Fournier, Julien : Philippes, de la Préhistoire à Byzance. Études d’archéologie et d’histoire, (BCH. Supplément 55), 18,5 x 24 cm., 300 p., ISBN : 978-2-86958-280-4, 60 €
(École française d’Athènes, Athènes 2016)
 
Compte rendu par Franck Wojan, Université de Rouen
 
Nombre de mots : 2354 mots
Publié en ligne le 2018-02-23
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=3047
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         Ce 55ème volume des « Suppléments » du Bulletin de Correspondance hellénique est publié dans le cadre du centième anniversaire des fouilles (1914-2014) et des recherches menées par l’École française d’Athènes sur le site archéologique de Philippes (Philippoi en grec). Il vient surtout en clôture de la publication de l’historique des fouilles par Michel Sève (Philippes, 1914-2014. 100 ans de recherches françaises), d’une exposition itinérante démarrée au musée de la Civilisation byzantine de Thessalonique, d’un colloque (intitulé « Le site de Philippes, passé, présent, avenir ») dans le même lieu en octobre 2014, et de l’inscription du site au patrimoine mondial de l’UNESCO (effective en 2016). Il n’est donc pas exagéré de dire que tous les regards se sont tournés vers Philippes dans cette première moitié des années 2010. Restait à dresser un bilan des acquis les plus récents de la recherche ; c’est chose faite avec cet ouvrage, que Pierre Ducrey (« Préface ») présente comme « un état de nos connaissances sur le site, de la Préhistoire à l’époque byzantine ».

 

         En tout, douze articles se succèdent, exclusivement rédigés en français, et envisagent quatre séquences chronologiques :

 

I. De la Préhistoire à l’histoire. Paysages, environnement et occupation de la plaine de Philippes. (2 articles)

II. De Datos à Philippes. Les fondations grecques et macédoniennes. (4 articles)

III. Philippes, colonie romaine. (4 articles)

IV. Philippes chrétienne et byzantine. (2 articles).

 

         Au préalable, Julien Fournier (« Introduction ») rappelle que la renommée de Philippes repose sur la célèbre bataille homonyme qui opposa les assassins et les héritiers de César en 42 avant J.-C., ainsi que le passage de l’apôtre Paul (raconté dans les Actes des Apôtres et évoqué dans les Épîtres aux Philippiens). Facilement identifié, le site fut exploré de manière scientifique avec la mission Heuzey-Daumet en 1861, puis avec l’École française d’Athènes à partir de 1914, et en collaboration avec les Autorités grecques depuis la seconde moitié du XXe siècle. Il évoque aussi quelques invariants (emplacement stratégique le long d’un axe routier, richesse des gisements métallifères du mont Pangée, mise en valeur agricole d’une plaine marécageuse) qui expliquent l’incessante occupation du site et la succession des fondations et des refondations (Datos à l’époque archaïque, Krénidès à l’époque classique, puis Philippes, qui porte le nom du roi macédonien Philippe II et qui fut l’une des premières villes royales macédoniennes hors de Macédoine). Vient enfin la colonie romaine, fondée une première fois par Antoine après la bataille homonyme, sous le nom de Colonia Victrix Philippensium, et une seconde fois par Octave au lendemain d’Actium, sous le nom de Colonia Iulia Augusta Philippensium. Une autre particularité de la ville fut sans conteste le cosmopolitisme de sa population, qui mélangea des éléments grecs, thraces, macédoniens, romains, mais aussi païens, juifs et chrétiens.

 

