jusqu’à aujourd’hui, ouvre la voie à de nouvelles interrogations, inscrivant ainsi ces rencontres dans une perspective originale autour de la notion de curiosité. Ainsi, le livre peut être considéré comme espace de curiosité, mais aussi comme espace de collection, ou encore comme un moyen de mise en scène d’une collection. À travers l’étude des usages et de la fonction du cabinet, a été soulignée la place primordiale de l’œil et du regard, faisant de l’espace de collection un véritable théâtre, dans lequel curiosité et savoir demeurent indissociables.

 

Sommaire

 

Franck Lestringant : Ouverture du théâtre

Thomas Hunkeler : Une épopée du « curieux pouvoir » : le Microcosme de Scève entre Virgile, Dante et Reisch

Sylvie Lefèvre : L’invention de l’espace de la curiosité : la marge et le cadre dans des livres manuscits de la fin du Moyen-Age et du premier XVIe siècle

Andreas Motsch : La collection des mœurs de Johannes Boemus ou la mise en scène du savoir ethnographique

Delphine Trébosc : Ordre d’exposition et représentation du savoir dans les collections de raretés de la Renaissance française

Véronica Carpita : L’étude De la Nature de Francesco Angeloni : fonctions d’un cabinet de curiosités à Rome dans la première moitié du XVIe siècle

Marie-Élisabeth Boutroue : Pourquoi faire un herbier à la Renaissance ?

Grégoire Holtz : L’appropriation des plantes indiennes chez les naturalistes du XVIe siècle

Michel Jourde : Mort ou vif ? Mode de conservation et connaissance des animaux à la Renaissance : le jardin, le cabinet, la volière

Myriam Marrache-Gouraud : Montrer et cacher : scénographie de quelques collections de curiosités

Laurent-Henri Vignault : La didascalie des merveilles. Récits et instructions des savants confrontés aux raretés de la Nature à la fin de la Renaissance

Jean Guillemain : L’exposition chez Guillaume du Choul

Jean-Marc Chatelain : L’œil absolu : objets de curiosités et secrets de la nature

Sabine du Crest : Conclusion

 

Index nominum

Activités du centre Saulnier

Membres de l’association V.L. Saulnier

Table des matières