Abadie-Reynal, Catherine - Yon, Jean-Baptiste : Zeugma VI. La Syrie romaine. Permanences et transferts culturels. Collection TMO - Série recherches archéologiques, 68. 302 pages,
ISBN : 978-2-35668-049-5, 40 euros
(Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon 2015)
 
Compte rendu par Nicolas Mathieu, Université Pierre Mendès-France, Grenoble
 
Nombre de mots : 2495 mots
Publié en ligne le 2015-12-17
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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          Sixième volume relatif aux fouilles de Zeugma, quatrième publié par la Maison de l’Orient et de la Méditerranée, cet ouvrage diffère quelque peu des précédents. En effet, il est moins la publication ou l’analyse de fouilles qu’une mise en perspectives de données issues des fouilles de la mission franco-turque de Zeugma dans une aire géographique provinciale large, à commencer par la Syrie du Nord à laquelle appartenait le site, en adoptant les deux points de vue inverses qui fondent toute recherche sur les échanges et les interactions culturelles : l’objet, ici Zeugma, comme point de départ, source, et comme point d’aboutissement, réflexif et reflet ; ou bien, pour reprendre un propos introductif (p. 10), en essayant « de saisir les réactions et les sentiments des populations à l’égard des Romains. » Il s’agit des actes du colloque « Échanges culturels et identité en Syrie romaine. Le paraître et l’intime », pluridisciplinaire au sens où archéologues, historiens, philologues ont confronté selon leurs méthodes et sources leurs connaissances et perception des échanges culturels et des évolutions sous l’autorité romaine. Toutes les contributions sont suivies d’une bibliographie. L’ouvrage se termine par des conclusions et la table des illustrations (p. 295-301).

           

          Plusieurs des contributeurs du colloque ont participé aux fouilles ou au travail post-fouilles, voire aux deux : outre les éditeurs, D. Frascone et N. Dieudonné-Glad, dont les recherches, respectivement sur les monnaies et les objets métalliques ont été publiées dans les deux volumes précédents de la série (Zeugma IV et V), ainsi que A.-S. Martz et O. Dussart.

            

         Il est difficile de rendre compte d’un tel recueil car il présente à la fois une grande richesse, par la diversité des sources constitutives, et une petite faiblesse, malgré les conclusions de C. Abadie-Reynal (p. 287-293) : l’absence de choix visible dans l’ordre des contributions (sources ?, thématique ?) - avec pour corollaire positif que le lecteur n’est pas conditionné et qu’il peut lui-même construire sa lecture[1] - et d’index thématique qui permettrait de rapprocher des articles entre eux en dépit de matériaux différents. Puisque le point de départ du colloque était Zeugma, dont la connaissance récemment mise à jour par des fouilles permettait de faire un objet historique et méthodologique exemplaire pour la Syrie septentrionale sous l’autorité romaine, on a choisi de privilégier ici une analyse du recueil selon deux approches complémentaires : les enseignements que le matériel archéologique fouillé offre dans une perspective comparée avec ce que l’on connaît ailleurs en Syrie du Nord ; les enseignements d’approches thématiques générales sur la Syrie du Nord où Zeugma n’est qu’un exemple parmi d’autres, voire n’est pas utilisé.

                      

         Six articles appartiennent à la première catégorie et illustrent la méthode et l’ambition affichées par les organisateurs. J.-B. Yon (p. 11-18), épigraphiste qui connaît spécialement la documentation de cette région, qu’elle soit, entre autres, grecque, latine, araméenne et qui a publié avec R. Ergeç les nouvelles inscriptions de Zeugma (Zeugma III. Fouilles de l’habitat (2) ; la maison des Synaristôsai. Nouvelles inscriptions, Lyon, 2012), met en perspective l’onomastique de Zeugma dans le secteur syrien septentrional, par comparaison avec Doura-Europos, la Palmyrène et les inscriptions bilingues grec et syriaque issues des fouilles de la vallée de l’Euphrate dans les années 1990-2000. Alors que la Palmyrène est caractérisée par la forte proportion de textes sémitiques (araméens ou safaïtiques), à Zeugma comme à Doura-Europos il y a une plus grande diversité de langues, probablement révélatrice d’une population plus mélangée. Toutefois, Zeugma étant une ville de garnison, la part des inscriptions avec des noms d’origine latine y est forte et a progressé au cours du temps. Cette onomastique latine peut être rangée dans trois catégories : des inscriptions latines de soldats qui indiquent leur lien avec l’armée ; des inscriptions en grec de citoyens à l’onomastique latine ; des inscriptions en grec de pérégrins au nom unique d’origine latine, qu’il provienne d’un gentilice ou d’un surnom. Ce partage onomastique correspond probablement à la bigarrure de la société. Mais, comme à Doura-Europos, on rencontre aussi des noms recherchés, macédoniens ou qui font référence à la mythologie, et qui conduisent à s’interroger sur la culture de la société locale et de ses élites. Dans le cas de Zeugma, il faut au moins faire le lien avec les nombreuses mosaïques mises au jour au cours des dernières fouilles sans qu’on puisse en préciser la nature ni la profondeur.