         La Première Partie couvre les époques les plus reculées et privilégie le temps long. Haïdo Koukouli-Chrysanthaki (I-1) s’intéresse au “village préhistorique” du lieu-dit Dikili Tash et note que les premiers agriculteurs/éleveurs s’installèrent au pied des montagnes (c. 6400-6300 av.), afin de contourner le marais et d’accéder aisément à l’eau douce. L’article se poursuit avec une description des différentes périodes, du Néolithique à l’Âge du Fer et des caractéristiques propres à chacune d’elles. Parmi les découvertes, signalons qu’une maison du Néolithique disposait d’une cour d’au moins 30 m2 avec un auvent sur l’un des côtés, « plus ancien exemple de portique de la région », et qu’il existait des « maisons-ateliers » avec travail de l’os et de la corne animale, mais aussi de l’or. Au cours de l’Âge du Bronze, dans le domaine de la céramique, on relève des liens avec les styles observés à Thasos, et ce bien avant la création de la pérée thasienne. L’article de Laurent Lespez (I-2) s’intéresse à l’impact environnemental des sociétés humaines depuis l’Holocène. La plaine de Philippes est depuis toujours riche en sources et procure une eau en abondance ; la présence d’un marais, qui a perduré jusqu’au début du XXe siècle, a marqué le paysage local. L’examen des couches de sédimentation a permis de montrer que, lors de l’arrivée des Grecs et des Macédoniens, l’environnement était déjà largement modifié par les pratiques agropastorales, alors que les premiers occupants avaient trouvé un paysage essentiellement forestier. Les études paléoenvironnementales révèlent des versants forestiers, des piémonts cultivés et une plaine laissée au marais (malgré les allégations de Théophraste et d’Appien). L’exploitation minière a-t-elle modifié le massif forestier ? Il semble que le prélèvement du bois pour un usage domestique a sans doute davantage contribué à la dégradation de la forêt que l’exploitation minière.

 

         La Deuxième Partie s’intéresse aux fondations grecques et macédoniennes. Olivier Picard (II-1) évoque la période qui précède la fondation de Philippes à travers le prisme de la numismatique. Il rappelle la richesse proverbiale de la région (grâce à ses gisements métallifères) et le caractère particulier de la fondation insulaire de Thasos par les Pariens, pour qui l’attrait de l’or et de l’argent était manifeste et, en réalité, le but sans doute inavoué de l’expédition d’un si grand nombre de candidats à l’aventure. La monnaie métallique entre en scène au moment de la conquête perse (à partir de 513 av.) et de l’imposition d’un tribut payable en argent. Cette domination perse a « stimulé l’exploitation des mines » et a eu pour conséquence l’émission d’un abondant monnayage régional chez les Thraces comme chez les Grecs de la côte, que l’auteur qualifie de « monnayage pangéen » et qu’il présente dans ses grandes lignes. Les Ve-IVe s. av. peuvent se résumer aux rivalités autour des mines du Pangée entre les Thasiens, les Thraces et les Athéniens, avant l’entrée en scène des Macédoniens. En combinant différentes sources, Sélènè Psôma (II-2) cherche à préciser les limites des possessions continentales des Thasiens, autrefois circonscrites aux fleuves Strymon et Nestos. Si Thasos était une puissance régionale de premier ordre, sa pérée était loin d’avoir la superficie démesurée que l’on imaginait naguère. L’auteure reprend ensuite la chronologie de la fondation de Krénidès et celle de Philippes (entre 360/59 et 356/5 av.), mais réfute l’identification de Datos avec Krénidès. Miltiade Hatzopoulos (II-3) analyse les apports de trois documents majeurs : la lettre des ambassadeurs de Philippes auprès d’Alexandre adressée aux autorités de la cité, la donation de terrains à Bergè suite à un tirage au sort, et le rescrit de l’empereur Galère adressé aux autorités des Héracléotes. Son article s’achève avec des remarques sur le statut et les institutions de la cité, théoriquement indépendante et « alliée des rois », qui frappe monnaie à son nom (Φίλιπποι / Φιλιππεῖς) et qui a son propre calendrier local. Restent une énigme (l’inclusion de la plaine de Philippes dans la Macédoine date-t-elle de la fin de l’époque royale macédonienne ou de l’époque romaine ?) et une  interrogation (Philippes doit-elle être considérée comme une cité grecque et/ou macédonienne ?). Patrice Hamon (II-4) étudie les événements des années 360-356 av. en partant du point de vue thasien. Il apparaît que la cité de Datos, émancipée de la tutelle thasienne, se trouve au cœur des événements de ces années troublées. L’auteur fait appel à l’épigraphie, notamment la « stèle des Braves », la liste des archontes éponymes et celle des théores. À l’époque hellénistique, Philippes devient le « nouveau point d’appui politique et militaire des Macédoniens à l’Est d’Amphipolis », mais ses liens avec Thasos sont ténus. L’onomastique philipienne reste mal connue, mais pauvre en noms d’origine thasienne. À Thasos, on a retrouvé peu de monnaies de Philippes et de Néapolis.

