Toussaint, Denise : Dem kolonialen Blick begegnen. Identität, Alterität und Postkolonialität in den Fotomontagen von Hannah Höch. 300 Seiten, kart., zahlr. z.T. farb. Abb., ISBN 978-3-8376-2874-6, 36,99 €
(Transcript Verlag, Bielefeld 2015)
 
Compte rendu par Aurélie Arena, Université de Strasbourg
 
Nombre de mots : 2545 mots
Publié en ligne le 2017-10-20
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2545
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          Denise Toussaint, qui enseigne et poursuit actuellement ses recherches au Visual Identities in Art and Design Research Centre de l’Université de Johannesburg (Afrique du Sud), a soutenu en 2013 sa thèse en sciences historiques et culturelles à l’Université libre de Berlin, dont le présent ouvrage est issu. Rassemblant, autour des dix-sept photomontages qui composent la plus importante série d’Hannah Höch, Aus einem ethnographischen Museum (« Issu d’un musée ethnographique »), onze photomontages supplémentaires et deux huiles sur toile se référant à la même thématique par leurs choix iconographiques, l’auteure propose d’en infléchir l’interprétation traditionnelle, trop souvent limitée à une mise en image de la situation de la femme dans la période troublée de l’entre-deux-guerres. Loin de ne considérer le recours iconographique aux artefacts alors dit « primitifs » qu’en tant que métaphore du statut de la femme comme altérité absolue dans la société qui lui est contemporaine, Denise Toussaint élargit son étude et, après avoir fait état du lexique consacré et l’avoir libéré de ses connotations politiques actuelles, replace l’utilisation des stéréotypes associés à l’Autre « noir », à l’ « Étranger », dans le contexte colonial particulier de la République de Weimar. Se basant sur les approches de Christian Kravagna (Konserven des Kolonialismus, 2009), Brett van Hoesen (dans son article « Weimar Revisions of Germany’s Colonial Past. The Photomontages of Hannah Höch and László Moholy-Nagy » paru dans German Colonialism, Visual Culture, and Modern Memory en 2010) et Viktoria Schmidt-Linsenhoff (Ästhetik der Differenz, 2010), elle enrichit le corpus des œuvres habituellement étudiées ainsi que l’analyse traditionnelle en montrant en quoi la démarche höchienne relève de l’élaboration d’un discours postcolonial qui, empreint de l’actualité des années 1920, vise à remettre en question les hiérarchies coloniales plus ou moins explicites et à révéler les enjeux identitaires nationaux qui les sous-tendent. Pour ce faire, elle regroupe les œuvres de son corpus selon leurs affinités thématiques et livre ainsi une approche distincte et nuancée, qui renouvelle l’étude de l’élaboration du rapport à l’Autre dans l’œuvre d’Hannah Höch.

 