 

         D. Frascone (p. 20-54) aborde la question des échanges et des interactions culturelles à l’œuvre dans la région en partant de lots monétaires trouvés sur près d’une quinzaine de sites. Outre Zeugma, mentionnons Antioche, Doura-Europos, Césarée maritime, Hippos, Sussita, Palmyre et la Palmyrène, Arsameia du Nymphée, Édesse. Concernant surtout les IIe-IIIe s., période de plus grande activité des ateliers de frappe des provinces d’Orient, qui étaient souvent assez proches - distants de moins de 100 km -, cette documentation est comparée et montre deux caractéristiques complémentaires : d’une part une circulation et des aires d’influence locales, notamment pour les monnaies de bronze, significatives de l’autonomie économique de micro-régions, d’autre part l’existence de grands axes de circulation des hommes et des marchandises. Se dessine un axe le long de la côte, allant de la Palestine, au sud, à Séleucie de Piérie, au nord, avec ensuite un trajet terrestre vers l’intérieur, passant par Cyrrhus, Zeugma et Édesse ou Béroia, Hiérapolis et Carrhes, jusque vers Nisibe et Singara. Dans le cas du seul monnayage découvert à Zeugma, il convient de rappeler qu’il nous renseigne aussi sur la circulation de l’armée au IIIe s., période particulièrement troublée dans le secteur comme l’ont confirmé les fouilles (Zeugma IV et V). La clarté de l’exposé des données est renforcée par leur cartographie, qui est la même que celle du volume Zeugma IV, ce qui facilitera la comparaison.

 

         N. Dieudonné-Glad (p. 139-163), qui a publié en 2013 les objets métalliques du site (Zeugma V), s’interroge sur l’éventuelle originalité du savoir-faire des forgerons de Zeugma, en partant des déchets - des scories en calotte résultant de l’accumulation des divers débris dans les foyers - de l’activité métallurgique recueillis sur les différents chantiers du site, pour un poids total par site compris entre moins de deux kg et une douzaine de kg. L’analyse physico-chimique et la caractérisation métallographique montrent que « les pratiques des forgerons y étaient sensiblement différentes de celles des forgerons de la partie occidentale de l’Empire romain » dont les ateliers sont connus. À Zeugma, les forgerons n’employaient ni sable ni argile pour protéger la surface du métal travaillé lors de son réchauffement dans le foyer. Cette technique impliquait un travail à très haute température. Sans être inconnu dans l’Occident romain, le procédé y était peu utilisé. Faute d’autres études de même type dans la Syrie, il est impossible de savoir si cela était spécifique ou non au site, si cela résultait d’une pratique antérieure et si cela a duré ailleurs après la fin de Zeugma.

 

         A.-S. Martz (p. 165-184) articule une recherche sur la « morphologie et (la) signification des triclinia dans les maisons de Syrie du Nord », entre le Ier et le IVe s. apr. J.-C., à partir d’exemples provenant de Zeugma et d’Antioche. Dans les deux villes, les maisons fouillées révèlent une élite urbaine qui suit les codes culturels gréco-romains tout en les adaptant, comme le montrent par exemple le refus de l’axialité des plans ou encore la disposition de fontaines de telle sorte que soit privilégiée la vue sur le paysage visible depuis le triclinium, quitte à ce que la présence de la fontaine soit seulement audible.

