Zaru, Denise: Art and Observance in Renaissance Venice. The Dominicans and their Artists (1391- ca. 1545).(Collana: I libri di Viella. Arte), 376 p. , 228 tav. b/n f.t. e 22 tav. col. f.t., 17x24 cm, bross., ISBN: 9788867283385, 55,25 €
(Viella, Roma 2014)
 
Compte rendu par Panayota Volti, Université Paris Ouest-Nanterre La Défense
 
Nombre de mots : 2206 mots
Publié en ligne le 2016-06-30
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2637
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          À l’origine de cet ouvrage de 371 p., très abondamment illustré (250 fig.), assorti d’appendices (sources primaires, corpus exhaustif d’œuvres) et d’une bibliographie étoffée, se trouve une thèse de doctorat soutenue en 2011 qui, en vue de cette publication, a été à la fois condensée et enrichie par certaines nouvelles recherches de l’auteur.

 

         La thématique centrale explore le développement d’un discours visuel spécifique pendant une période significative pour l’histoire de l’Église. Il s’agit des infléchissements artistiques et des nouveaux supports relatifs aux images sacrées mis au service de la liturgie ainsi que de la dévotion d’un ordre religieux, les Dominicains Observants, et inscrits dans l’aspiration de ceux-ci à exprimer leur identité.

 

         L’étude porte plus particulièrement sur la ville de Venise, de la fin du XIVe au milieu du XVe s. C’est là, en fait, que certains retables parmi les plus significatifs pour le déploiement de nouveaux discours visuels ont été créés pour les églises dominicaines. Étant donné l’emplacement stratégique de ces édifices dans la ville, l’impact des œuvres qu’ils accueillaient n’était pas des moindres.

 

         Aborder la question de la commande artistique d’un ordre religieux pose des questions cruciales sur le développement et les infléchissements de l’image religieuse en général. A fortiori dans un contexte historique et spirituel à la fois dynamique et sensible : la ville de Venise entretenait à l’époque des contacts étroits avec l’Europe du Nord, animés par des pratiques dévotionnelles fondées sur la relation individuelle et directe avec le sacré. Le rôle des Dominicains était central à cet égard : ils étaient en contact constant avec la population dans le cadre de leur pastorale, surtout à une époque où les réformes, dont la réforme protestante, questionnaient les dogmes ecclésiastiques traditionnels et les formes de la dévotion institutionnelle.

 

         La fourchette chronologique assez large de l’étude – de 1391 à 1545 – permet de mettre en perspective d’une part les choix formels et iconographiques des œuvres créées pour les Dominicains de l’Observance, et d’autre part les phénomènes religieux et les événements historiques majeurs de l’époque : entre autres, le Schisme en Occident, la réforme protestante et les guerres de l’Italie. Le choix de l’auteur de mettre l’accent sur une analyse fine et approfondie des œuvres elles-mêmes, qui sont au cœur de cet ouvrage, confère un relief nuancé et circonstancié à certains pans anthropologiques et sociaux majeurs de l’époque : l’identité féminine (à travers, notamment, l’exemple des sœurs Dominicaines) ; l’identité individuelle à travers le principe de la caritas et l’essor des portraits de saints dominicains ; le façonnement de l’identité civique et de la dévotion publique par le biais, entre autres, de la promotion par les Dominicains de l’Observance des images de dévotion, aussi bien publiques que privées.

 

         Sont aussi pris en compte, au sein des églises dominicaines de l’Observance - Santi Giovanni e Paolo, San Domenico di Castello, San Pietro Martire in Murano, Corpus Domini -, les espaces liturgiques logiquement articulés afin de permettre le déploiement des expressions dévotionnelles, aussi bien des ouailles que des personnes individuelles ou des familles ; sachant aussi que les sépultures des doges occupaient au sein de ces églises des places de choix.

 

         L’auteure souligne également, fort opportunément, l’importance du tramezzo, qui établit une scansion spatiale binaire à l’intérieur des édifices religieux : le chœur des frères (ecclesia fratrum ou chorus) et l’église des fidèles (ecclesia laicorum). Ce dispositif de séparation, au-delà de sa monumentalité architecturale et décorative, conditionnait aussi la répartition des œuvres d’art dans les espaces, disposées alors selon leurs spécificités thématiques de manière à répondre efficacement aux fonctionnalités liturgiques des lieux et endroits précis qui les accueillaient.