 

         La Troisième Partie nous entraîne à l’époque de la colonie romaine. Michel Sève (III-1) s’intéresse à Philippes, « enclave romaine en terre grecque ». Il s’interroge sur l’étendue de son territoire et sa fertilité réelle, ainsi que la répartition de la population dans les villages de la plaine, tout en évoquant la centuriation (à propos de laquelle il existe encore des zones d’ombre). Le forum est le seul complexe à avoir été étudié de manière systématique : s’il s’agit bien d’une place publique, il présente d’indéniables particularités (l’auteur parle d’un « isolat » et même d’un « corps étranger »). L’architecture de la colonie romaine est « difficile à saisir », du fait du réemploi des éléments antiques à l’époque protobyzantine ; seule la ville du milieu du IIe s. est mieux connue. L’urbanisme à la romaine à Philippes se caractérise par  de puissants remblais pour remodeler le site, l’utilisation massive de l’opus caementicium et du grand appareil. Cependant, comme la ville était peuplée de partisans d’Antoine, c’est-à-dire de vaincus de la guerre civile, il ne fallut pas compter sur l’évergétisme impérial, mais uniquement sur les ressources et l’évergétisme locaux. D’où un certain délai avant que la ville ne se dote de monuments publics imposants. Georges Tirologos (III-2) discute le schéma traditionnel qui veut que les colons romains, nantis de leur citoyenneté romaine et nouvellement installés, s’approprient le territoire local au détriment des populations autochtones. En s’appuyant sur les monnaies du légat d’Antoine (Q. Paquius Rufus), la découverte d’une borne gromatique et des traces de centuriation révélées par la photographie aérienne, le schéma traditionnel semble conforté, mais tel qu’on le connaît pour l’époque triumvirale et augustéenne. Athanase Rizakis (III-3) insiste sur le caractère profondément romain de la colonie. Une minorité de familles se partageait le pouvoir en alternance, sans que l’une d’elles ne l’emporte sur les autres. Quant au panthéon officiel, il était naturellement purement romain, mais traditions anciennes (héritées des Thraces) et cultes anciens (hérités des Grecs) sont perceptibles et identifiés. La langue choisie pour les dédicaces religieuses ne correspond pas forcément à l’origine ethnique – thrace, grecque, romaine – des individus. Seul témoignage d’une “acculturation”, la célébration des fêtes des Rosalia et des Parentalia, d’origine italienne, par des locaux. Cette situation multiculturelle a pris fin avec l’arrivée du christianisme et la création d’un évêché au IVe s. L’Antiquité tardive est alors marquée par « l’éveil de l’hellénisme et par le déclin progressif de la romanitas si prononcée à Philippes », avec la mise en avant du passé macédonien de la ville. Cédric Brélaz (III-4) présente une synthèse de la richesse de l’épigraphie philipienne (avec plus de 1500 inscriptions sur pierre, toutes périodes confondues, du IVe s. av. à l’époque byzantine). Ses remarques portent sur les institutions et les élites locales, puis sur la(les) langue(s) utilisée(s) dans la colonie, avant de définir l’élite philipienne comme « une communauté italienne et latinophone en Macédoine ». La population se répartit en rois catégories : les colons romains d’origine italienne, les pérégrins thraces (population la plus ancienne) et les pérégrins grecs (anciens habitants de Philippes, d’origine thasienne, macédonienne et athénienne). Des dizaines de divinités et d’associations cultuelles différentes ont été recensées ; on notera le cas du héros Aulonitès qui ne bénéficiait pas d’un culte public, mais qui fut choisi comme type monétaire sous le règne de Gallien. Philippes apparaît in fine comme une colonie d’importance moyenne, qui n’eut jamais de relations privilégiées avec le pouvoir impérial.

