Bellat, Fabien: Amériques-URSS : architectures du défi.
300 pages, 160 illustrations, 18 x 25 cm.
ISBN 978-2-35039-173-1, 40 Euros
(Editions Nicolas Chaudun, Paris 2014)
 
Compte rendu par Juliette Milbach, EHESS/CNRS
 
Nombre de mots : 1516 mots
Publié en ligne le 2016-05-27
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2427
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          L’ouvrage de Fabien Bellat Amériques-URSS : architectures du défi propose d’analyser les productions architecturales américaine et soviétique. Il s’agit avant tout d’étudier la façon dont l’URSS a observé la production américaine et s’en est par la suite inspirée.  Pour entériner son entreprise, l’auteur cite en exemple, dès les premières lignes de l’ouvrage, les gratte-ciel staliniens présupposant à eux-seuls des « transferts architecturaux » (p. 7). Pour rendre visibles les tenants et les aboutissants de tels glissements, Bellat identifie les principaux acteurs soviétiques de cette histoire (Alekseï Chtchoussev, Moïse Guinzbourg, Aleksandr Vlassov), mais aussi extérieurs à l’URSS à l’instar d’Éric Mendelsohn, l’un des spécialistes étrangers ayant travaillé en URSS dans les années 1920. L’auteur aborde également la participation des Soviétiques aux concours internationaux (comme celui pour le monument à Christophe Colomb en 1929). Il analyse à la fois les projets et les constructions architecturales dont des reproductions parsèment le livre, mais aussi des sources écrites, en particulier l’ouvrage dirigé par Aleksandr Vlassov Expérience de la construction à l’étranger aux États-Unis d’Amérique (1956) paru à la suite d’un voyage aux États-Unis au sein d’une délégation soviétique. Si les États-Unis ont une position dominante par rapport à l’URSS, ainsi que le titre le laisse entendre, ce sont bien les Amériques qui sont abordées. Ainsi Bellat étudie également les sources d’inspiration sud-américaines dans les projets soviétiques, en particulier pour les monuments commémoratifs, tout comme la présence de l’URSS au Canada à travers la construction de son ambassade et des pavillons éphémères.

 

         L’ouvrage de Bellat se divise en trois grands chapitres respectivement intitulés « Porosités et résonances formelles », « Triomphes et ambivalences architecturales » et « Monuments soviétiques d’Amérique », suivis d’une bibliographie succincte et d’un index en annexe.

 

         Le premier chapitre étudie les emprunts, en particulier soviétiques, à l’architecture des États-Unis et en dresse une sorte de typologie. Bellat souligne la différence entre des architectes tels qu’Ivan Fomine ou Aleksandr Tamanian s’intéressant essentiellement à l’architecture européenne et à la culture classique, et de plus jeunes confrères, tels que les frères Vesnine, Ivan Léonidov, dont les recherches constructivistes poussent à regarder du côté d’une Amérique connue uniquement à travers le hasard des reproductions et des publications leur parvenant. Bellat offre à Miron Mérjanov un rôle clef dans le goût des Soviétiques pour les États-Unis, revendiquant des influences à la fois palladienne, qui se maintiennent jusque dans les années 1950, et américaine (en particulier Frank Lloyd Wright), qui tendent à disparaître dans ses travaux postérieurs. Mais si ces exemples restent bien des interprétations de l’architecture américaine, il existe aussi des glissements beaucoup plus directs, plus proches du plagiat, et Bellat cite l’exemple d’un projet de Karo Alabian en 1935 reprenant dans les moindres détails le Memorial Hospital de la Cornell University de New York. Viatcheslav Oltarjevski fait exception puisqu’il fera un long séjour aux États-Unis dans les années 1920. On trouve dans l’ouvrage plusieurs reproductions de ses dessins qui rendent hommage à son talent. En outre, Bellat analyse les articles de Viatcheslav Oltarjevski parus dès son retour en URSS et portant sur la ville de Williamsburg ainsi que sur les gratte-ciel new-yorkais. L’étude du pavillon soviétique à l’exposition universelle de New York en 1939 s’effectue également à la lumière d’un précédent pavillon exposé deux ans plus tôt à Paris, et vient conclure ce premier chapitre.

 

         Le second chapitre, « Triomphes et ambivalences architecturales », s’ouvre avec la guerre à travers les discussions internes aux institutions des architectes fournies par le travail de Bellat dans les archives. Les coulisses et les enjeux du concours international de l’ONU, avec la participation, pour les Soviétiques, de Nikolaï Bassov font l’objet d’un long développement et s’enrichissent du parallèle avec la destinée de l’architecte chinois Liang Sicheng. Le fait que Nikolaï Bassov ne soit pas, tant s’en faut, l’un des architectes phares de l’URSS, prouve, aux yeux de Bellat, le désintéressement voire « la méfiance viscérale » (p. 117) du régime de Staline pour la création de l’ONU. L’analyse des gratte-ciel staliniens (l’Université de Moscou est comparée à celle de Pittsburgh) se trouve replacée dans le contexte de la guerre froide mais on y montre surtout le désir d’originalité des Soviétiques et la volonté de se libérer des canons américains en la matière. On relève parfois une difficulté à identifier les sources : pour le Ministère des affaires étrangères par exemple, aucun élément ne le rattache directement à un modèle américain même si son aspect évoque un bâtiment de Chicago (un peu moins de New York), comme le souligne Bellat. Sont abordés pour finir les grands hôtels : ceux moscovites d’Ukraïna (Arkadi Mordvinov) et de Léningradskaïa (Léonid Poliakov) face au Waldorf-Astoria et au Sherry-Netherland (ces deux derniers émanant des architectes Schultze & Weaver).