         Hannah Höch, traditionnellement présentée comme la seule femme du groupe des dadaïstes berlinois, voit souvent son œuvre réduite à l’exploration de la condition qui lui est propre, la condition féminine, dans une Allemagne où le rôle « traditionnel » de la femme semble supplanté par l’image de la garçonne aux cheveux courts, conductrice d’autos, fumeuse et sportive ; en un mot, active. Revenant, dans une première partie, sur l’idéologie et les effets du colonialisme allemand, Denise Toussaint montre comment la politique coloniale du pays, tardive et rapidement anéantie par le traité de Versailles, est subsumée par la nécessité de la construction d’une identité nationale forte, qui perdurera dans les discours afférents après la fin de son Empire colonial. Fragmentée en Länder très différents, l’Allemagne se rabat tout d’abord sur sa communauté linguistique pour affirmer son unité nouvellement proclamée en 1871 ; mais la naturalisation de la différence des peuples conquis, système de pensée hérité et adapté des valeurs de l’Aufklärung, lui permet de renforcer sa communauté culturelle et son image civilisatrice tout en instaurant et justifiant une hiérarchie et des rapports de pouvoir qui lui sont favorables. Aussi, la perte rapide de ses colonies est-elle aggravée par l’affront de la France, qui choisit pour occuper l’Allemagne vaincue de laisser en Rhénanie ses soldats d’outre-mer. La campagne de propagande qui s’ensuit, nommée « Die Schwarze Schmach » ou « Die Schwarze Schande am Rhein », perpétue les stéréotypes impériaux, tant dans les caricatures de presse que dans les discours. Les thèses révisionnistes, plaidant en faveur de la restitution des colonies et pérorant sur les principes de leur bonne gestion, cohabitent, au sein des journaux, avec une critique coloniale virulente pointant le coût exorbitant d’un Empire colonial ainsi que l’instabilité économique et politique engendrée. Les plus grands esprits du temps sont invités à se positionner sur ces questions[1], et Denise Toussaint relève la passivité du lectorat face aux polémiques rugissantes. Mais il n’y a pas que dans les journaux, véritables « multiplicateurs des idées du jeune XXe siècle »[2], que la pensée coloniale subsiste : les zoos humains, qui visaient à permettre la rencontre individuelle avec l’Étranger, finissent d’attribuer aux peuples africains un statut semblable à celui de l’animal ; les musées ethnographiques, se voulant impartiaux par rapport aux musées coloniaux, établissent les prémisses du classement ethnographique sans remettre en question les présupposés du régime de monstration adopté ; la photographie coloniale pratiquée par les touristes, scientifiques ou reporters, véhicule une vision archétypale du « sauvage » dans son environnement pittoresque, tout en matérialisant sa séparation d’avec l’homme « civilisé » par l’entremise et l’utilisation même de l’appareil photographique ; les revues nègres, le jazz et les films participent, quant à eux, de la diffusion d’un exotisme standardisé d’où toute réflexion sur le processus colonial est absente — à Berlin tout particulièrement, Joséphine Baker, « simultanément fétiche primitiviste et icône moderniste »[3], fait fureur…

 

         Ce n’est que dans une troisième partie que l’auteure rapproche le contexte historique précité et les structures sociales jusqu’alors analysées de la série de photomontages étudiée. Faisant preuve de précision dans ses descriptions, et d’une grande finesse dans son approche plastique de la démarche höchienne, elle montre alors comment l’artiste, se servant de la technique la plus appropriée dans la manipulation des habitus visuels, le photomontage, ménage de subtiles mises en scènes de la construction identitaire, faite de morceaux disparates et hétérogènes qui, s’ils font souvent émerger le grotesque dans la représentation visuelle pour contrer le stéréotype, satisfont au principe unitaire de l’identité. Ce faisant, elle relaie non seulement le contenu des débats de son temps, mais met aussi en images leurs structures et leurs implications ; ainsi, un premier groupe d’œuvres composé de Mit Mütze, Hörner et Die Entführung (1924-1925) fait directement référence aux stéréotypes développés dans la justification de l’infériorité hiérarchique des peuples africains. Si Mit Mütze rappelle la « Schwarze Schande am Rhein », le mélange d’un bas de visage d’un homme blanc avec le front et les yeux d’un masque du Niger de Hörner semble évoquer l’animalité qui surgit en tout homme en contexte guerrier. L’auteure lit également Die Entführung comme une référence à la menace de l’homme noir hyper-sexualisé, accusé de violer les femmes blanches, et de l’ambivalence qui en découle et retombe sur la gente féminine, dont le potentiel séducteur est incriminé ; l’œuvre réactive, en somme, les affres mythiques de l’enlèvement des femmes. Mischling (1924) et Deutsches Mädchen (1930) se rapportent aux débats réguliers sur le métissage ; les yeux brillants de la femme noire sur la bouche de laquelle celle d’une femme blanche a été collée, ainsi que le léger voile qui semble tomber sur ses cheveux, permettent à Denise Toussaint de voir en Mischling une figure mariale martyre de la métisse, alors que l’opinion publique envisage une campagne de stérilisation de tout enfant métis ; si ce dernier menace la solidité de la hiérarchie raciale en place, les mesures prises pour contrer sa naissance ont engendré l’évolution du statut de la femme allemande. La figure composite de la Deutsches Mädchen représenterait alors cette nouvelle fragmentation dans l’identité féminine du pays : sous l’Empire, les femmes sont consacrées « porteuses de la civilisation » allemande[4] et envoyées auprès de leurs maris dans les colonies pour assurer la moralité de leur vie privée. Avec les autres femmes travaillant pour les familles « blanches », elles forment alors une catégorie de femmes actives, ayant un travail ou une mission analogue ou complémentaire à ceux de l’homme. Die Braut (1933), Bauerliches Brautpaar (1931) et Liebe im Busch (1925), qui associent également visages noirs et blancs dans un même portrait ou mettent en scène des couples mixtes forment un groupe indépendant traitant des relations inter-raciales telles que débattues dans la presse. Affublant la compagne blonde d’un paysan noir d’un visage de guenon, Bauerliches Brautpaar renvoie à la diffamation des couples mixtes et particulièrement de ceux rassemblant un homme noir et une femme blanche. L’image du noir hyper-sexualisé violant la femme blanche est contrecarrée dans Liebe im Busch, où la référence à un environnement sauvage est contrebalancée par le visage d’une femme blanche riant dans l’étreinte de son amant noir…

