Perrin Khelissa, Anne (dir.): Corrélations : Les objets du décor au siècle des Lumières. 264 p., 24 x 2 x 16,2 cm , ISBN-13: 978-2800415857, 28 €
(Éditions de l’Université de Bruxelles, Bruxelles 2015)
 
Reviewed by Gwenn Gayet, Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Clermont-Ferrand
 
Number of words : 2188 words
Published online 2019-11-25
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2697
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          Corrélations : les objets du décor au siècle des Lumières est un ouvrage collectif dont la direction scientifique a été assurée par Anne Perrin-Khelissa. Cet ouvrage est le 43e volume de la collection « Études sur le XVIIIe siècle » dont l’édition est la résultante des travaux de l’Université de Bruxelles. Les auteurs, professeurs, maîtres de conférences, conservateurs, docteurs ou doctorants avancés témoignent de la volonté d’histoires croisées et d’échanges culturels autour d’une thématique commune : celle du décor au XVIIIe siècle. L’ouvrage présenté permet au lecteur d’identifier différentes approches culturelles de cette notion, qu’il s’agisse de la France, de l’Italie, de la Suisse ou de la Grande-Bretagne. Les questions soulevées abordent les qualités des objets et ameublements des demeures. Quel(s) statut(s) ces objets entretiennent-ils avec leur environnement ? Quel(s) écart(s) identifier entre le modèle décoratif issu d’un traité et la réception des commanditaires et acheteurs ?

 

          Le présent volume répond à une actualité de la recherche : depuis une dizaine d’années, publications, expositions et travaux universitaires sur les arts du décor connaissent un regain d’intérêt[1]. En témoignent notamment plusieurs programmes de recherches. Aussi, les auteurs de cet ouvrage interrogent l’ameublement des demeures, par leurs qualités artistiques, techniques, mais aussi et surtout - ce qui constitue une approche nouvelle - par leurs significations sociales et culturelles. Par des propositions empruntes de sensibilité, l’ouvrage se distingue des analyses traditionnellement portées dans l’étude de décors. Les articles nous permettent d’appréhender une histoire sensible qui puise sa force dans les approches herméneutiques de plusieurs auteurs. Le décloisonnement des disciplines devient une évidence pour l’ensemble des réflexions portées dans cet ouvrage et nous convainc définitivement qu’il s’agit d’un atout considérable pour la compréhension d’espaces, de décors, et des sociétés qui les ont pensés. Les démonstrations sont significatives de ces approches diversifiées, inscrivant cet ouvrage dans la lignée d’auteurs qui n’hésitent pas à repenser et réactualiser les recherches d’une discipline en la mettant en regard d’autres champs disciplinaires.

 

          Le volume se compose de quatre parties : Principes et logiques structurants, Normes et pratiques sociales, Dispositions et assemblages plastiques et enfin, Imaginaires et incarnations sensuels. Ces thèmes, bien que traités de façons distinctes, forment une continuité dans les réflexions amenées.

 

          Dans une préface (p. 7-9), Hervé Hasquin évoque la genèse du groupe d’étude sur le XVIIIe siècle et la publication de son 1er volume en 1974.

 

          L’introduction (p. 13-32) d’Anne Perrin-Khelissa nous rappelle l’opposition existant entre arts décoratifs et beaux-arts, distinction qui apparaît tant dans les bibliographies anciennes que récentes. Elle ne manque pas de souligner l’augmentation du nombre de travaux portant sur les objets d’art et décors intérieurs au sein de programmes de recherches ambitieux. Anne Perrin-Khelissa propose ici d’aborder la question du décor intérieur par une autre entrée, celle de l’anthropos : l’homme devient l’objet d’investigations, ses volontés et ambitions expliquent la constitution des décors étudiés.

 

          À la suite de cette introduction, la première partie du recueil intitulée « Principes et logiques structurants » s’intéresse à l’ameublement d’une demeure, le choix des formes et des objets d’un intérieur. « Elle pose le cadre théorique général pour penser le décor intérieur du XVIIIe siècle, en faisant appel à des concepts formulés dans les écrits de l’époque »[2]. Les trois articles proposent des pensées et cultures assez éloignées.

