Blondeau, Caroline : Le vitrail à Rouen, 1450-1530. « L’escu de voirre ». Format : 24 x 32, 340 p., illustrations : Couleurs et N & B, ISBN : 978-2-7535-3291-5, 40,00 €
(Presses Universitaires Rennes, Rennes 2014)
 
Compte rendu par Raphaëlle Chossenot, Université Paris 1
 
Nombre de mots : 2182 mots
Publié en ligne le 2015-06-26
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2237
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          Cet ouvrage, consacré à un atelier de peintres-verriers rouennais qui fut actif aux XVe-XVIe siècles, le 10e de la série des Études du Recensement des vitraux anciens de la France, poursuit une visée « technique » – jusqu’alors peu abordée par les volumes précédents – et nous permet, ce faisant, d’entrer de plain-pied dans l’activité d’un atelier auquel l’auteur, Caroline Blondeau, a consacré une thèse de doctorat. La production de trois générations de peintres-verriers est ainsi passée en revue, l’auteur tentant de définir le corpus d’œuvres qui peut être attribué à chaque peintre-verrier ainsi qu’à l’atelier qu’il dirige alors, que ces vitraux se situent à Rouen ou non.

 

         Après avoir présenté le contexte historico-géographique, l’auteur s’attache ensuite à décrire l’activité des Barbe, – objet central du travail –, le tout étant étayé par un ensemble d’annexes comprenant un Catalogue des peintres-verriers rouennais contemporains des Barbe (1450-1530) ainsi que des pièces justificatives tirées, pour la plupart, des fonds des Archives départementales de Seine-Maritime. L’auteur ne manque pas d’évoquer les peintres-verriers contemporains de chacune des générations ; certains étaient très célèbres, tel Arnoult de Nimègue – étudié par Jean Lafond –, ou le Maître de la Vie de saint Jean-Baptiste. Ce faisant, C. Blondeau réévalue les réalisations de l’atelier à « L’escu de voirre » qui avait été jusqu’alors assez peu étudié.

 

         Il faut dire que les Barbe furent très productifs et participèrent à maints chantiers pour lesquels ils travaillèrent seuls ou, bien que cela soit difficile à prouver faute de sources, en association. Leurs travaux consistaient soit en pose de vitraux neufs, soit en la restauration de panneaux. Ils connurent un certain succès, dont témoigne le fait qu’ils monopolisèrent la charge de peintre-verrier de la cathédrale de Rouen de 1456 à 1570. Cette fonction ne les empêcha pas d’honorer des commandes émanant d’autres commanditaires tels le cardinal Georges Ier d'Amboise (vitraux de l’archevêché et du château de Gaillon). Si l’on ignore quelle était la taille exacte de l’atelier, l’on sait que le « fondateur », Guillaume, forma au moins un apprenti, Geoffroy Masson, qui connut lui-aussi un certain succès vers 1500.

 

         Cependant, bien qu’assez renommé, l’atelier ne disposa pas toujours d’une situation financière confortable, ses revenus dépendant du nombre de chantiers de reconstruction alors en cours : si, dans un premier temps, la pose de vitraux dans les bas-côtés de la nef de la cathédrale sous la direction de Guillaume Barbe assura à elle seule des revenus annuels s'élevant à environ 120–160 livres, la période suivante, moins active, fut synonyme de difficultés de trésorerie. La situation de l’atelier ne se redressa qu’à partir du milieu du XVIe siècle, lorsque le peintre-verrier Olivier Tardif, qui descendait d’une famille de bouchers assez prospère dotée de capital, prit la suite de son beau-père, Jean Barbe. En effet, rien ne prédisposait le « fondateur » de la lignée, Guillaume Barbe, qui était issu d’une famille de paysans normands, à succéder à celui qui dirigeait alors l’atelier L’Ecu de verre et était en charge de l’entretien des vitraux de la cathédrale de Rouen, Guillaume Auguy. Seule l’existence de liens de parenté entre les deux hommes permet d’expliquer que Guillaume Barbe soit venu faire son apprentissage chez celui-ci.

 

         Lorsqu’il remplaça son parent en 1456, Guillaume Barbe reprit son style et dirigea peu après la pose des verrières destinées à la cathédrale de Rouen. Malgré la multitude des financeurs, ces verrières se caractérisent par l’uniformité de leur style, due au recours au seul atelier Barbe, qui les posa en trois ans (1463-1466). Nombre d'entre elles suivent un schéma répétitif : commandées, pour la plupart, par le chapitre, elles consistent en un ensemble de verrières hagiographiques composées chacune de quatre figures de saints en pied placées devant des tentures damassées. Les figures sont insérées dans des vitreries blanches à bordures et fermaillets peints, où un chapelain donateur est parfois représenté en prière à petite échelle.