 

         Naturellement, en amont de ces approches un tant soit peu matérielles des édifices, se trouve un dépouillement systématique des sources, méthodiquement et intelligemment exploitées. Il s’agit d’abord des guides des bâtiments vénitiens des XVIIe et XVIIIe s., dont certains sont accompagnés de gravures sur bois ; mais, en ce qui concerne les œuvres peintes, les informations fournies par ces ouvrages sont souvent lacunaires et comportent quelques attributions erronées. Les témoignages de pèlerins, souvent des frères Dominicains, des XVe et XVIe s. fournissent, quant à eux, de renseignements généraux sur la disposition des espaces ecclésiaux, mais ne s’attardent que très rarement aux peintures. Certaines données supplémentaires sont contenues dans les rapports de la visite apostolique de 1581. Néanmoins, ce sont les registres officiels de l’ère napoléonienne qui contiennent des listes précises des œuvres d’art et autres objets (peintures mais aussi livres) inventoriés au moment de la suppression des églises. Quelques archives restantes des couvents dominicains vénitiens eux-mêmes livrent certains détails supplémentaires. Pour ce qui est des sources iconographiques, les vues de Venise de la fin du XVe–début XVIe s. (notamment par Jacopo de Barbari) permettent de saisir l’impact topographique des couvents dominicains dans le paysage urbain.

 

         Dans les quatre chapitres suivants, l’auteur étudie de manière circonstanciée le contexte théologique, spirituel, social et humain dans lequel ont vu le jour les œuvres d’art figuré associées aux Dominicains de l’Observance.

 

         Pour ce qui est du substrat théorique et doctrinal, il s’avère que, à partir notamment du XVe s., on constate un assouplissement de l’attitude dominicaine vis-à-vis des images : une position qui s’avère, entre autres, le corollaire des écrits contemporains de représentants majeurs de l’ordre. Aussi, Giovanni Dominici, Tommaso Caffarini da Siena et Antonino Pierozzi expriment avec pertinence et acuité, tout en nuances, dans leurs textes, la conscience que les images ont un impact prépondérant sur la spiritualité des fidèles. Enracinés dans la doctrine même de Thomas d’Aquin, les observations de ces auteurs doublaient souvent leur réflexion sur la cura animarum. Il s’agit là de constatations qui infléchissent, un tant soit peu, la tendance dominante dans d’historiographie qui consiste à attribuer surtout aux Franciscains, et pas tellement aux Dominicains, le développement d’une iconographie relative à leur ordre. Pourtant, dans la mouvance de l’Observance dominicaine, il s’avère que les images jouaient un rôle essentiel : elles étaient conçues et utilisées comme un pivot visuel et spirituel qui modelait la dévotion privée en fonction de l’officielle. En effet, les conceptions des auteurs dominicains se traduisaient à travers une production soutenue de gravures, dont l’iconographie codifiée était largement diffusée.

 

         Avant d’aborder les images de l’Observance liées à l’encadrement des sœurs dominicaines, l’auteur procède, fort à propos, à un aperçu historiographique autour de l’art destiné aux moniales. Ensuite, l’analyse à la fois minutieuse et approfondie de quelques œuvres caractéristiques (entre autres le paliotto de Catarino Moranzone et Bartolomeo di Paolo, destiné au couvent de Corpus Domini (conservé de nos jours au musée Correr), « Sainte Veneranda trônante » de Lazzaro Bastiani, et diverses variations iconographiques autour de Catherine de Sienne) permet de mettre en exergue les spécificités des images dominicaines de l’Observance : langage formel pétri de simplicité afin de renforcer la profondeur de la dévotion ; nombre limité de personnages dans des compositions claires, permettant aux fidèles d’ériger les saints représentés en modèles ; palette réduite de couleurs, avec une prédominance du rouge, la couleur de la charité ; volonté de subordonner la forme au contenu, et élimination des détails superflus risquant de distraire les fidèles. Par ailleurs, le développement de l’iconographie de sainte Catherine de Sienne, à Venise, fait preuve d’une véritable « politique de l’image » : cette sainte n’est plus le modèle de la seule piété féminine, mais devient le modèle dévotionnel universel de l’amor Dei.

 

