Schieder, Martin : Au-delà des Lumières. La peinture religieuse à la fin de l’Ancien Régime (Édition Première édition, 53), 434 p., ISBN-10 2-7351-2064-3, 48 €
(Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris 2016)
 
Compte rendu par Aurore Chery
 
Nombre de mots : 2080 mots
Publié en ligne le 2017-10-06
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2805
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           Cette édition de l'ouvrage de Martin Schieder est la traduction française d'un travail initialement publié en allemand en 1997. Ce dernier a obtenu le prix Marianne Roland Michel en 2012, ce qui a permis, et c'est heureux, d'engager Evelyne Sinnassamy à entreprendre cette traduction. La recherche de Schieder est d'une importance capitale pour la connaissance de l'art français du XVIIIe siècle puisqu'il s'agit de la première synthèse d'envergure spécifiquement consacrée à la peinture religieuse de la période. Auparavant, l'ouvrage de Jean Locquin, La Peinture d'histoire en France de 1747 à 1785  (première édition, 1912) n'avait en effet envisagé la peinture religieuse que comme l'une des expressions de la peinture d'histoire, un choix qui en dit beaucoup sur le double préjugé qui régnait alors : la peinture religieuse aurait été, d'une part, en fort déclin, et surtout, elle aurait été décadente en comparaison avec les réalisations du Grand Siècle. Ce déclin, l'auteur ne le conteste pas. Il va jusqu'à repérer des décennies pendant lesquelles la commande est quasi absente. Cependant, il s'oppose très clairement à l'idée d'une décadence et défend au contraire l'idée selon laquelle la peinture religieuse a offert une sorte de laboratoire aux innovations stylistiques de l'art pictural du temps. Il propose également une mise en perspective de cet art au regard de la transformation de la théologie catholique et des pratiques chrétiennes de la foi au cours de la période. Il analyse notamment la manière dont une nouvelle apologétique, plus conforme aux idéaux des Lumières, a progressivement contribué à l'évolution de l'iconographie religieuse.

 

           Cette étude se découpe en quatre grandes parties qui permettent d'articuler équitablement contexte historique et approche esthétique :

 

- L'image religieuse au XVIIIe siècle entre dévotion et esthétique.

- Mutation et crise. La peinture religieuse au XVIIIe siècle dans son contexte historique.

- La crise iconographique de la peinture religieuse au siècle des Lumières.

- Une analyse stylistique de la peinture religieuse à la fin de l'Ancien Régime.

 

           La première partie rappelle que la peinture religieuse est de plus en plus estimée pour ses seules qualités esthétiques au XVIIIe siècle. Le Salon, régulièrement organisé à partir de 1737, a encouragé ses visiteurs à faire preuve d'esprit critique et les a incités à juger les œuvres religieuses qui y étaient exposées selon les mêmes critères que toutes les autres. Malgré cela, une nette désaffection pour le genre est sensible, qui frappe au demeurant l'ensemble de la peinture d'histoire.

 

           Dans la deuxième partie, Martin Schieder constate que des décennies entières sont marquées par une absence quasi totale de commandes de peinture religieuse. Il en va ainsi pour les années 1710 à 1740, puis à partir de 1770 jusqu'à la fin du siècle. Ces ruptures trouvent leur explication dans les événements du temps et plus particulièrement dans les soubressauts de la crise janséniste. Tout d'abord, la Couronne n'exploite plus le potentiel politique de l'art sacré comme elle le faisait sous  Louis XIV. A ce titre, il est significatif que les seuls grands programmes iconographiques sacrés du siècle datent en réalité de l'extrême fin du règne du Roi-Soleil, soit le dôme des Invalides et la chapelle royale de Versailles. A partir du règne de Louis XV, les quelques commandes royales sont essentiellement le fait des femmes et plus particulièrement de Marie Leszczynska, un tropisme féminin qui rejoint par ailleurs une tendance observable dans l'ensemble de la société. Lorsque la monarchie renoue avec les grandes commandes à quelques occasions, les modalités en sont très différentes de celles qui prévalaient au Grand Siècle. Ainsi, la religion passe au second plan dans le cycle de saint Louis, commandé pour la chapelle de l'Ecole militaire dans la dernière décennie du règne de Louis XV. Dans une période très troublée, associée à l'impopularité grandissante du monarque, il s'agissait autant, sinon plus, de célébrer Louis IX en tant que roi et héros national qu'en tant que saint. Sous Louis XVI, cette évolution des sensibilités se manifeste par un patriotisme toujours plus affirmé qui conditionne la plupart des achats d'art effectués par la Direction des Bâtiments du roi. Ainsi, c'est bien le patriotisme qui est au fondement de l'acte d'achat, pour la Couronne, du Cycle de la vie de saint Bruno par Le Sueur qui se trouvait au couvent des Chartreux de Paris. La production de l'artiste faisait en effet figure d'archétype du grand goût français et devait offrir un modèle à ses successeurs. On ne cherchait pas à inciter le public à la dévotion mais on voulait plutôt lui offrir la contemplation d'un « héritage culturel  national ».

