Andrieux, Jean-Yves - Chevallier, Fabienne : Le patrimoine monumental. Sources, objets, représentations. Format : 16,5 x 24 cm, Nombre de pages : 542 p., Illustrations : Couleurs et N & B, ISBN : 978-2-7535-3412-4, Prix : 32,00 €
(Presses universitaires de Rennes, Rennes - Centre André Chastel, Paris 2014)
 
Compte rendu par Elpida Chairi, École Française d’Athènes
 
Nombre de mots : 2283 mots
Publié en ligne le 2015-06-30
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2271
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          Cet ouvrage, extrêmement analytique, a le mérite de retracer  l’histoire de la notion de monument, essayant de donner une synthèse complexe de faits historiques, d’évolutions des idées et de réalisations humaines, qui explique et complète l’histoire de la France, telle qu'elle nous est transmise. Nous trouvons étonnant que les faits historiques s’enchaînent de manière presque naturelle, sans retour en arrière et sans créer de confusions. Les réalités complexes deviennent perceptibles même par le lecteur non spécialiste.

 

          Dans l’introduction, les auteurs présentent l’évolution de la notion de monument en France : du monument porteur de l’idéologie ancienne, notamment par sa grandeur, à celui qui reflète « l‘alliance entre l’autel et le trône », qui sera objet de vandalisme pendant la Révolution. Il est remarquable que l’idée d'antiquité nationale, exprimée depuis le XVIe siècle, s’étende aux vestiges de toutes époques, cherchant à  y distinguer l’esprit commun, le « génie de la nation ». Durant la période romantique, la notion de monument connaîtra une apothéose, ce qui ménera non seulement à la formulation de théories concernant l’esthétique  des monuments (E. Viollet-le-Duc) mais aussi à la première loi sur leur protection. Les deux grandes guerres arrivent ensuite, entraînant des désastres, dont les monuments porteront les traces ;  leur restauration remettra en question les méthodes et l’éthique déjà connues et permettra le développement d’un cadre idéologique nouveau. La période de l’après-guerre se servira de la notion de « modernité » pour marquer la transformation profonde effectuée et signaler les nouvelles tendances. L’internationalisme, qui, offrira la possibilité d’une coopération des pays, au travers de l’Unesco, pour la sauvegarde des monuments, même des plus récents. Ainsi, le phénomène de l’inflation des monuments semble-t-il inévitable, et les auteurs en font une analyse brève mais très significative. Selon eux, puisque  la visite des monuments constitue l’activité culturelle la plus répandue en France et que leur accès a un côté démocratique appréciable, il est temps de minimiser encore plus l’intervention des élites intellectuelles et politiques pour la conservation du patrimoine, en activant le financement participatif des visiteurs eux-mêmes. Enfin, grâce au développement durable, la liaison entre les monuments bâtis et les sites naturels est réalisable, dans le contexte stable de l’éthique.

 

          Déployant une érudition extrêmement vaste et profonde, les auteurs analysent, dans le premier chapitre, les raisons du choix des sept merveilles du monde antique, reflétant les civilisations qui leur ont donné naissance. Évaluant les critères selon lesquels la liste des merveilles a été dressée au IIe s. av. notre ère, ils mettent en jeu les notions de la comparaison et de la valeur religieuse, données qui semblent pérennes jusqu’à nos jours,  pour caractériser - au moins en partie - les œuvres du patrimoine. Durant la période romaine, il est question  du gigantisme lié à l’immortalité mais aussi de la médiation du monument entre l’humanité et le divin. Grégoire de Tours, au début de l’ère chrétienne, apporte une nouveauté principale, celle de l’intégration du vieux fonds païen dans la réalité chrétienne[1]. Les humanistes de la Renaissance seront également attirés par cet aspect où ils chercheront la perfection. V. Hugo résumera dans un poème la valeur exprimée par chacune des sept merveilles : douleur, sagesse, force, puissance, beauté, éternité. Selon les auteurs, ces merveilles qui ont si longtemps illustréla notion de monument, seraient probablement à l’origine des grandes missions archéologiques du XIXe s., la grande expédition napoléonienne en Égypte en étant la pionnière. Une liste de sept merveilles nouvelles, provenant du monde entier et de civilisations encore plus variées, a été votée assez récemment, reflétant sans doute les tendances actuelles.