 

         Analysant ensuite le style et les techniques de l’atelier alors qu’il est dirigé par Guillaume Barbe, l’auteur relève (et c’est là l’un des points forts de l’ouvrage) l’existence d’au moins trois motifs de damas, tous d’inspiration végétale. Certains, remployés à l’identique dans un certain nombre d’œuvres peu documentées, lui permettent de les attribuer ou de les rapprocher des Barbe. L’atelier a aussi employé, mais à une seule reprise, un quatrième motif de damas, très spectaculaire, composé de feuilles et de fruits peints en grisaille et jaune d’argent sur verre bleu, et qui sert de fond au vitrail de Sainte Marguerite (cathédrale de Rouen, baie 45).

 

         À l’époque, un autre atelier mal identifié, dit « d'Evreux », a travaillé pour plusieurs églises ébroïciennes, mais aussi rouennaises. Reprenant la production de cet atelier identifiée par Françoise Gatouillat, C. Blondeau suggère, sur la foi de recoupements, de l’attribuer en fait à un atelier rouennais mal connu, celui de Michel Trouvé.

 

         Jean, seul des trois fils de Guillaume Barbe dont l’activité soit connue, reprend l’atelier de son père et le dirige de 1486 à 1510. Il s'inscrit dans la lignée paternelle, comme on le voit à travers ses réalisations, mais il enrichit les motifs habituellement utilisés par l’atelier pour la confection des fonds (tentures, etc.) et remet au goût du jour l'enrichissement des broderies, galons et tentures par l'adjonction de cabochons. Le corpus des œuvres de l’atelier de Jean Barbe, peu renseigné par les sources écrites pour cette époque, peut alors être complété sur la foi de similitudes stylistiques et techniques (remploi à l'identique de damas, recours à des techniques ornementales assez raffinées comme le verre vénitien, présence de chefs d'œuvre, etc.). S’y rattacheraient : le Calvaire de Blainville-Crevon réalisé vers 1492 pour Jean d'Estouteville, où Jean aurait réutilisé fidèlement un carton mis en œuvre par son père trente ans plus tôt pour la baie 101 de Notre-Dame de Louviers, tout en modifiant les couleurs ainsi que l'ornementation des tentures, les baies 11 et 13 de cette même église, les baies 13 et 18 de Saint-Martin de Nonancourt ainsi que la Passion de la chapelle du château de Saint-Maurice-d'Ételan (vers 1500). Une seule œuvre peut-être attribuée à Jean Barbe sur la foi de la documentation écrite : il s’agit d'un ensemble de vitraux que le tout nouveau cardinal-archevêque Georges Ier d'Amboise lui commanda en 1502 pour les deux galeries qu'il fit édifier dans le manoir archiépiscopal de Rouen qu'il était alors en train de remanier. Les vitraux ne sont plus en place, mais la suite de 18 vitraux en grisaille et jaune d'argent illustrant la Passion et actuellement visible à l'archevêché pourrait correspondre à cette commande, tant par sa taille, sa facture que son iconographie. En outre, son style s’inscrit nettement dans la filiation des œuvres déjà attribuées à Jean Barbe, bien qu’il paraisse plus mature, les modelés étant par exemple plus accentués. Certaines différences seraient en outre à mettre sur le compte de l'échelle d'exécution, assez réduite pour cette suite de vitraux. On relève aussi la présence d’une seconde main, non identifiée pour le moment. La facture de cet ensemble, qui s’apparente au gothique finissant, peut paraître étonnante pour un mécène comme Georges Ier d'Amboise, dont on sait qu'il était plutôt amateur de nouveautés.

 

         Le rôle de Jean apparaît comme important d’un point quantitatif, mais finalement mineur d’un point de vue artistique dans la pose et l'entretien des vitraux du château de Gaillon. En effet, c'est à un artiste « extérieur » originaire d'Orléans, Antoine Chenesson, que Georges Ier d'Amboise puis son successeur et neveu au siège archiépiscopal, Georges II d'Amboise, confièrent la réalisation des vitraux de la chapelle du château : de 1508 à 1514, Antoine Chenesson reçut plus de 1000 livres pour des travaux qui incluaient selon toute vraisemblance une suite de vitraux devenue rapidement célèbre, mais qui a malheureusement disparu.

 

         Sur la douzaine de peintres-verriers actifs en même temps que Jean Barbe, seule une petite moitié d’entre eux était réellement en mesure de concurrencer celui-ci : parmi eux, on peut citer l’ancien apprenti de Guillaume, Geoffroy Masson, qui travailla pour l’abbé de Saint-Ouen tout comme le fit le flamand Arnoult de Nimègue. Au même moment, le « Maître de la Vie de saint Jean-Baptiste » produisit des vitraux dans un style « parisien » qui rencontrèrent un vif succès. À ces figures prestigieuses s’ajoutent celles de Jean Le Vieil, Cardin Jouyse et l'atelier Bénard.

 

         L'ouvrage s'achève sur les œuvres attribuables au gendre de Jean Barbe, Olivier Tardif, qui dirigea l’atelier de 1530 à 1558. Ses interventions sont difficiles à détecter, faute de documentation écrite et de verrières encore en place. Si deux vitraux du triforium de Saint-Vincent de Rouen lui sont dus, on ignore toujours desquels il s’agit en particulier, de même qu’il faudrait plutôt rejeter l’hypothèse d’une pose de vitraux à Saint-Étienne-la-Grande-Église au profit d’interventions relevant plutôt du domaine de l’entretien.