 

         La Quatrième (et dernière) Partie porte sur les aspects archéologiques de l’époque chrétienne et byzantine. Pour Samuel Provost (IV-1), l’occupation byzantine de Philippes après le VIIe s. reste une période très mal connue. L’intérêt récent des archéologues pour le Haut Moyen Âge a permis de montrer que, malgré la contraction de l’espace urbain, Philippes est restée une ville fortifiée coincée au pied d’une montagne et à proximité d’un marais. L’enceinte de la ville a été refaite à deux reprises : par l’armée sur l’initiative de l’empereur Nicéphore Phocas dans les années 963-969 ; par les autorités épiscopales de la ville vers 1076-1077. L’auteur s’intéresse longuement au « réduit byzantin », sorte de noyau urbain fortifié à l’intérieur de la ville antique. Pour ce qui est des édifices religieux, le regard se tourne désormais vers les plus modestes, petites églises et chapelles, présentes en grand nombre. Aristotélis Mentzos s’intéresse tout particulièrement à l’occupation des édifices religieux et se montre moins pessimiste que ses prédécesseurs. Il donne des preuves de réfection des complexes des basiliques A et B et de l’Octogone, qui continuèrent de fonctionner jusqu’aux Xe-XIIe siècles, malgré des destructions causées par un tremblement de terre, probablement au VIIIe siècle.

           

         Cet ouvrage s’achève avec une copieuse bibliographie numérotée et six indices utiles (« Sources antiques », « Toponymes », « Anthroponymes », « Peuples et tribus », « Divinités, saints, cultes et fêtes », « Vocabulaire remarquable »).

 

         On referme ce livre avec un sentiment de satisfaction, celui de voir un site antique fouillé avec intérêt et qui offre aux simples lecteurs comme aux chercheurs un instrument de travail enrichi des dernières découvertes, tout en privilégiant soit le temps long soit les périodes marquantes. On peut être, certes, un peu déçu de l’absence de documents “nouveaux”, mais réétudier et relire sous un regard neuf ceux déjà connus permet aussi de faire progresser nos connaissances. La publication (textes et illustrations, parfois en couleur) a été réalisée avec soin, avec très peu de coquilles typographiques. On regrettera toutefois, à l’instar des précédents « Suppléments » du BCH, l’absence de résumés en anglais et en grec en préalable de chaque article. Cet ouvrage a certainement vocation à être diffusé à l’international et les lecteurs non francophones auraient sans doute apprécié de ne pas se sentir oubliés.  

 

 

Table des matières

 

Pierre DUCREY, Préface, p. 7-13.

Julien FOURNIER, Introduction, p. 15-19.

 

I-1. Haïdo KOUKOULI-CHRYSANTHAKI, « Le cadre géographique et la présence humaine à l’époque préhistorique », p. 23-43.

I-2. Laurent LESPEZ, « Les recherches géoarchéologiques et les dynamiques environnementales », p. 45-55.

II-1. Olivier PICARD, « Philippes avant Philippes : une affaire d’argent », p. 59-78.

II-2. Sélènè E. PSÔMA, «  Réflexions sur la localisation de la pérée thasienne et sur la fondation de Philippes », p. 79-95.

II-3. Miltiade HATZOPOULOS, « Philippes, πόλις ἑλληνὶς Μακεδόνων κτίσμα », p. 97-112.

II-4. Patrice HAMON, « Philippes, vue de Thasos et d’ailleurs (IVe-IIe s. av. J.-C.) », p. 113-128.

III-1. Michel SÈVE, « Urbanisme, architecture et territoire », p. 131-150.

III-2. Georges TIROLOGOS, « Colonisation romaine et organisation de l’espace rural : le cas du territoire de Philippes », p. 151-174.

III-3. Athanase RIZAKIS, « Société, institutions, cultes », p. 175-197.

III-4. Cédric BRÉLAZ, « Le faciès institutionnel, social et religieux d’une colonie romaine dans la province de Macédoine », p. 199-214.

IV-1. Samuel PROVOST, « Esquisse du paysage urbain entre le IXe et le XIIe s. d’après les sources archéologiques », p. 217-244.

IV-2. Aristotélis MENTZOS, « Les complexes ecclésiastiques à l’époque mésobyzantine : renaissance ou survivance ? », p. 245-260.

 

Bibliographie, p. 261-278.

Indices, p. 279-291