 

          Le deuxième chapitre traite du concept du monument pendant le Moyen Âge, tel qu’il est perçu aux temps modernes : les auteurs étudient le statut symbolique des biens matériels, susceptibles d’être considérés ensuite comme des monuments, ainsi que les domaines principaux auxquels ils appartiennent. L’architecture au service du pouvoir  témoigne de l’intervention de celui-ci dans l’espace public, menant ainsi à la constitution de tout un fonds d’édifices et ensembles à caractère monumental.

 

          Dans le chapitre suivant, les auteurs  associent avec succès l’idée de la liberté-fille des arts, exprimée à l’époque des Lumières, à la valorisation du citoyen, mise en place par la Révolution, pour expliquer comment ces deux concepts se trouvent à l’origine du patrimoine « investi d’un sens politique ». À leur avis, la qualité esthétique des édifices aurait pu influencer la décision positive de les conserver, ou autrement, dans un esprit plutôt romantique, leur beauté aurait sauvé leur vie. Il semble contradictoire qu’à cette même époque, marquée par les actes de vandalisme vis-à-vis  des symboles de l’ancien régime, on voit naître  l’idée de la création d’un musée des Monuments français. Ce fait, que les auteurs ont savamment su relever, sera annulé pendant la Restauration, avec la fermeture du musée, pour permettre aux sculptures funéraires exposées de regagner leur cadre d’origine. Fidèles au principe d’une historiographie analytique aussi bien que critique, les auteurs donnent la chronique détaillée de l’évolution des idées sur la perception du passé et la protection des monuments, auxquelles  la redécouverte des styles, l’essor de la littérature savante, l’introduction de la classification scientifique offriront de nouvelles pistes. Avec des exemples tirés de la littérature, du théâtre et du cinéma, les auteurs font ressortir la valeur des monuments, telle qu’elle est conçue par des écrivains, des artistes mais aussi par la société dont ils constituent le cadre de vie et la référence historique.

 

          Une fois la notion du monument et de sa protection clarifiée, c’est à l’État que revint ensuite la tâche de dessiner une politique. Le chapitre IV décrit l’attitude des régimes face aux monuments entre 1830-1870. Les auteurs, avec un œil critique et une certaine distance qui tend à la neutralité, interprètent les faits historiques, caractérisés par des tendances allant du libéralisme au nationalisme. Le monument rompt ses liens avec le régime et le sentiment religieux et obtient sa valeur propre qui implique sa préservation, ouvrant de nombreuses voies vers différents types de restaurations, domaine où excellera Viollet-le-Duc. Les auteurs donnent une explication bien argumentée des choix et des partis-pris de l’architecte, considéré par certains comme un simple exécutant ; ils attirent l’attention du lecteur sur les conséquences de son travail exemplaire aussi bien dans le domaine de la législation que dans la pratique, en France et à l’étranger.

 

          Le chapitre suivant met en évidence le concours de la photographie à la grande question de la protection et de la restauration des monuments. La guerre de 1870 met en lumière de la manière la plus évidente les ravages subis par le patrimoine, ce qui fait désormais l’objet de recherches théoriques voire philosophiques. Pour le grand public, l’intérêt est alimenté par l’apparition des guides touristiques, soulignant la valeur nationale des monuments et étayant la conviction d'un bien appartenant à l’ensemble de la société. L’art français est exposé dans de musées, tel celui de Sculpture comparée, dont le rôle pédagogique est complété par la photographie et la technique du moulage. La mutation dans ce domaine se fait sentir notamment par l’apparition des spécialistes qui viennent, avec des missions plus précises, remplacer les érudits. Les auteurs suivent attentivement l’évolution de la conscience collective face au patrimoine, telle qu’elle s’exprime à travers la législation traitant les monuments historiques au niveau du droit public, non plus par de simples tribunaux mais par la Chambre des députés et le Sénat.