 

           Le clergé – le clergé séculier parisien précisement, beaucoup plus que les grands ordres monastiques – demeure le commanditaire le plus important mais, là encore, la crise est patente. A Paris, les églises Saint-Roch, Saint-Sulpice, Saint-Merry et Sainte-Marguerite sont les principales bénéficiaires d'embellissements qui traduisent surtout les réformes liturgiques de la période. Ces paroisses comptent peu de jansénistes et c'est là un point d'importance puisque la décoration était généralement inexistante dans les paroisses comptant une grande proportion d'appelants. Aussi, la commande pouvait devenir un marqueur de reconquête après l'éviction de ces derniers, comme ce fut le cas pour l'ordre des Lazaristes ou le couvent des Oratoriens de Paris dans les années 1730.

 

           En conclusion de cette partie, Schieder propose d'expliquer le déclin de la peinture religieuse par  l'histoire des mentalités. Au XVIIIe siècle, il est en effet de plus en plus difficile de déterminer dans quelle mesure les achats des collectionneurs privés sont dictés par des raisons esthétiques ou   bien spirituelles : la noblesse de robe privilégie clairement la peinture d'histoire profane et les financiers tendent à passer d'un intérêt purement formel pour l'image religieuse, au début du siècle, à un désintérêt complet plus tardivement. Plutôt que de déchristianisation, Schieder préfère parler de « déséglisation », soit une prise de distance avec le catholicisme orthodoxe sans pour autant que le christianisme ne disparaisse de l'horizon quotidien des Français. La critique du luxe contribue aussi à l'éloignement des fidèles car ces derniers ne comprennent plus la nécessité de participer à des embellissements toujours plus spectaculaires et dispendieux des édifices du culte, surtout quand le catholicisme est porteur d'un discours d'humilité qui trouve par ailleurs largement écho dans la société civile.

 

           La partie suivante est centrée sur les nouveaux enjeux iconographique de la peinture sacrale. En effet, les évolutions décrites précédemment ont remis en cause les usages antérieurs de l'image. On note par exemple que la cruauté disparaît dans la représentation du supplice des martyrs. Plutôt que d'effrayer le spectateur, on préfère désormais donner plus de place à un sentimentalisme qui saura susciter sa compassion. Autre signe des temps, le public est de plus en plus réticent au surnaturel : les divinités anthropomorphes, les personnages en apesanteur dans les airs, les miracles, les figurations de la transcendance sont jugés ridicules et les artistes doivent trouver des modes d'expression plus véristes. La disparition progressive des plafonds peints illusionnistes, si caractéristiques de l'esthétique baroque, est l'une des conséquences de cette nouvelle approche. Pour les mêmes raisons, on privilégie la représentation de prédicateurs plutôt que de saints en train d'accomplir des miracles, des saints qui sont d'autre part de plus en plus régulièrement gallicans et sécularisés, surtout suite à la suppression de la Compagnie de Jésus. Ils apparaissent avant tout comme des bienfaiteurs, ce qui, à mesure que la bienfaisance s'impose comme un idéal pour la bourgeoisie éclairée, ouvre la voie à leur disparition pure et simple. Tout cela est révélateur d'un mouvement allant dans le sens d'un transfert des anciennes valeurs religieuses dans le domaine de la morale. Aussi la problématique essentielle des artistes qui continuent à produire de la peinture sacrale devient-elle aussi indépendante de critères dictés par la religion. C'est la valeur historique des événements représentés qui compte, et la recherche dans le domaine de la peinture religieuse obéit aux mêmes impératifs que la peinture d'histoire en général. La quête de l'exactitude historique prime :  on veut représenter des actions documentées et des personnages vêtus selon les modes de leur temps.

