Ferretti Bocquillon, Marina - Rey, Xavier (dir.): Degas, un peintre impressionniste ? 160 pages, ill., ISBN : 9782070148820, 29 €
(Gallimard, Paris 2015)
 
Compte rendu par Claire Maingon, Université de Normandie (Rouen)
 
Nombre de mots : 1129 mots
Publié en ligne le 2017-09-21
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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          Le titre de cette exposition avait de quoi déconcerter les visiteurs habituels du musée d’Orsay, venus revoir ou découvrir quelques grands chefs-d’œuvre de Degas au musée des Impressionnismes de Giverny, petit fief culturel de la campagne normande. Le titre de l’exposition, en forme de question (Degas, un peintre impressionniste ?), laissait sous-entendre qu’il y aurait un certain scepticisme à considérer Edgar Degas comme tel… bien qu’il soit communément présenté comme appartenant à cette école dans les plus grands musées du monde. Le propos s’avère donc audacieux, voire provocateur, en même temps qu’indispensable à l’heure où se poursuit la relecture de l’impressionnisme par les universitaires français et étrangers.

 

         Au catalogue, Xavier Rey, commissaire de l’exposition (en association avec Marina Ferretti-Bocquillon, directrice scientifique du musée), éclaircit tout de suite la problématique. Si le rapport de Degas avec l’impressionnisme fut ambigu, c’est d’abord parce que l’impressionnisme est lui-même empli d’ambiguïté. L’impressionnisme entretient un rapport complexe avec le réalisme, dont il est issu, mais aussi avec le symbolisme dont il fut contemporain. Quelle place faut-il lui réserver sur le grand échiquier de la modernité ? Fut-il l’une des dernières lubies du XIXe siècle et/ou un courant précurseur des avant-gardes et de l’abstraction ?

 

         Comme le soulignent tous les auteurs, il faudrait distinguer l’ancrage sociologique – le contexte parisien des années 1870, le rejet de l’académisme et la formation de groupes d’artistes indépendants – et la dimension esthétique, plus complexe. Degas, malgré sa culture classique et son goût pour la peinture d’histoire, appartint indéniablement aux frondeurs de l’art académique. Il participa à toutes les expositions du groupe dit des impressionnistes de 1874 à 1886 (à l’exception de l’édition de 1882), par ailleurs très hétérogène, mais s’y présentait lui-même comme un « intransigeant », un « indépendant » et non un impressionniste (un terme qu’il rejetait). Anne Roquebert et Xavier Perrin soulignent les similitudes de la trajectoire de Degas avec celles de Monet et de Renoir, comme lui embarqués dans cette aventure sécessionniste. Tous trois ont partagé l’espoir de jeunesse de réussir au salon officiel, l’attrait pour les maîtres, la pratique de certains genres. Puis, tous trois ont voulu créer une vision nouvelle, en prise avec la modernité de leur époque, suivant l’exemple de Manet. Cependant, l’impressionnisme, s’il existe, ne fut jamais un groupe strictement défini (comme le surréalisme), avec adhérents, théories et doctrines. Du reste, il éclata officiellement en 1886, date à laquelle John Rewald arrêta son histoire canonique, preuve peut-être d’un certain embarras à traiter de l’après, en marge du postimpressionnisme qui concerne d’autres artistes (Seurat, Gauguin…). Quid de Degas ? Comme le concluait Arsène Alexandre en 1917, à l’heure de son article nécrologique sur le peintre, Degas « exposa aux impressionnistes sans être impressionniste le moins du monde ». Mais alors, aurait-il été un simulateur, un opportuniste, voire un imposteur ?

 

         La question touche à la définition même de l’impressionnisme : à la fois peinture du plein-air cultivant une ultra-spontanéité naturaliste, expression intérieure reflétant l’objectivité phénoménologique du monde, mais aussi peinture de la vie moderne et de ses légendes urbaines… peinture de la rapidité également, comme le souligna Richard Brettell dans une étude d’anthologie, ajoutant qu’il faudrait différencier l’œuvre impressionniste de la véritable impression, une pratique performative à laquelle Monet lui-même ne s’adonna que sporadiquement. Le lecteur sent ici la complexité qu’il y a à cerner l’impressionnisme, à la fois comme groupe et comme esthétique.

