Rivière Ciavaldini, Laurence: Imaginaires de l’Apocalypse. Pouvoir et spiritualité dans l’art gothique européen, Collection : L’art et l’essai, 16.5x22 cm, 416 pages, 47 ill. coul. et 57 n/b, broché, 45 euros, ISBN 978-2-7335-0635-4
(CTHS - INHA, Paris 2007)
 
Compte rendu par Marianna Lora, Université Paris I
 
Nombre de mots : 1355 mots
Publié en ligne le 2008-11-14
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=261
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Le livre de Laurence Rivière Ciavaldini est consacré à l’étude d’un précieux manuscrit médiéval conservé aujourd’hui à la bibliothèque du monastère San Lorenzo de l’Escorial, en Espagne : l’Apocalypse des ducs de Savoie (ms. E. vitr. V). Commandé par le premier duc de Savoie Amédée VIII et réalisé à partir de 1428, le manuscrit est achevé en 1490, sous le règne du duc Charles Ier. Il contient le dernier texte de la Bible, l’Apocalypse de saint Jean, avec le commentaire latin de Bérangaud, et présente un riche apparat de 97 enluminures.
    L’ouvrage de LRC, issu de sa thèse de doctorat, est construit en quatre parties : dans la première, elle présente l’étude codicologique et retrace l’histoire du manuscrit (pp. 25-68) ; dans la deuxième, elle s’attache à l’influence des Apocalypses anglaises sur le codex de Savoie (pp. 69-140) ; dans la troisième, elle traite de la tradition iconographique napolitaine des Apocalypses (pp. 141-246) ; enfin, dans la quatrième partie, elle étudie le contexte particulier de la réalisation du manuscrit, et relie les nouveautés iconographiques qui y apparaissent à la personnalité et à la politique de deux princes destinataires (pp. 247-324). Un cahier de 47 reproductions en couleur, la plupart de très bonne qualité, se trouve après l’avant-propos et la préface, signés respectivement par Yves Christe et Pierette Paravy, laissant la place ensuite à 57 images en noir et blanc parsemées dans le reste de l’ouvrage.

Après l’étude matérielle du manuscrit, l’auteur retrace de façon extrêmement détaillée son histoire et présente un vaste excursus sur les nombreuses études critiques qui lui ont été consacrées. Mentionné pour la première fois seulement en 1820 dans un livre sur les trésors de l’Escorial, le manuscrit est identifié comme savoyard en 1892 par Paul Durrieu, qui souligne alors qu’il semble avoir été décoré en deux campagnes successives par trois mains différentes. Le nom du peintre Jean Colombe est ainsi associé à l’œuvre en 1895, ceux de Jean Bapteur et de Péronet Lamy en 1901. Si la participation respective et l’attribution des différentes mains ont toujours fait débat, il est reconnu – grâce notamment aux travaux pionniers de Durrieu, puis de Sheila Edmunds en 1961 – que ces trois artistes se sont succédé dans le travail. Pour des raisons stylistiques on considère que Jean Bapteur de Fribourg aurait conçu le manuscrit et réalisé un bon nombre d’enluminures entre 1428 et 1432 (feuillets 1 à 24). De 1432 à 1435, il aurait été relayé par Péronet Lamy de Saint-Claude qui aurait peint les marges du manuscrit et quelques miniatures (feuillets 24v à 26). Enfin, Jean Colombe de Bourges aurait achevé le travail bien plus tard, entre 1486 et 1490, sous le règne du duc Charles Ier (feuillets 26v à 49).
Dans la première partie du livre, qui fait notamment le point sur la « bibliographie pléthorique » consacrée au manuscrit, LRC fait preuve d’une rigueur et d’un souci de clarté manifestes, nécessaires pour traiter de manière satisfaisante d’un thème si complexe et stratifié.