 

         Le troisième chapitre propose de se consacrer, à l’inverse, aux monuments soviétiques des Amériques, en particulier aux monuments de représentation diplomatique comme les ambassades d’Ottawa, de Washington, Brasilia, Madrid et Cuba ou les projets avortés pour le pavillon soviétique à l’Exposition universelle de New York (1964) ou encore ceux, réalisés, pour Montréal (1967) et Osaka (1970). On y apprend comment l’URSS opère des commandes et travaille auprès d’architectes « locaux », les bâtiments réalisés devant ensuite servir à ses propres usages. Ce chapitre permet aussi de faire le point sur les tendances esthétiques de l’après-Staline, sur l’intérêt accru des Russes pour des architectes comme Oscar Niemeyer et sur les constructions au sein d’une géographie éclatée, prenant en compte par exemple une ville comme Tachkent.
 

         Dans ce livre, l’auteur se propose donc d’étudier les transferts architecturaux et les influences de part et d’autre de l’Atlantique. Si le projet promet de s’intéresser aux Amériques et aux allers-retours avec l’URSS, on note toutefois que domine, dans le choix des illustrations, l’influence de l’architecture des États-Unis, et avant tout de New York sur Moscou. Pour son étude, l’auteur pose les questions fondamentales définissant sa méthode : « Comment les Soviétiques connurent-ils l’architecture américaine : source de seconde main ? Étude in situ du travail de leurs confrères d’outre-Atlantique ? Et cette découverte releva-t-elle d’une vision idéalisée, tel quelque songe monumental, ou s’alimenta-t-elle de bribes documentaires ? » (p. 8). Il répond à ces questions en déployant une belle diversité d’exemples : projets réalisés ou pas, architectes aux profils extrêmement différents, allant de ceux qui se sont rendus aux États-Unis à ceux n’en ayant qu’une connaissance de seconde main, personnages plus ou moins officiels et de notoriétés variables, l’ensemble se situant dans une chronologie particulièrement large qui embrasse la période soviétique entière.

 

         L’ouvrage s’inscrit dans les recherches de ces vingt dernières années qui tendent notamment à démontrer que l’URSS n’a pas été imperméable à toutes les influences. Les relations culturelles américano-soviétiques ont déjà fait l’objet d’étude surtout dans le domaine architectural et particulièrement dans des projets initiés et dirigés par Jean-Louis Cohen, que Bellat cite à plusieurs reprises. Au sein de ces recherches, certains points néanmoins méritaient des approfondissements ou de nouveaux éclairages : c’est précisément l’apport de Bellat à travers l’ouvrage. Il faut saluer aussi l’importante ressource iconographique produite : carte montrant le tracé de l’itinéraire du voyage des Soviétiques en 1955, photographies d’archives et dessins d’architecture de grande qualité.

 

         Quelques éléments de l’ouvrage auraient néanmoins mérité de plus amples développements et l’on peut regretter ici et là une insuffisante précision de certaines sources. Il manque parfois des définitions et certaines expressions auraient nécessité plus de rigueur dans leur emploi. S’il est vrai qu’Alexeï Chtchoussev manie « avec emphase la novlangue soviétique sur le réalisme, l’humanité et le monumentalisme » (p. 8),  on aurait souhaité que le lecteur non spécialiste à qui s’adresse l’ouvrage soit éclairé sur la « novlangue » soviétique et que quelques mots commentent le terme très complexe de réalisme, en particulier dans son emploi en architecture. De la même manière, Bellat parle de personnalités dont « la culture architecturale était ambivalente, puisque partagée entre remarques anti-américaines sans doute dictées par les obligations de propagande, et attrait réel […] » (p. 10) : là aussi, peut-être qu’un paragraphe sur la manière dont le discours était « dicté » aux architectes aurait-il été bienvenu, entraînant sans doute une redéfinition de la notion même de propagande. Il est passionnant d’observer la force de certaines influences et c’est à travers les choix biographiques et iconographiques de l’auteur qu’elle apparaît le mieux. Bellat souligne néanmoins à plusieurs reprises que l’intérêt pour l’esthétique américaine a pu provoquer des ennuis, voire des emprisonnements à certains des protagonistes (Merjanov, Oltarjevski) : on regrette de ne pas avoir plus d’informations sur ces soupçons. En outre, il aurait été utile au lecteur que le voyage aux États-Unis du peintre Alexandre Deineka  - et non Alexeï  (p. 61) - en 1935 soit mentionné.

 

         Pour conclure, ce livre propose nombre d’exemples diversifiés et richement illustrés sur la manière dont les Soviétiques ont dialogué avec les Amériques. Les personnages rencontrés fourmillent, les genres architecturaux (utilitaires, artistiques, éphémères pour les grandes expositions, monuments funéraires ou commémoratifs) sont tous examinés et les types d’emprunts et de glissements (voyages des Soviétiques aux États-Unis ou des Américains en URSS, reproductions presque terme-à-terme de certains édifices pour des projets, etc.) sont multiples et variés, ce qui confère toute sa richesse à l’ouvrage.