 

         Degas, certes, n’a jamais été peintre du plein-air, bien qu’il ait développé une œuvre paysagère encore relativement méconnue (Richard Kendall a cependant consacré un ouvrage à ce thème, Degas Landscapes, en 1993) qu’étudie Anne Dumas dans le catalogue. Mais, là encore, Degas se dérobe au qualificatif d’impressionniste. « Degas se place à l’écart du courant du paysage impressionniste », note l’auteure qui insiste sur la singularité de son rapport au paysage, sa conception synthétique qui tranche avec celle plus analytique de Monet. Degas, parfois d’une confondante liberté, sut aussi paradoxalement se distinguer de l’impressionnisme « classique » par la qualité de son trait, ingresque, sa verve artificieuse et baudelairienne, son attirance pour les types sociaux (repasseuses et modistes, danseuses, prostituées) qu’il étudia d’un œil sans complaisance. Cette dimension critique ne se retrouve guère chez Monet et Renoir, mais elle existe chez Toulouse-Lautrec par exemple. D’ailleurs, le classement de Degas au rang des impressionnistes ne fut pas une sinécure historiographique. Si Théodore Duret, en 1878, a exclu Degas de son histoire de l’impressionnisme, écrite à chaud, Camille Mauclair en 1904 (L’impressionnisme, son histoire, son esthétique, ses maîtres, Paris, Librairie de l’art ancien et moderne) ne put se permettre la même omission. Tout en énonçant que Degas appartenait à l’école impressionnisme par son goût pour les sujets de la vie moderne, Mauclair relativise son propos en insistant sur le désintérêt de Degas pour l’étude de l’atmosphère, son esprit littéraire, son talent classique, son dessin ingresque. Bref, Mauclair introduit in fine une incertitude (et non une fin de non-recevoir) quant à l’impressionnisme de Degas. Les publications importantes qui suivront sur Degas en langue française – Georges Grappe en 1909 et Paul-André Lemoisne en 1911 – souligneront la même ambiguïté… sans véritablement trancher, à l’instar des conclusions du catalogue qui maintiennent Degas parmi les impressionnistes tout en valorisant sa posture de rupture et d’indépendance. Il est de ces questions, graves, qui exigent la tempérance. Telle est la réalité de l’histoire, ni noire, ni blanche mais souvent nuancée, voire interlope.

 

         Cette exposition, ainsi que le catalogue (magnifiquement illustré), offrent donc un bel aperçu du champ problématique de la modernité : l’impressionnisme devrait pouvoir se mettre au pluriel tout comme devraient l’être les notions de réalisme et de modernité. Saluons enfin le talent des conservateurs qui sont parvenus à réunir de nombreux chefs-d’œuvre de Degas, souvent difficilement visibles du public français.

 

 

Sommaire 

 

• Préface de Jean Louis Destans, président du musée des impressionnismes Giverny, de Frédéric Frank, directeur général du musée des impressionnismes Giverny, et de Marina Ferretti, co-commissaire de l’exposition et directeur scientifique du musée des impressionnismes Giverny, p.9

• Avant-Propos de Guy Cogeval, président des établissements publics des musée d’Orsay et de l’Orangerie et vice-président du musée des impressionnismes Giverny, p.10

• Préface de Henri Loyrette, p.11

• Essai de Xavier Rey, co-commissaire de l’exposition,
et directeur des collections et conservateur au musée d’Orsay, «Degas et l’impressionnisme», p.15

• Essai de Ann Dumas, conservateur à la Royal Academy of Arts de Londres, « Degas : la question du paysage », p.27

• Essai de Anne Roquebert, conservateur au musée d’Orsay, «Degas versus Monet», p.37

• Essai de Paul Perrin, conservateur au musée d’Orsay, «Il y a des coexistences merveilleuses [...] Degas et Renoir», p.49

• Catalogue des œuvres exposées (80 pleines pages
en couleur avec une introduction pour chacune des sections), p.58-142

• Chronologie par Vanessa Lecomte, attachée de conservation au musée des impressionnismes Giverny, p.143

• Bibliographie sélective, p.158