         C’est, justement, à travers le traitement pictural de l’amor Dei - structuré ad hoc d’un point de vue aussi bien iconographique que formel pour des œuvres destinées à la dévotion privée et, a fortiori, à la dévotion des membres de l’ordre dominicain même – que le thème de la caritas devint central pour la création de l’identité dévotionnelle des frères. Le premier témoignage pour l’usage privé des images par les frères est livré par Gérard de Frachet, au XIIIe s., dans son Vitae fratrum ordinis praedicatorum ; il mentionne que les frères ont, dans leurs cellules, des représentations de la Vierge et de la Crucifixion afin de les contempler pendant leur étude ou leur prière et de recevoir, en retour, leur protection. Pour ce qui est des Dominicains Observants vénitiens, la source principale concernant les commandes passées pour ce type d’œuvres est le Libro di spese diverse de Lorenzo Lotto. On constate alors une prédilection pour les représentations des visages du Christ et de la Vierge. Outre l’hypothèse d’une influence byzantine pour ce traitement qui évoque les icônes, il s’avère que ces images étaient particulièrement propices aux pratiques dévotionnelles individuelles car, de par l’expressivité de leurs yeux, elles créaient une intimité protectrice avec celui qui les regardait. Parallèlement, se multiplient aussi les portraits de frères, notamment de saints majeurs de l’ordre ; la fonction de ces œuvres pourrait être soit individuelle (commémorative, funéraire ou dévotionnelle), soit collective. Les images de petites dimensions, représentant des religieux de différents ordres, étaient manifestement destinées à un usage personnel ; de par le choix des personnes représentées, elles reflètent, toutefois, les infléchissements des dévotions individuelles. Les portraits de saints dominicains trouvaient aussi leur place dans les lieux communautaires des couvents, notamment la salle du chapitre et la bibliothèque. Dans ces cas, ils contribuaient au façonnement d’une identité collective signifiante, car les frères représentés s’étaient, de leur vivant, distingués par leur activité intellectuelle : ils servaient alors d’exemples pour l’ensemble de l’ordre. D’autres portraits de saints dominicains fonctionnaient en tant que « miroirs idéaux » : ils servaient d’exemples de « sainteté imitable » et de caritas. À cet égard, la proximité des Observants avec le courant spirituel de la devotio moderna, et a fortiori avec le principe de l’imitatio Christi que celle-ci véhiculait, aurait conditionné quelque peu la production de ces « portraits-miroirs » dominicains. Ces œuvres se font aussi les témoins de la réceptivité des Dominicains Observants par rapport à l’émergence de l’individualité dans les représentations. Ainsi, Lorenzo Lotto, en 1526, peint Fra Marcantonio Luciani de manière réaliste, en ce qui concerne non seulement la physionomie, mais encore la mise en scène : le frère lève les yeux pour regarder le spectateur en interrompant son écriture ; sauf qu’il ne s’agit pas de la rédaction d’un ouvrage théologique, mais d’un registre de comptabilité. Le franc réalisme de cette image lui confère toute sa modernité, doublé alors d’une dimension documentaire dépourvue d’idéalisation.

 

         En ce qui concerne le rôle, considérable, que l’Observance dominicaine a joué au sein de la société laïque vénitienne, l’auteur rappelle la participation des Dominicains aux tableaux vivants qui animaient la ville au début du XVIe s., période marquée de défaites et de troubles politiques. Dans ce contexte, les soleri, tableaux vivants à caractère moralisateur et encourageant, organisés par tous les ordres religieux, dont les Dominicains, étaient les vecteurs de fierté civique. À la même époque, fut commandée par le couvent Santi Giovanni e Paolo une verrière monumentale pour le bras sud du transept de l’église conventuelle. L’auteur démontre de manière convaincante que la commande de cette œuvre - et notamment son iconographie signifiante mettant en scène, dans la hiérarchie céleste, saint Georges et saint Théodore – visait, entre autres, à célébrer la puissance de Venise en faisant référence, à travers ces deux saints guerriers, aux condottieri. L’emplacement de cette verrière, visible depuis la mer et la Piazza San Marco, renforce davantage encore la prégnance de son iconographie programmatique. Par ailleurs, d’autres exemples d’œuvres commandées par les Dominicains vénitiens de l’Observance sont ici attentivement analysées afin d’éclairer les innovations iconographiques proposées (Immaculée Conception, saint Sacrement) dans le contexte théologique et doctrinal de l’époque, dominé notamment par le Concile de Trente et la réaffirmation du dogme de la transsubstantiation.

 

         À travers les recherches pointues, les contextualisations et analyses pertinentes, les approfondissements et interprétations qui émaillent cet ouvrage, l’apport des Dominicains vénitiens de l’Observance en matière de conception et de commande d’images sacrées est véritablement mis en exergue ; de même, en enrichissant les problématiques autour du sujet, est proposée l’idée d’une « esthétique observante », façonnée par les frères et leurs artistes qui, tout en traduisant visuellement les idéaux conservateurs de la réforme observante, fait indéniablement preuve de modernité, concernant le traitement aussi bien pictural que thématique.

 

 

Sommaire

 

Introduction – 1. Cura monialium and female identity 2. Caritas and individual identity 3. Civic identity and public devotion, p. 9

I. The Dominicans in Venice - 1. The Sources 2. SS. Giovanni e Paolo 3. S. Domenico di Castello 4. S. Pietro Martire in Murano 5. Corpus Domini, p. 21

II. Images for the Observance : simple images, true images – 1. Giovanni Dominici 2. Tommaso Caffarini da Siena 3. Antoninus Pierozzi, p. 65

III. Cura monialium and female identity – 1. Corpus Domini 2. A devotional model of amor Dei. Iconographical variations around Saint Catherine of Siena, p. 75

IV. Caritas and individual identity – 1. Works for prayer 2. Works for mirroring the self, p. 143

V. Civic identity and public piety – 1. For the glory of the Republic. The Dominicans and the League of Cambrai 2. A refractory convent : SS. Giovanni e Paolo 3. Friars, scuole piccole and lay patrons. Promoting Dominican saints, p. 163

Conclusion – The Dominicans and their artists : an “Observant aesthetic”?, p. 243

Appendices, p. 253

Bibliography, p. 303

Index of names, p. 355

Index of places, p. 367