 

          Suivant un découpage assez large, les auteurs consacrent l’avant-dernier chapitre à la période allant de la première guerre mondiale à 1975, date de la ratification du patrimoine mondial par la France. Le rôle symbolique des ruines après la guerre, évoquant le passé, chargé de mémoires et d’émotions, et suggérant un avenir porteur d’espoir, fait entrer l’intervention dans une nouvelle problématique : jusqu’où faut-il aller ? Laisser la trace du vandalisme ennemi, reconstituer le monument en son état d’origine, ou le restaurer tout en respectant son historicité ? Les exemples étudiés appartiennent désormais à l’histoire de l’humanité, les organismes comme l’ICOMOS, les textes et conventions de protection en cas de conflit armé, dont la Charte de Venise en 1954, concernent les monuments historiques universels et les auteurs se permettent de sortir au-delà des frontières françaises, donnant ainsi le signe du mouvement qui amène à la mondialisation du patrimoine. Il est intéressant de noter que la politique culturelle de la France, mise en place par André Malraux en 1959, a été fondée bien avant, en 1936, par le gouvernement du Front populaire.

 

          Dans la dernière partie de l’ouvrage, on trouve une présentation critique des actions entreprises par les institutions européennes et mondiales dans le domaine du patrimoine. L’Institut européen des itinéraires culturels est créé dans le but de relier les peuples et leurs civilisations et d'étayer la mémoire collective européenne par des axes thématiques, sans se substituer au travail de l’Unesco concernant les monuments historiques. Devant cette hésitation à établir une liste de « monuments historiques européens » considérés comme des biens communs,  les auteurs mettent l’accent sur les efforts, menés surtout au niveau politique, pour faire ressortir, au moins, les valeurs européennes communes, futurs jalons d’une histoire européenne à construire. À propos du document de Nara, traitant de l’authenticité en 1994, les auteurs expriment avec un laconisme extraordinaire la nouvelle réalité : « l’universalisme […]  cède la place au relativisme», faisant du patrimoine le facteur « pour construire le quotidien des communautés ». Le patrimoine rural, naturel ou industriel gagne progressivement sa place à côté du patrimoine constitué de monuments historiques. L’analyse des tendances et des choix des gouvernements français de 1975 à nos jours, tentée par les auteurs tout au long de ce chapitre, nous fait découvrir comment toutes les idéologies, même celles qu’on croit dépassées, persistent dans la mémoire historique et peuvent apparaître sous des formes ou des faces nouvelles.

 

          La bibliographie, générale et classée par chapitres, concerne les ouvrages imprimés aussi bien que les ressources électroniques ; nous regrettons qu’elle ne soit destinée, à quelques exceptions près, qu’aux lecteurs francophones. L’illustration est choisie avec soin, l’accent étant mis surtout sur les documents d’archives, souvent photographiés par les auteurs eux-mêmes.  Reconnaissant  que la mise en page des images en couleur a dû prendre en compte – entre autres – des règles d’imprimerie, nous en regrettons le classement séparé, la numérotation de l’ensemble des figures restant continue.

               

          L’ouvrage répond à l’ensemble des problématiques posées de manière diachronique par le sujet traité ; si complexe soit-il, le domaine du patrimoine ne saurait trouver de formule plus complète et plus exhaustive pour se présenter que dans cette monographie qui en rend la polymorphie et le prestige.

 

 

[1] Notons toutefois que cette pratique n’était pas inconnue par  les anciens, qui intégraient des édifices préexistants dans des ensembles nouveaux, sans que la question de la religion n’intervienne.