 

         L’enquête de C. Abadie-Reynal (p. 203-223), sur « la cuisine en Syrie du Nord romaine » est fondée principalement sur le matériel découvert dans les fouilles de l’équipe française (vaisselle en terre cuite, structures de cuisson, restes alimentaires) et une typologie mise au point notamment par A.-S. Martz[2]. Du point de vue de la méthode, tout en étudiant surtout des vestiges d’habitat, la diversité des provenances - des chantiers différents du site qui ont pu connaître des occupations variées (riches maisons des élites ou au contraire un habitat simple correspondant à des catégories sociales inférieures aux élites) alors que la chronologie d’ensemble est proche voire identique - favorise sinon la comparaison totale du moins le questionnement sur des gestes culinaires variés ou variables selon les milieux ou les temps. Il en ressort une évolution des goûts au fil du temps, la pénétration, lente et encore faible au IIIe s., d’influences provenant de l’Occident, notamment la cuisson au four. En témoignent structures de cuisson et plats de formes autres que les casseroles et pots traditionnels, dans tous les chantiers du site.

 

         L’importante quantité de fragments d’objets en verre (catalogue de 257 numéros), dont la plupart datent des Ier-IIe s. dans un arc de temps qui court du Ier s. av. au IIIe s. apr. J.-C. permet à O. Dussart (p. 225-286) de mettre en évidence des usages différenciés à la fois selon les chantiers et selon les époques. Il semble ainsi qu’au tournant de l’ère chrétienne, la verrerie soit moulée et luxueuse avec des formes ouvertes, principalement des bols avant la multiplication des formes consécutivement à la découverte du soufflage du verre. Par l’ampleur du matériel, Zeugma peut servir d’ancrage méthodologique à l’identification des différentes productions de verre dans la Syrie du Nord. 

           

         Ces études dessinent une ville qui s’ouvre sur le monde sans réduire son ancrage culturel oriental et dans laquelle la présence à proximité et le passage de soldats ont probablement joué un rôle, étant entendu que les limites dans l’interprétation résultent fondamentalement de l’aléa documentaire et de l’impossibilité de relier entre eux les types de documents.

           

         Six articles donnent un point de vue inverse car les sujets concernent d’autres lieux ou la Syrie du Nord plus généralement. Il est deux domaines où les mélanges de cultures peuvent être particulièrement étudiés, en croisant les sources : la religion, l’architecture et l’urbanisme. Ce sont aussi deux domaines qui peuvent être abordés à des échelles opposées, des caractères généraux dans ce qu’il y a de plus intime, ce qui était l’esprit du colloque. A. Le Bihan a abordé la question des « rites et identité religieuse en Syrie romaine » (p. 55-74) selon plusieurs approches et sources : l’iconographie des divinités, l’architecture et l’aménagement des sanctuaires, certains rites et leur représentation figurée comme les sacrifices d’encens, les processions religieuses, en char, en ferculum ou à dos d’animal. L’attachement, net, aux formes traditionnelles orientales du culte et la vivacité des cultures locales n’ont jamais disparu au cours de l’Empire malgré l’empreinte gréco-romaine. Il en est de même dans le domaine architectural dans l’exemple du Golan romain étudié par T. al-Halabi (p. 74-96) où l’influence romaine se voit généralement dans l’organisation de l’espace mais touche moins les zones rurales et leurs constructions que les grands centres urbains, comme à Sussita-Hippos. Les quelques cas d’architecture balnéaire étudiés par M. Vannesse (p. 97-121), Apamée-sur-l’Oronte, Doura-Europos et Palmyre, invitent à la prudence dans les conclusions. Qu’il y ait une unité apparente de l’architecture balnéaire selon des modes techniques romains - comme le chauffage par hypocauste - ne fait pas disparaître la diversité ou les variétés consécutives aux contraintes locales, techniques (le site, la taille de la ville), politiques ou sociales (influence du gouverneur, des autorités locales, pratiques des élites etc.). Il est toujours difficile et souvent peu raisonnable d’extrapoler à partir de quelques exemples. C’est aussi ce que montre l’enquête de R. Palermo (p. 123-137) sur les sites d’occupation humaine et le réseau routier à l’époque romaine dans la haute-Mésopotamie à partir de sondages ou de photos satellitaires.