 

         Quelques remarques relatives aux apports et limites sur le fond et la forme de l’ouvrage peuvent enrichir le présent compte rendu. À côté des éléments habituels mais non pas moins nécessaires de certains pans de cette recherche (présentation du contexte, mise en rapport des vitraux avec la production picturale, notamment enluminée, de l'époque), d’autres, en revanche, s’avèrent plus novateurs : ainsi, la partie concernant l’entretien et la pose de verrières dans la cathédrale rouennaise fait-elle l’objet d’intéressants développements à propos des modalités de l’entretien quotidien, en particulier sur les techniques mises en œuvre, le matériel nécessaire, la répartition des charges entre l’atelier et la fabrique dans la fourniture des matières premières. Les comptes de la fabrique, assez diserts pour cette période, nous apprennent par exemple que des gouttières étaient installées au préalable pour empêcher les écoulements d'eau au-dessus des vitraux et que certains échafaudages étaient utilisés par les peintres-verriers ainsi que par d'autres corps de métier (peintres…). En outre, la fabrique mit un local à disposition de l’atelier Barbe et parfois aussi du personnel (le « valet » de la cathédrale).

 

         Le chapitre consacré à l’utilisation des damas par l'atelier et à leur reproduction partielle ou à l'identique, parfois en association avec d'autres motifs de damas, amène quant à lui d'intéressants développements, même si nombre de questionnements restent finalement ouverts. Ainsi, l’étude des damas du vitrail « anglais » de Notre-Dame de Caudebec-en-Caux (baie 17, vers 1435-1447) attribué par Jean Lafond à un peintre-verrier anglais sur la foi de la présence des armoiries d’un donateur anglais, Foulques Eyton, et de la répétition de celles-ci, apporte-t-elle un éclairage nouveau sur ce vitrail puisque le style de ces damas semble très proche de celui des Barbe. Mais elle ne permet pour autant pas d’identifier clairement l’auteur de ce vitrail, ce que l’on ne peut que déplorer avec l’auteur. Cette intéressante recherche rappelle toutefois à quel point les modèles, aussi bien que les œuvres, circulent, et sont repris et copiés maintes fois. Et que ce type de recherche gagnerait à être plus fréquemment inclus dans les études sur le vitrail quand cela est possible.

 

         L'essai de typologie que l'auteur essaie de dessiner à propos des commanditaires et de leurs préférences en matière artistique, qui tend à considérer le recours à un peintre-verrier en particulier comme le reflet de l'appartenance d’un commanditaire à une couche sociale, est assez séduisante. Elle ne doit toutefois pas faire oublier l’importance du statut de l’édifice auquel des vitraux sont destinés : si le style des Barbe, qualifié de plutôt « traditionnel », convenait bien à un lieu assez « officiel » tel que l’était le palais archiépiscopal de Rouen au moment de sa rénovation par le cardinal d’Amboise, celui, supposé plus « moderne » — encore qu’il faille peut-être relativiser le concept de « modernité » –, du peintre-verrier Antoine Chenesson, correspondait peut-être mieux à la chapelle haute édifiée par le même cardinal (et décorée ensuite par son neveu) dans sa demeure privée qu’était le château de Gaillon.

 

         Sur un plan formel, on pourra regretter quelques longueurs, expressions répétitives voire maladroites (« précieux » est par exemple répété à maintes reprises dans la présentation des sources tandis que « attester de » et « résider sur » sont à éviter…), l’absence de renvoi aux nos des figures dans le corps du texte étant la plus gênante. Quant au terme corporation, qui n’apparaît pas avant le XVIIIe siècle et qui est un peu connoté, il aurait sans doute eu avantage à être remplacé par celui de métier, alors fréquemment employé.

 

         On pourra aussi regretter que les références des Corpus n’aient pas été plus systématiquement mentionnées pour chaque verrière évoquée (aussi bien dans le développement que dans le Catalogue des peintres-verriers) et qu’il ne soit pas plus clairement dit si celle-ci subsistait ou non. Mais il est vrai qu’il est souvent difficile de le déterminer, surtout pour une ville comme Rouen, où nombre d’églises ont disparu.

 

         En dépit de ces quelques réserves vraisemblablement imputables aux impératifs d’édition (et à des lecteurs exigeants), il faut rappeler que le grand mérite de cet ouvrage est de mettre en valeur une famille de peintres-verriers au style plutôt « classique », éloigné des productions plus originales qui suscitent davantage la curiosité des chercheurs. L’ouvrage de Caroline Blondeau contribue aussi à réévaluer la place d’ateliers et de peintres-verriers rouennais dans un secteur géographique doté d’un patrimoine vitré abondant et très divers. Il incite aussi, à se plonger dans les ouvrages récents consacrés aux vitraux de la région (dont le Recensement consacré à la région concernée [n°VI, Haute-Normandie, 2001]) ainsi qu’à ceux, plus anciens, réalisés par Jean Lafond et Françoise Perrot, auxquels les études sur le vitrail haut-normand doivent tant.