 

         Si les corpus ainsi constitués renvoient à des débats d’actualité, Denise Toussaint s’attache en troisième partie à montrer comment Höch va plus loin et analyse de manière quasi-philosophique, par les moyens visuels à sa disposition, la structure du regard des « blancs » sur les « noirs » qui, par ricochet, façonne l’identité propre par la définition de l’identité de l’Autre. Bien qu’elle ne fasse pas directement référence à la théorie du « conflit du Propre et de l’Étranger », élaborée par Otto Gross et réfléchie dans le cercle pré-dadaïste de Die Freie Straße, que fréquente le compagnon de Höch, Raoul Hausmann, et dont ce dernier discute avec elle à l’occasion de ses élaborations théoriques, cette influence se laisse largement lire entre les lignes. Analysant le regard « blanc » réificateur du corps noir, essentiellement féminin, surexposé sous couvert d’intérêt scientifique, Fremde Schönheit (1929), Die Süße (1926) et Aus der Sammlung : Aus einem ethnographischen Museum Nr. IX (vers 1926) introduisent, dans la représentation corporelle, des masques et statues de bois, pierre ou ivoire, et remettent simultanément en question le canon de la beauté artistique idéale occidentale. Ainsi, la « beauté étrangère » de 1929 offre aux regards son corps blanc dans la position classique de l’odalisque, dont l’érotisme est contrarié par un masque Bushongo affublé de lunettes rondes. Se refusant ainsi à reprendre à son compte la démarche des artistes « primitivistes » qui, sous couvert de fascination pour la libération des instincts et l’origine de la création artistique, transforment l’artefact tribal ainsi que les peuplades africaines en fétiches et renforcent de facto la supériorité de l’homme blanc par le pillage, sans plus de considérations, du nouveau répertoire formel qui s’offre à eux, Höch montre dans ses collages comment l’art dit primitif peut subvertir les normes esthétiques occidentales, à condition de ne pas céder à un exotisme idéalisé, « orientalisant ».  Une réflexion plus loin poursuivie avec Trauer (1925), Ohne Titel I et II (1929), Denkmal I (1924) et Denkmal II : Eitelkeit (1926), orientées sur le cadre muséal : toutes ces figures, présentées sur socle, se transforment en métaphores du sort des objets primitifs. Images ambivalentes sur leur piédestal pyramidal ou figurine posée sur l’étagère d’une vitrine, fixant obstinément l’extérieur de sa « cage », traduisent les débats contemporains sur le régime de monstration à adopter pour les objets extra-européens ; tandis que la présentation muséale leur confère une dimension esthétique particulière, certains collectionneurs demandent à ce que distinction soit faite entre les objets du quotidien et ceux à vocation « artistique »… Dans cette partie, le dialogue instauré entre les photographies et articles de presse et la construction de l’identité de l’Autre est également approfondi. Indische Tänzerin (1930) et Der heilige Berg (1927) font référence à l’actualité cinématographique et à la conception d’une identité différenciée et erronée de l’Étranger. C’est en effet le visage de l’actrice Maria Falconetti, dans son rôle de Jeanne d’Arc (film de Carl Theodor Dreyer) au moment où elle va être brûlée vive qui, légèrement projeté en arrière et couronné de couverts d’aluminium, propose une référence subtile au titre d’une illustration de Der Querschnitt (la principale source des artefacts primitifs de toute la série), « Le visage de la danseuse indienne »[5]. Le masque camerounais qui rogne une partie de son visage introduit l’erreur, courante, dans la classification occidentale de l’Étranger. Der heilige Berg présente quant à lui une image plus positive des civilisations asiatiques, dont la philosophie et l’activité intellectuelle est prisée sous la République de Weimar, tout en évoquant, par son titre cette fois, le film éponyme de 1926. L’analyse de cette subtile imbrication de différents niveaux de lecture permet à l’auteure de compléter le parallèle entre le procédé même du photomontage et le traitement des artefacts primitifs par les ethnologues, que ce soit dans les musées ethnographiques ou dans la presse. Les ciseaux agissent comme l’observateur : ils décontextualisent l’objet puis le replacent dans un nouveau contexte, qui lui confère un sens nouveau, oublieux ou du moins dérivé de sa signification originelle. Ohne Titel III, alliant la photographie d’une sculpture congolaise et « Du nègre Bill en train de sauter »[6], fait figure d’exception dans la série. L’identité demeure composite, bien que tous ses éléments renvoient à une même origine. L’hétérogénéité est ainsi revendiquée dans toute identité « homogène ». Ce concept est davantage développé avec l’analyse de Mutter (1930) et Liebe (1931). Enfin, Negerplastik (1928), qui fut choisit en couverture du catalogue de la rétrospective de la Whitechapel Gallery en 2014, est relié à l’ouvrage et aux travaux de l’historien de l’art et sympathisant dadaïste Carl Einstein.