 

          Christian Michel utilise des concepts développés dans d’autres disciplines, notamment en sociologie et philosophie. L’auteur affirme que les créations sont le reflet d’un luxe contemporain, qu’une réflexion portant sur le décor dans sa totalité doit pouvoir tenir compte des matériaux et modèles qui le constituent. En effet, peu d’ensembles répondent aux normes du grand goût énoncé dans les traités.

 

          Mary Sheriff aborde autrement le processus d’identification d’un ensemble décoratif. Pour l’autrice, l’ordre n’est pas seulement social, il est aussi culturel ; la création d’un décor est ordonnée par un commanditaire. Par l’exemple de la décoration de l’hôtel de Soubise (1735-1739, Boffrand), Mary Sheriff interroge la place de la femme dans les choix des décors intérieurs. À l’image de Madame de Pompadour qui à Versailles est la maîtresse des arts, les thématiques sélectionnées sont antiques, classiques, « à la grecque », mais aussi frivoles et sensuelles. Reflets de ces changements opérés durant le XVIIIe siècle, ces ensembles décoratifs se retrouvent notamment dans de nouveaux espaces : les boudoirs.

 

          Claire Ollagnier analyse la façon de vivre et d’habiter par les données sociales et culturelles. Elle souligne que l’aménagement intérieur prend, au fil du XVIIIe siècle, une ampleur considérable. La sociabilité se pratique de façon plus intime, en compagnie des proches ou d’amis choisis avec lesquels des échanges libres s’instaurent. Ainsi, la fortune et le goût personnel prennent peu à peu le pas sur le rang social et viennent déterminer la commande architecturale et décorative. La « fureur pour la bâtisse » devient l’instrument d’une revendication sociale ; fureur au sein de laquelle le plan du bâtiment constitue une trame pour de nouveaux décors intérieurs.

 

          Dans les deux parties suivantes « Normes et pratiques sociales » et « Dispositions et assemblages plastiques », les synthèses analytiques font place à des études de cas.

 

          L’article de Pascal-François Bertrand porte sur le décor textile de la chambre du roi au palais de l’évêché de Reims le jour du sacre de Louis XV. L’auteur rappelle que la vie quotidienne, les fêtes et cérémonies du XVIIIe siècle reposent sur des règles de savoir-vivre et qu’à ce titre, costumes et décors étaient soumis à des impératifs de convenance. Par cet exemple textile, et en l’absence d’une codification écrite du décor des cérémonies, c’est un examen attentif des décors qui permet d’en mesurer la conformité à la théorie du décorum en usage jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. L’auteur démontre ici qu’un ensemble décoratif composé de textiles peut intégrer l’histoire patrimoniale, notamment grâce au pouvoir mémoriel et politique qu’il revêt.

 

          Sarah Medlam interroge quant à elle les codes sociaux et habitudes mondaines de l’aristocratie britannique. Dans sa volonté de créer une demeure de premier rang, la duchesse de Norfolk fait appel à un architecte turinois, Borra, proposant des dessins ambitieux. De même, elle choisit un décorateur français, Jean-Antoine Ceunot, dont le répertoire de motifs et la qualité des matériaux garantissaient un vent de nouveauté pour Londres. Pour Sarah Medlam, il semble que l’achèvement de l’ensemble ait procuré une forme nouvelle de sociabilité.

 

          Carl Magnusson de son côté, s’attache à l’étude de divergences : un décor peut-il s’opposer à son milieu de destination ? Au XVIIIe siècle, l’architecture à la française se généralise en dehors même des frontières françaises et Genève peut en être l’exemple. Pour autant, le modèle entre cour et jardin ne s’est jamais déployé à Neuchâtel comme il s’est déployé à Genève. Une moyenne mesure suffisait manifestement aux élites neuchâteloises pour affirmer leur statut. Aussi, la maison DuPeyrou se voit condamnée et qualifiée de « trop doré pour la Suisse » (1777).  L’auteur souligne en effet le caractère inapproprié de l’éloquence du décor dans un tel contexte. L’abondance de l’or empêche la maison de s’inscrire dans le paysage régional, le propriétaire rompt avec l’ordre établi, et s’isole sur le plan social.

