Descatoire, Christine (dir.): Trésors de la peste noire. Catalogue exposition musée national du Moyen Âge, Thermes et hôtel de Cluny, 25 avril - 3 septembre 2007, 21x27 cm, 96 p.; 80 illustrations, broché, 20 euros, ISBN 978-2-7118-5277-2
(Rmn, Paris 2007)
 
Compte rendu par Nolwenn Lécuyer, Université de Provence
 
Nombre de mots : 1923 mots
Publié en ligne le 2009-04-16
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=235
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     Du 25 avril au 3 septembre 2007, le Musée national du Moyen Âge a présenté au public, pour la première fois, deux trésors découverts l’un à Colmar en 1863, l’autre à Erfurt en 1998, enfouis à l’occasion des troubles consécutifs à la Peste noire qui ravagea l’Europe au milieu du XIVe siècle et dont on rendit responsable la population juive. Victimes de pogroms sanglants, les juifs ont été contraints de cacher leurs biens les plus précieux avant de prendre la fuite. L’exposition présentée à Cluny prenait le parti de donner à voir simultanément les pièces les plus représentatives de ces deux trésors.


     Le catalogue de cette belle exposition s’ouvre sur des pages consacrées aux contextes historique et archéologique liés à ces découvertes fortuites. Christine Descatoire y rappelle opportunément que de nombreux autres « trésors de la Peste noire » ont été mis au jour, notamment dans la vallée du Rhin, qui témoignent « de la prospérité et du rôle économique des communautés juives dans les villes de l’Empire germanique, mais aussi de leur précarité et de leur insécurité au sein de la chrétienté médiévale ».

 

     S’ils présentent des profils similaires, ces deux ensembles, mis ici pour la première fois en parallèle, sont en très sensible déséquilibre numérique : celui d’Erfurt comprend 3041 monnaies, 14 lingots et quelque 600 objets quand le trésor de Colmar est constitué de 333 monnaies, 1 lingot et une cinquantaine d’objets « seulement ». L’ancienneté et les circonstances de l’invention de ce dernier laissent cependant supposer qu’une grande partie des pièces a pu être dispersée juste après la découverte.

 

     On retiendra donc comme premier intérêt de cette exposition l’extraordinaire variété, mais aussi la richesse des pièces présentées : si l’exhaustivité n’était, comme on s’en doute, guère possible, elle est efficacement compensée par le choix d’objets révélateurs de la quantité (rarement documentée en d’autres contextes archéologiques, même funéraires), de la variété et de la qualité d’exécution des œuvres d’orfèvrerie que possédaient de riches commerçants ou banquiers du milieu du XIVe siècle.


     Mais les circonstances particulières qui contraignirent les propriétaires de ces biens à les cacher garantissent également la sincérité et l’intégrité d’un corpus de sources matérielles dont l’apport est fondamental pour la documentation historique, artistique et technologique relative à cette époque. Le catalogue des œuvres exposées (p. 54-89) fournit des notices très précises, accompagnées, comme l’ensemble du volume, d’une illustration exhaustive de très belle qualité (photographies et planches couleur, pas de dessin). Il constitue désormais une référence indispensable, notamment pour l’histoire de l’orfèvrerie profane.

 

     La partie catalogue stricto sensu s’ouvre avec une partie consacrée aux monnaies et lingots, documents qui ont permis de dater très précisément le moment d’enfouissement du trésor de Colmar quand l’étude de ceux d’Erfurt, presque 10 fois plus nombreux, n’est pas encore achevée.


     Cette partie a été confiée à Michel Dhénin pour le trésor de Colmar (p. 45-49) et Mario Schlapke pour celui d’Erfurt (p. 50-53). On regrettera que ces deux spécialistes n’aient pas conçu une conclusion commune pour ce court chapitre consacré aux apports de la numismatique à la compréhension de ces dépôts. Il est vrai que les deux trésors, encore inégalement analysés compte tenu de l’importance et du caractère récent de la trouvaille d’Erfurt, sont difficilement comparables en terme quantitatif, en poids et en valeur marchande : seules trois cent quarante-neuf monnaies relevées à Colmar contre une découverte de trois mille cent quarante-et-une monnaies à Erfurt, soit la majeure partie de ce trésor.