 

           La dernière partie s'attache à démontrer que, contrairement au jugement longtemps répandu, le style de la peinture du XVIIIe siècle mérite bien mieux que du mépris. Les tendances simplement galantes l'emportent certes dans les premières décennies mais, au-delà, une recherche plus décorative se manifeste dans des projets comme les décorations de Saint-Sulpice ou de la chapelle des Enfants-Trouvés. Ainsi, à Saint-Sulpice, la chapelle de l'Enfance de Jésus, atteint un tel degré de raffinement qu'on en oublierait presque sa vocation religieuse ; sa conception a plus à voir avec le salon d'un riche particulier qu'avec un édifice du culte. On voit par là à quel point les références profanes s'étaient imposées comme modèles jusque dans les commandes ecclésiastiques. La seconde moitié du siècle est cependant marquée par un tournant stylistique tendant vers plus de simplicité, dont Carle Van Loo se fait le principal artisan. Son cycle de la Vie de Saint-Augustin, qu'il réalise pour Notre-Dame-des-Victoires entre 1748 et 1751, devient un paradigme pour le renouvellement stylistique de la peinture d'histoire. En cela, la peinture religieuse fait bien figure de pionnière puisque Van Loo précède de loin les commandes royales initiées par le comte d'Angiviller pour promouvoir une peinture d'histoire de qualité sous Louis XVI. Malgré cela, suite aux décès de Van Loo et Deshays en 1765, la peinture sacrale est à nouveau reléguée au second plan, et ce  jusqu'à la Restauration. Les rares œuvres produites à cette période, par Regnault ou Girodet, présentent néanmoins un intérêt certain dans leur néo-classicisme marqué et leur modernité déjà préromantique.

 

           Ce résumé ne rend que très imparfaitement compte de la richesse de la pensée de l'auteur et de la multiplicité des pistes qu'il ouvre à la réflexion. L'érudition déployée tout au long de l'ouvrage,  nécessaire pour appuyer finement les démonstrations, rend d'autre part malaisé de synthétiser sa thèse sans la trahir. En effet, Schieder étaye chacune de ses assertions très solidement et de manière convaincante. Il s'appuie notamment pour cela sur des connaissances précises de l'histoire du siècle, utiles pour éclairer contextuellement les développements de l'art. S'il fallait formuler un regret – mais il est vrai que ce questionnement n'est pas au cœur de la problématique de l'auteur – ce serait celui de ne pas trouver de traitement plus poussé des relations entre le pouvoir et la peinture religieuse, surtout en ce qui concerne le rôle de la reine. En effet, les commandes émanant de femmes semblent être reléguées au second plan, relever de la pure dévotion privée, même lorsqu'il s'agit d'une souveraine. Or, leur portée politique paraît aller bien au-delà. Ainsi, le tableau de La France plaidant pour la guérison de Louis XV, par Charles-Antoine Coypel, officiellement offert à la reine par l'artiste, est bien mentionné (p. 53-54), mais le contexte de la maladie du roi à Metz et l'exposition publique dont a bénéficié l'œuvre sont ignorés. En réalité, l'allégorie de la France  pourrait être une représentation de la reine elle-même. Son apparence de princesse mérovingienne le laisserait penser puisque Marie Leszczynska aimait se comparer à sainte Clotilde. Aussi, il s'agit bien là pour la reine d'user de la peinture sacrée pour s'affirmer sur la scène publique et défendre sa propre conception de la monarchie. Il aurait donc été intéressant de mettre cette composition en relation avec Le Miracle des ardents de Doyen. Schieder explique très justement que la figure féminine au centre du tableau, levant les bras au ciel, était perçue comme une princesse, ce qui pouvait mener à la comparer à Marie-Josèphe de Saxe déplorant la mort du duc de Bourgogne (p. 95). Dans les deux cas, les procédés sont similaires : ils contribuent à mettre en scène les femmes  de la famille royale tout en préservant leur réputation de modestie.

 

           En conclusion, le travail de Martin Schieder s'impose comme une somme fondamentale sur la question de la peinture religieuse au XVIIIe siècle. C'est une référence indispensable pour comprendre les œuvres de la période. Aussi, on peut s'étonner, et vivement regretter, qu'une exposition comme celle du Petit Palais, Le Baroque des Lumières, paraisse ignorer les conclusions de cet ouvrage alors même qu'elle aurait dû contribuer à les diffuser plus largement. Souhaitons qu'il ne s'agisse là que d'un accident de parcours et que, du moins, la curiosité des visiteurs de l'exposition soit assez attisée pour qu'elle les amène à lire Au-delà des Lumières