Dans la deuxième et dans la troisième partie de l’ouvrage, l’auteur se consacre à l’analyse des précédents iconographiques. Elle approfondit tout d’abord le lien déjà connu entre le manuscrit de l’Escorial et la tradition anglaise de l’Apocalypse, présente en Savoie grâce aux contacts politiques et dynastiques existant entre la cour d’Amédée VIII et celle du roi d’Angleterre. À travers une étude comparée, qui insiste sur les apports picturaux de la première partie de l’Apocalypse de Savoie et sur les parentés plus ou moins proches avec les représentations anglaises, l’auteur arrive à identifier la famille insulaire du manuscrit (groupe de Westminster : mss. Getty et Douce 180, à travers un modèle disparu). Cela lui permet de mettre en évidence la dette du premier enlumineur du manuscrit Jean Bapteur vis-à-vis de la tradition anglaise, mais aussi de souligner l’apport créateur de cet artiste, qui s’est inspiré à la fois du texte et du commentaire pour peindre « une transcription littérale de l’exégèse allégorique, notamment dans l’illustration de la lettre aux Églises ou encore de la vision de l’autel des martyrs » (p. 139). Cette analyse de l’héritage anglais, approfondie et révélatrice, apporte un nouvel éclairage sur la figure de l’artiste Jean Bapteur – encore peu connu – et sur la portée iconographique de ses enluminures.
Dans la troisième partie, on trouve les pages les plus originales – et à notre avis les plus intéressantes – du livre : l’auteur identifie les possibles modèles napolitains de l’Apocalypse de Savoie, et plus précisément des enluminures exécutées par Jean Colombe lors de la seconde phase de décoration du manuscrit. Deux panneaux représentant l’Apocalypse, aujourd’hui au musée de Stuttgart, et réalisés peut-être par Giotto lui-même pour le roi de Naples Robert d’Anjou, avaient déjà été reconnus comme modèles privilégiés pour la seconde partie du manuscrit de Savoie. LRC approfondit l’analyse de ces panneaux et montre qu’il existe un antécédent majeur « laissé dans l’ombre par les spécialistes », qui a certainement représenté une source d’inspiration pour l’auteur des peintures de Stuttgart : l’Apocalypse de l’église napolitaine de Santa Maria di Donnaregina, réalisée a fresco vers 1320 pour la reine Marie de Hongrie. Avant 1328, début du séjour napolitain de Giotto, il existe donc déjà à Naples un cycle de l’Apocalypse qui joue un rôle fondamental dans la formation de la tradition apocalyptique à Naples. Après avoir élaboré une fine analyse iconographique de la fresque-prototype des Apocalypses napolitaines et souligné le rapport de dépendance à son égard des deux panneaux de Stuttgart, LRC propose que ceux-ci étaient « de manière à peu près certaine » en Savoie à la fin du XVe siècle, au moment où Jean Colombe décorait l’Apocalypse. En passant par la fresque de Cimabue à Assise et plusieurs manuscrits gothiques, elle retrace les rapports de transmission de cette iconographie apocalyptique jusqu’au travail de Jean Colombe et étudie la diffusion du thème en Savoie. Elle montre ainsi comment le manuscrit de l’Escorial se révèle une véritable œuvre de jonction des deux traditions anglaise et napolitaine. L’étude des influences iconographiques sur les deux enlumineurs principaux de l’Apocalypse lui permet de résoudre définitivement le problème d’attribution des différentes miniatures.

Dans la quatrième partie du livre, l’auteur traite du contexte de réalisation du manuscrit, entre spiritualité, eschatologie et idéologie royale. Elle étudie pour la première fois le texte et les enluminures en fonction de deux princes savoyards qui en ont été les commanditaires. Leurs personnalités apparaissent en filigrane à travers les images : ainsi, selon les mots de l’auteur, « Amédée VIII est apparu au gré des miniatures métamorphosées par Bapteur comme un prince en quête de souveraineté apocalyptique, alors que les sensibilités religieuses révélées par Colombe sous Charles Ier ont montré un usage édifiant et moralisant du texte de saint Jean » (p. 329).

Ce livre se présente donc comme une summa sur l’Apocalypse des ducs de Savoie, qui touche tous les aspects fondamentaux du manuscrit, en offrant une vision claire et complète de sa genèse. Un riche dossier iconographique, particulièrement soigné, ajoute à ses nombreuses qualités. De plus, des schémas précis permettent de mieux comprendre l’emplacement des épisodes de l’Apocalypse dans certaines peintures ou encore la généalogie de certains groupes de manuscrits. On signale néanmoins deux erreurs à la p. 236, remarquées finement par Joana Barreto (communication orale) : l’auteur confond les dates des règnes de Ferdinand Ier d’Aragon (1412-1416) et de Ferdinand Ier de Naples (1458-1494) ; quelques lignes plus bas, elle identifie le prince de Tarente venu en Savoie en 1475 comme Ferdinand d’Aragon, alors qu’il s’agit de Frédéric d’Aragon, futur roi de Naples de 1497 à 1501. On pourrait regretter également l’analyse iconographique peu approfondie de quelques enluminures – comme par exemple celle de la Femme apocalyptique qui fait la couverture de l’ouvrage –, mais l’auteur s’en excuse d’avance (p. 85) et la compense avec l’analyse développée et éclairante d’autres représentations (les deux témoins, les sept églises, les martyres sous l’autel, etc.).
Dans la lignée des études d’Yves Christe, les Imaginaires de l’Apocalypse de Laurence Rivière Ciavaldini s’imposent aujourd’hui comme une référence indispensable pour ceux qui s’intéressent au thème « apocalyptique » au Moyen Âge. Grâce au contenu savant et au développement bien articulé, l’ouvrage se révèle passionnant et riche de découvertes et sa portée scientifique nous invite à en recommander fortement la lecture.