 

 

 

Table des matières

Introduction

La lente transmutation du monument, p. 9

Les monuments de la France et la cassure de la Révolution, p. 9

La strate antique : le monument, expression d’une grandeur spectaculaire, p.11

Sacralisation, glorification, désacralisation : vers le monument “national”, p. 12

Le monument saisi par la nation : de l’œuvre  des romantiques à celle des législateurs, p. 14

Les deux guerres mondiales et le pathos monumental, p. 15

Le monument et la modernité : un combat laïque pour la résilience collective, p. 16

L’élan lyrique  du patrimoine mondial et l’éclatement des canons nationaux, p. 17

Les symptômes d’une crise, p. 19

De nouvelles pistes pour réinvestir le  sens des monuments nationaux, p. 20

Chapitre I

La distinction des monuments. Les sources antiques, p. 23

Les attributs ontologIques des Sept Merveilles, p. 25

Les origines antiques du classement, p. 26

L’évolution de la liste, de Jules César à l’orée du monde contemporain, p. 35

Retour vers l’imaginaire et entrée dans la science aux XIXe et XXe s., p. 43

Les avatars contemporains de la liste, p. 56

Epilogue, p. 58

Chapitre II

L’exégèse des monuments. Le Moyen Âge et l’époque moderne, p. 61

Le Moyen Âge : un temps de latence, p. 62

L’époque moderne : le traitement des monuments réels, p. 69

L’époque moderne : la fascination  des monuments virtuels, p. 79

Conclusions, p. 107

Chapitre III

L’invention de l’héritage culturel, ou le choix de l’histoire

De la Révolution au romantisme (1789-1830), p. 109

La résistance contre les déprédations : le discours et les faits (1789-1795), p. 111

Le romantisme et le goût du pittoresque, ou le moule de l’héritage national (1795-1819), p. 144

La gloire des régions : un nouveau regard sur les monuments (1819-1830), p. 164

Conclusions, p. 179

Chapitre IV

Une politique des monuments

La monarchie de Juillet et le Second Empire (1830-1870), p. 181

L’institutionnalisation, une attente de la génération romantique, p. 182

La fabrication de la liste des monuments historiques, p. 212

Le prestige des restaurations et l’affirmation des doctrines, p. 221

Conclusion, p. 257

Chapitre V

Monuments, droit public et sciences historiques. Une trilogie républicaine (1871-1913), p. 259

Le débat sur les monuments au lendemain de la guerre franco-prussienne, p. 260

La diffusion du patrimoine, reflet de savoirs et de pouvoirs redistribués, p. 263

L’affirmation des monuments historiques : la loi et l’histoire, p. 286

Le laboratoire de l’idéologie : le musée de Sculpture comparée, p. 303

La lente professionnalisation de l’activité de restauration, p. 315

Les débuts du tourisme patrimonial et naturel, p. 319

Conclusion, p. 332

 

Chapitre VI

De la thérapie au culte des monuments. Les guerres mondiales et les Trente Glorieuses (1914-1975), p. 335

La pathologie des plaies : comment réparer les dégâts des deux guerres mondiales (1915-1958) ?   p. 337

Le second souffle des Trente Glorieuses (1958-1975), p. 372

L’affirmation du patrimoine dans les instances internationales, p.387

Conclusion, p. 397

Chapitre VII

Les monuments dans la galaxie du patrimoine. De 1975 à nos jours, p. 399

La vague déferlante du « tout patrimoine » de 1975 à 1993, p. 400

L’impossible retour à l’ordre monumental depuis 1993, p. 409

Résultats et enjeux de l’extension du patrimoine, p. 422

Le patrimoine sur la scène internationale, p. 451

Épilogue ou Envoi, p. 463

Bibliographie et sources, p. 467

Index des noms de personnes, p. 495

Index des noms de lieux, p. 511