     Un catalogue exhaustif accompagnant une notice détaillée avait été réalisé sur les monnaies de Colmar par Michel Dhénin et Alain Poinsignon en 1999 pour le catalogue de l’exposition « Le trésor de Colmar », organisée au musée d’Unterlinden, notice à laquelle nous renvoie l’auteur qui résume ici l’essentiel de cette publication. Le spécialiste aura donc intérêt à se rapporter à cette référence pour une vue d’ensemble de ces monnaies dont seule une sélection a été présentée dans le cadre de l’exposition de Cluny et de son catalogue. Le principal intérêt de ces monnaies était d’avoir permis de dater précisément le moment de l’abandon du trésor, soit 1349, du fait des persécutions anti-juives, dans la mesure où la plupart des pièces appartiennent à une économie monétaire locale (Alsace, Lorraine, Allemagne et Suisse : une carte des provenances est donnée en p. 49). Ceci autorise toutefois l’hypothèse que « le propriétaire de ce trésor était très probablement un juif de Colmar, dont l’activité s’exerçait dans le cadre de l’économie locale plus qu’internationale, et qui a sans doute péri sur les bûchers de la "Fosse aux juifs" en 1349 ».


     Le trésor d’Erfurt qui « offre à ce jour l’une des plus abondantes trouvailles de tournois en Allemagne, et même sans doute au-delà », n’a donc pas encore été totalement analysé. En plus de 14 lingots d’argent, sans doute de fabrication locale, il est uniquement – ce qui le distingue du précédent –, constitué d’une sélection de gros tournois d’argent, « première monnaie d’une valeur nominale importante », frappés pour la première fois en France en 1266 et ensuite souvent imités dans les états limitrophes. La classification même de ces monnaies est en cours, mais il est déjà évident que le trésor d’Erfurt est quant à lui lié à la circulation monétaire internationale, même si la plus grande partie du trésor est constituée de tournois français. Dans l’attente d’une analyse exhaustive, ces monnaies sont surtout datées à partir des mobiliers associés. D’après le lieu d’enfouissement également, on est actuellement en mesure de proposer une datation  « sûre » postérieure à 1328-1329, mais un unicum de la collection pourrait repousser le terminus post quem à 1345.

 

     Ces deux trésors semblent donc obéir à des volontés ou des choix de thésaurisation différents de la part de propriétaires dont le statut et la fonction auraient pu faire l’objet d’une discussion venant clore cette partie, en contrepoint de l’analyse des autres objets composant chacun des trésors.


     C’est d’ailleurs la diversité des objets mis au jour qui fait la richesse et l’intérêt du catalogue qui, à l’instar de l’exposition, présente les œuvres par catégorie :

-          l’orfèvrerie de table (p. 56-61) beaucoup plus variée dans le trésor d’Erfurt que dans celui de Colmar où une seule coupe double figure dans cette catégorie,

-          les bagues (p. 62-66),

-          les fermaux (p. 67-71),

-          les gages d’amour –dont un fermail– (p. 72-75),

-          les ceintures et « chapels » (p. 76-80),

-          les chaînes et pendentifs (p. 81),

-          les éléments de décor métallique du costume  (p. 82-89).

 

     Les déséquilibres dans la composition des deux trésors sont là encore assez frappants, bien que les faciès demeurent très comparables. L’orfèvrerie de table, par exemple, est beaucoup plus représentée à Erfurt qu’à Colmar. On relèvera, parmi ces objets, l’exceptionnelle découverte de huit gobelets emboîtables en argent au décor gravé et doré, sans doute assez répandus au XIVe siècle, mais qui nous sont rarement parvenus en série complète et dans un si bel état de conservation. Ce même trésor comprend également une aiguière et un hanap en argent partiellement doré, tous deux également datables de la première moitié du XIVe siècle, ainsi qu’une double coupe, seul objet que recèle aussi, dans cette catégorie, le trésor de Colmar. S’ils peuvent conforter l’hypothèse de propriétaires juifs, on  insiste sur le fait que ces ustensiles peuvent aussi bien relever d’un usage profane que sacerdotal.

 

     De beaux exemplaires de bagues des XIIIe et XIVe siècles, provenant des deux contextes, sont ici présentés parmi lesquels deux seulement –dont les chatons sont ornés d’un motif d’étoile à six branches et d’un croissant– sont en pratique immédiatement identifiables comme des bijoux/sceaux juifs.