 

         Fondé sur les textes syriaques pour une étude comparée des pratiques de réception en Syrie Romaine, autrement dit la question du banquet araméen ou romain, l’article de C. Fauchon (p. 185-201) montre que l’essentiel de la consommation de la population locale devait être tiré des productions locales voire régionales, où rites et gestes du banquet ne se réduisent pas à une opposition entre Romains et indigènes. Il faut en effet tenir compte d’une part de la multitude d’influences qui se sont croisées avant la période romaine (héritages juif, grec, perse), et de l’existence d’élites locales bien installées qui sont héritières de cette diversité et de cette richesse, d’autre part de la situation géographique en limite, ce que l’auteur appelle « un cas frontière dans tous les sens du terme «  (p. 198). Réelle institution politique, ces banquets focalisent l’identité et sont à la fois révélateurs de la diversité, des relations avec les autres, et le point de départ d’une définition nouvelle de soi. Il en fut ainsi avec le développement du christianisme des élites qui en ont fait parfois un manifeste de la conversion et de leur foi dans une époque troublée et limite (voir la conversion du roi Agbar).

 

         Très soigneusement édité, enrichi d’une abondante iconographie (168 figures ou planches consistant en cartes, plans, coupes, graphiques, la plupart en couleur) très lisible, ce livre renouvelle nos connaissances sur les processus d’échange et de contrôles des territoires orientaux et dans les territoires orientaux, aux confins du monde romain impérial. Il est un exemple méthodologique qui montre la pertinence du croisement des disciplines pour la compréhension et l’écriture d’une histoire culturelle sinon globale, impossible, du moins la plus large possible. Il devrait aussi engager d’autres équipes et spécialistes dans des secteurs voisins à travailler dans des perspectives semblables. On recommandera particulièrement aux lecteurs de ces actes de se plonger dans les volumes précédents, au moins Zeugma III à V.

 

 


[1]  On pourrait ainsi proposer une réflexion autour de la nourriture, préparation, consommation, conversation où pourraient entrer en résonnance les articles de A.-S. Martz, C. Fauchon et C. Abadie-Reynal.

[2]   Anne-Sophie Martz, La céramique culinaire du sud-est anatolien, du IIe au VIIe s. de notre ère : typologie, chronologie, production, Thèse de doctorat, Université Nancy 2, 2007 (inédit). Voir aussi, A. Vokaer, La « Brittle Ware » en Syrie. Production et diffusion d’une céramique culinaire de l’époque hellénistique à l’époque omeyyade, Fouilles d’Apamée de Syrie 2, Bruxelles, 2011.

 

 

 

Sommaire

- Jean-Baptiste Yon, L’onomastique en Syrie orientale et en Mésopotamie à l’époque romaine, p. 11-18.

- Daniel Frascone, Échanges et courants de circulation monétaire en Syrie du Nord, p. 20-54.

- Amélie Le Bihan, Rites et identité religieuse en Syrie romaine, p. 55-74.

- Taisir al-Halabi, La formation d’une identité architecturale dans les villes et les villages du Jawlān romain, p. 75-96.

- Michaël Vannesse, L’architecture balnéaire dans la province romaine de Syrie. Quelques cas d’étude, p. 97-121.

- Rocco Palermo, Settlement patterns and road network in upper Mesopotamia during the roman period, p. 123-137.

- Nadine Dieudonné-Glad, Les forgerons de Zeugma : des savoir-faire originaux ?, p. 140-163.

- Anne-Sophie Martz, Morphologie et signification des triclinia dans les maisons de Syrie du Nord, p. 165-184.

- Claire Fauchon, Banquet romain, banquet araméen. L’apport des textes syriaques pour une étude comparée des pratiques de réception en Syrie romaine, p. 185-201.

- Catherine Abadie-Reynal, La cuisine en Syrie du Nord romaine. Premier bilan des données de Zeugma, p. 203-223.

- Odile Dussart, La verrerie romaine de Syrie du Nord, p. 225-286.

- Catherine Abadie-Reynal, Conclusions, p. 287-293.