 

         Enfin, dans une dernière partie, l’auteure précise ce que l’approche höchienne de la construction de l’identité, reflétée par la construction de l'identité de l’Autre et, iconographiquement, par le recours aux illustrations des artefacts primitifs sauvagement extraits de leur contexte par les modalités photographiques de Der Querschnitt (sur fond blanc, légende sommaire), doit à l’approche dadaïste de ces questions ; mouvement international par essence, le dadaïsme revendiquait en effet une approche indifférenciée de la différence, et assimila l’apport des arts premiers non dans son contenu formel, mais bien dans l’énergie créatrice qui en émane, reprenant pour son propre compte la puissance rituelle lors des soirées, dans les danses, musiques rythmiques et poèmes n’ayant rien d’autres de « nègres » que le nom, qui s’y déroulent…

 

         L’ouvrage de Denise Toussaint s’impose donc comme une lecture complète et pertinente de la série d’Hannah Höch, Issu d’un musée ethnographique. Cette dernière retrouve ici son relief initial ; elle est analysée sous le prisme du discours postcolonial et des problématiques de son temps (dont les mécanismes idéologiques nous sont expliqués), et plus seulement en tant que discours forcé sur la féminité. Ainsi, ses photomontages plaident avant tout pour la possibilité de se construire une identité propre et la résistance aux catégories établies. Une approche qui restitue bien plus justement la démarche de cette artiste protéiforme et son intérêt pour le monde qui, mouvant, l’entoure, tout en rendant à la problématique de la féminité sa juste place, qui n’est pas celle d’une « thématique principale, mais plutôt d’une composante inévitable »[7].

 

 

 


[1] Référence est faite au magazine Europaïsche Geschichte qui, en 1927, pose la question « Soll Deutschland Kolonialpolitik betreiben ? » (« L’Allemagne doit-elle mener une politique coloniale ? ») à 50 personnalités de la République de Weimar, dont Adenauer, Albert Einstein et Thomas Mann… (p. 67)

[2] « [Die Zeitschriften und Zeitungen] werden zum Multiplikator der Ideen des frühen zwanzigsten Jahrhunderts », p. 103.

[3] « [Josephine Baker] ist primitivischer Fetisch und modernistische Ikone zugleich », p. 119. L’auteure précise ensuite « Dass […] die Berliner Aufgeschlossenheit, die sich in einer regelrechten Verehrung Josephine Bakers äußert, [wird] von anderen deutschen Großstädten mitnichten geteilt […] », soulignant la particularité du contexte berlinois, p. 120.

[4] Le terme apparaît pour la première fois p. 52.

[5] p. 160.

[6] Légende de l’image initiale. Voir sources p. 165.

[7] p. 14

 
 

N.B. : Aurélie Arena prépare actuellement une thèse de doctorat en histoire de l’art contemporain intitulée "Hannah Höch : dialogues entre les arts et les techniques" sous la direction de Valérie Da Costa (Université de Strasbourg).