 

          La troisième partie propose des regards différents sur la réalité matérielle et esthétique du décor. En effet, dans son écrit, Michaël Decrossas opère à partir d’un ensemble disparu et d’une collection dispersée. Il souhaite ici identifier le goût du Régent Philippe II d’Orléans en matière d’ameublement, par l’étude d’archives et plus particulièrement de son inventaire après décès (1724). Le cabinet du Régent du château de Saint Cloud semble avoir été mis au goût du jour selon un programme ambitieux dont de nombreux éléments nous échappent encore.

 

          Isabelle Tillerot étudie l’agencement du cabinet de curiosités de Jullienne et précise les enjeux de cet espace : il doit s’agir d’un « coup d’œil flatteur » appelant le visiteur. Sorte de prélude à la galerie, il préfigure la grandeur d’un lieu. L’auteure construit son argumentaire à partir de catalogues raisonnés et inventaires de la collection de Jean de Jullienne, et affirme que les objets présentés y étaient agencés comme de véritables trophées. Jullienne, par son système de décor, vise l’harmonie d’ensemble et se détache de l’ordonnance thématique ou colorée. Selon Isabelle Tillerot, chaque objet composant le décor est mis en valeur pour faire du cabinet un « temple du goût ».

 

          Sandra Bazin-Henry, travaille à partir d’un décor conservé in situ, qu’elle compare à d’autres exemples locaux siciliens. Rares sont les ensembles décoratifs où tous les matériaux d’origine ont subsisté jusqu’à aujourd’hui. Mais le salon martorana en est un exemple et son décor n’a pas fait l’objet de modifications ultérieures. L’auteure rappelle que la décoration du salon devrait pouvoir s’appréhender avec son ameublement et objets d’art pour en avoir une vision complète. Son étude montre que glaces participaient pleinement à la mise en valeur de tous les composants et qu’elles jouaient un rôle essentiel dans la perception de l’espace et de ses décors. La confrontation des matériaux par les glaces permettait ainsi une harmonie totale.

 

          La dernière partie « Imaginaires et incarnations sensuels » aborde la notion de sensualité érotique autour du boudoir. Fabrice Moulin s’appuie sur les textes essentiels de la littérature libertine, nous permettant d’approfondir notre connaissance des décors du siècle des Lumières. Cette étude est menée à partir des décors intérieurs issus des fictions du XVIIIe siècle : de Crébillon à Sade, l’auteur a choisi une douzaine de décors. Fabrice Moulin rappelle l’importance du miroir dans lesquels les corps deviennent tableaux. Les éléments décoratifs permettent la création d’un sentiment : l’amour, le désir. L’espace est compris par un décor qui lui-même est au service du désir. Les boudoirs deviennent de fait des espaces « à désirer ».

 

          Alexia Lebeurre propose une vision générale des boudoirs de la capitale et de ses environs. Elle rappelle qu’il s’agit d’un espace inscrit dans un autre espace : celui de l’appartement. Reculé au fond des circulations, le boudoir offre une intimité et une discrétion. Il devient le couronnement de l’art sensible. Coûteuse parenthèse enchantée, ces boudoirs présentent des décors remplis de fantaisie, des étoffes et matériaux luxueux, des jeux de miroirs. Espace pour soi, l’individu peut enfin s’appréhender dans sa complexité, comme en témoignent les décors.

 

          Bérangère Poulain s’attache à l’installation du boudoir de la baronne d’Ogny au château de Millemont et à ses sources d’inspirations infinies. Décors illusionnistes créant une unité avec le jardin, végétation aux coloris naturels, il semble que la pièce se soit inspirée de la description du « boudoir idéal » que Nicolas Le Camus de Mézières rédige en 1780.