     Plus impressionnante est la collection de fermaux réunie à l’occasion de cette exposition, les plus nombreux en provenance du trésor d’Erfurt, encore, représentatifs des différentes techniques d’orfèvrerie de la fin du XIIIe jusqu’au milieu du XIVe siècle. Hors de doute que nous avons là affaire à des objets d’exception qui, tant par leur facture que par la qualité des pierres et perles qui les ornent, comptent parmi les plus luxueux des exemplaires, surtout connus jusqu’ici par des découvertes archéologiques beaucoup plus ponctuelles et souvent plus frustes. Ces pièces témoignent aussi plus concrètement de la réalité du luxe de ces accessoires vestimentaires portés par les plus aisés, dont on connaît de nombreuses représentations dans la statuaire ou les œuvres peintes contemporaines.

 

     Hautement ostentatoires également, les parures et éléments métalliques du costume, affiques, boutons, agrafes et appliques en argent ou, plus couramment ici, en or, sont représentés en nombre. Ornements du costume civil ou des étoffes liturgiques, ces petites pièces, parfois agrémentées de pierreries, avaient été retirées de leurs supports pour enrichir chacun des trésors (à Erfurt, ces objets avaient été déposés dans l’aiguière). Il est intéressant de constater qu’elles semblent presque toutes contemporaines du moment de l’enfouissement : plus que tout autre, et même s’il s’agit pour la plupart de pièces facilement amovibles, elles révèlent davantage l’urgence pour chaque propriétaire de regrouper pour les cacher l’ensemble de ses richesses, qu’une volonté de thésaurisation. Dans la même logique s’inscrivent les ferrures, boucles et appliques de ceintures, dont les trésors recèlent de précieux exemplaires, ainsi que les « chapels » (cercles de tête ceints sur le front) : ces deux collections, rares et tout à fait représentatives des principaux bijoux portés entre la fin du XIIIe siècle et le milieu du XIVe siècle par la bourgeoisie urbaine, sont précieuses pour l’histoire du costume comme pour celle de l’orfèvrerie profane médiévale à laquelle J. M. Fritz consacre des pages explicites et dont C. Descatoires rappelle les principales techniques (p. 25-29).

 

     Cette mise en parallèle plutôt que la comparaison de ces deux trésors est, au final, une formule extrêmement intéressante qui matérialise, par l’accumulation de pièces exceptionnellement bien conservées, l’image de la prospérité et des activités économiques des communautés juives au milieu du XIVe siècle. Comme tous les trésors constitués et cachés dans l’urgence, ils offrent un instantané aussi sincère qu’exploitable pour l’histoire sociale et économique du Moyen Âge. Dans ce cas précis, ils témoignent également, de façon presque palpable, du sentiment d’insécurité qui dut rapidement dominer parmi les juifs de ces villes, illustrant plusieurs facettes de l’histoire des mentalités des populations médiévales. Mais c’est surtout la qualité, la variété et le nombre des objets si bien présentés qui retiendront l’attention de l’amateur, de l’historien de l’art ou de l’archéologue, comme, à l’évidence, du spécialiste de l’orfèvrerie profane des XIIIe et XIVe siècles du fait de l’excellent état de conservation de ces ensembles. Ce très beau catalogue, bien documenté, fort pédagogique et richement illustré de photographies d’une qualité remarquable, constitue de fait une référence essentielle dans l’attente d’une publication plus exhaustive du trésor d’Erfurt, notamment.

 

Sommaire
Préface (E. TABURET-DELAHAYE), p. 5
Avant-propos (S. OSTRITZ), p. 6-8
Erfurt et Colmar. Deux « trésors de la Peste noire » (Chr. DESCATOIRE), p. 9-10
La Peste noire, p. 11-16
Les communautés juives en Allemagne au milieu du XIVe siècle (Chr. CLUSE et J. R. MULLER), p. 17-21
Les bagues de mariage juives (Chr. DESCATOIRE), p. 22-24
L’orfèvrerie profane aux XIIIe et XIVe siècles (J. M. FRITZ), p. 25-28
Les techniques d’orfèvrerie (Chr. DESCATOIRE), p. 29-30
Le trésor d’Erfurt (K. SZECH et M. STURZEBECHER), p. 31-35
Analyse scientifique et technologique du trésor d’Erfurt, p. 36-38
Le trésor de Colmar (Chr. DESCATOIRE), p. 39-44
Monnaies et lingots (M. DHENIN et M. SCHLAPKE), p. 45-53
Œuvres exposées (Chr. DESCATOIRE), p. 54-89 :
    L’orfèvrerie de table
    Les doubles coupes
    Les bagues
    Les fermaux    
    Gages d’amour
    Ceintures et « chapels »
    Chaînes et pendentifs
    Le décor métallique du costume. Affiques, boutons, agrafes, appliques.