 

          Enfin, l’ouvrage propose une bibliographie générale (p. 251-258), une notice biographique par ordre alphabétique de noms d’auteurs (p. 259-261) ainsi qu’une table des matières (p. 262-264). L’ouvrage de 264 pages propose en tout 31 illustrations en noir et blanc réparties dans l’ensemble de l’ouvrage. Quatre cahiers de huit pages d’illustrations en quadrichromie, hors textes, enrichissent l’ensemble de l’ouvrage. Cet ouvrage, très complet et complémentaire par ses multiples approches de la notion de décor, aurait pu se terminer par une conclusion générale, répondant à l’introduction.

 


[1] PICON A., L’ornement architectural : entre subjectivité et politique, EPFL Press, 2017 ; Perspective, la revue de l’INHA, n°1, 2010-2011 ; CARDINAL C., RIVIALE L., Décors de peintres. Invention et savoir-faire, XVIe-XXIe siècles, PUBP, Clermont-Fd, 2016, ou encore KOETZ L., THIBAULT E., « Ornement architectural et expression constructive : concepts d’hier et débats d’aujourd’hui », Images Re-vues [en ligne], 10|12, consulté le 16 déc. 2018. URL : http://imagesrevues.revues.org/2386. Nous évoquerons également les travaux menés par J.-P. Chupin sur la question du décor, au sein de l’École d’architecture de l’Université de Montréal.

[2] Anne Perrin-Khelissa, « Pour une mise en corrélation des arts et des savoirs : introduction à l’étude des intérieurs domestiques », p.22


 

 

 

Table des matières

 

Roland Mortier et les Études (Hervé Hasquin) - p.7

Remerciements – p.11

Pour une mise en corrélation des arts et des savoirs : introduction à l’étude des intérieurs domestiques (Anne Perrin-Khelissa) – p.13

Première partie – Principes et logiques structurants

  • Le système d’ameublement des élites françaises au XVIIIe siècle (Christian Michel) – p.35
  • Decorated Interiors : Gender, Ornament, and Moral Values (Mary Sheriff) – p.47
  • L’appartement au XVIIIe siècle : un espace diversifié au service d’une convivialité nouvelle (Claire Ollagnier) – p.63

Deuxième partie – Normes et pratiques sociales

  • Une application de la théorie du décorum : le décor textile de la chambre du roi au palais de l’archevêché de Reims, le jour du sacre de Louis XV (Pascal-François Bertrand) – p.83
  • Delaring and interest : the decoration of Norfolk house, London (1748-1756) (Sarah Medlam) – p.95
  • « Trop doré pour la Suisse » : canon parisien et convenance neuchâteloise (Carl Magnusson) – p.111

Troisième partie – Dispositions et assemblages plastiques

  • Le cabinet du Régent au château de Saint-Cloud : un décor pour une collection de petits bronzes. Essai de reconstitution (Michaël Decrossas) – p.133
  • Du « tact flou et séduisant des couleurs » chez Julienne ou l’art de marier tableaux, porcelaines, laques, statuettes, meubles et autres effets (Isabelle Tillerot) – p.149
  • La rencontre des matériaux au service de l’harmonie du décor ? L’exemple du salon Martorana du palais Comitini à Palerme (1765-1770) (Sandra Bazin-Henry) – p.183

Quatrième partie – Imaginaires et incarnations sensuels

  • « L’amour égalisait tout » : l’unité du décor des intérieurs des lumières du roman des Lumières (Fabrice Moulin) – p.201
  • Le succès du boudoir au XVIIIe siècle ou les prestiges de l’intime (Alexia Lebeurre) – p.221
  • La nature dans le boudoir (Bérangère Poulain) – p.235

 

Bibliographie générale – p.251

Notices biographiques des auteurs – p.259

Table des matières – p.263