AA.VV.: (Sirven, Hélène - Galiègue, Josette - Massé, Marie-Madeleine), L’idéal Art nouveau : une collection majeure du Musée départemental de l’Oise : [exposition, Évian, Palais Lumière, 12 octobre 2013-12 janvier 2014]. (Art en scène), 1 vol., 205 p., ill. en noir et en coul., couv. ill. en coul., 30 cm, ISBN : 978-2-07-250040-4, 35 €
(Alternatives, Paris 2013)
 
Compte rendu par Etienne Tornier, Institut national d’histoire de l’art (Paris)
 
Nombre de mots : 1833 mots
Publié en ligne le 2014-10-21
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2216
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          Publié à l'occasion de l'exposition "L'idéal Art nouveau" qui s'est tenue au Palais Lumière d'Evian du 12 octobre 2013 au 12 janvier 2014, le présent catalogue rend hommage à la richesse de la collection Art nouveau du Musée départemental de Beauvais. Le "plus original des musées régionaux français" selon l'ancienne directrice des Musées de France, Françoise Cachin, a judicieusement profité de sa période de restauration, pour présenter hors les murs cette collection d'arts décoratifs, peinture et sculpture recueillie "avant la mode", "avant l'heure" comme l'indique la directrice du musée, Josette Galiègue, dans le second article consacré à la constitution de la collection. Dès 1959, le musée reçoit le don de plus de 370 grès et porcelaines du céramiste originaire de Beauvais, Auguste Delaherche dont la période d'activité s'étend au-delà de la période Art nouveau. Cet important fonds joua un rôle déterminant dans la constitution de la collection, encouragée par la volonté d'intégrer ces céramiques dans des intérieurs, selon le principe de la period room. L'achat de la salle à manger du créateur belge Gustave Serrurier-Bovy en 1975 et la donation Boudot-Lamotte l'année suivante composée de peintures, dessins et estampes contribuèrent à donner à cette collection une certaine densité. Une seconde salle à manger plus tardive, acquise en 1978, et plusieurs dons et achats dans les années 1980 et 1990 permettent aujourd'hui au Musée de Beauvais de présenter l'Art nouveau comme un mouvement qui a marqué tous les arts.

 

            Auteur du premier article "Art(s) nouveau(x) au tournant du siècle", Hélène Sirven a souhaité rendre compte de la complexité de cette période, non seulement par  le titre choisi mais aussi par la diversité des images qui illustrent son article. Les éléments de contexte politiques et sociaux fournis dans cet article invitent le lecteur à adopter un regard nouveau, tant sur la forme et le décor des objets montrés au sein de ce catalogue que sur les thèmes choisis par les artistes. L'auteur embrasse les principaux centres européens de diffusion de l'Art nouveau (Bruxelles, Paris, Nancy, Glasgow, Barcelone, Vienne), insistant justement sur l'impossibilité de "définir le style de l'Art nouveau" en raison de son extrême diversité, et d'en déterminer les contours chronologiques. Toutefois, dans l'abondance des noms d'artistes, de lieux ou de mouvements donnés, la figure centrale de Bing est écorchée à deux reprises, portant le prénom "Samuel" au lieu de "Siegfried" et fondateur du magasin "Art nouveau" au lieu de "L'Art nouveau". Alors qu'Hélène Sirven se montre très exhaustive dans les sources littéraires, philosophiques et artistiques qui ont contribué à la naissance du mouvement, elle n'évoque pas le XVIIIe siècle et l'art rocaille et laisse donc de côté la célèbre thèse de Debora Silverman. Si l'auteur convoque les récentes synthèses sur le sujet de Paul Greenhalgh, Jean-Michel Leniaud et Philippe Thiébaut, on peut regretter l'absence de plusieurs travaux comme ceux de Nancy Troy ou de Rossella Froissart-Pezone.

 

            C'est logiquement par l'exceptionnel ensemble mobilier de Serrurier-Bovy que le catalogue débute. Il fait l'objet d'une étude par Marie-Madeleine Massé, qui avait déjà collaboré à deux ouvrages importants sur le mobilier de cette période, Un ensemble Art nouveau : La donation Rispal (Paris : Flammarion, 2006) et Alexandre Charpentier : Naturalisme et Art nouveau (Paris : Musée d'Orsay, 2007). Commandée par l'avocat Albert Bauwens pour son hôtel particulier bruxellois, cet ensemble composé d'un vaisselier, une table, six chaises et une desserte a été réalisée entre 1897 et 1899. Les photographies pleine page et les différents détails des serrures et ornements sculptés permettent d'apprécier la richesse décorative de l'ensemble. Les autres pièces de mobilier du designer acquises par le musée entre 1991 et 2008 complètent ce rare ensemble qui n'a rien à envier aux œuvres du même artiste conservées au Musée d'Orsay. Le large porte-manteau et l'ensemble de mobilier pour un hall offrent les maillons nécessaires pour comprendre l'évolution de son style, vers plus de simplicité et de rigueur. L'Angleterre et l'Allemagne sont également représentées avec la firme Waring & Gillow et le designer Albin Müller.

 

            Reconstituée en 1981 au sein du musée, la salle à manger du Docteur Herbécourt est l'occasion pour Xavier Chardeau d'évoquer "Un art nouveau tardif". Décoré de grands panneaux d'Henri Martin, cet ensemble fut réalisé en 1908-1909 par le peintre, illustrateur et décorateur Henry Bellery-Desfontaines, sur lequel l'auteur a réalisé une thèse de doctorat soutenue à l'université Paris-Sorbonne en 2010. Si l'on évoque souvent l'École de Nancy avec Daum, Gallé et Majorelle, ou l'Art nouveau parisien avec Guimard, certains artistes ont opté pour un style différent, plus architecturé, qui emprunte à la nature pour la styliser et trouve son fondement dans le Moyen Âge et les principes édictés par Viollet Le Duc. Parmi eux, Henri Rapin, Léon Jallot et Bellery-Desfontaines auxquels l'historiographie sur l'Art nouveau n'a pas encore rendu hommage. Achevé en 1911, deux ans après le décès de son auteur, l'ensemble déploie un large répertoire décoratif et toutes les techniques que cette période a mises à l'honneur : la céramique, le vitrail, le métal repoussé et la ferronnerie. Cet ensemble n'a-t-il de "tardif" que sa date de création? Que caractérise "L'Art nouveau tardif"?  L'auteur n'aborde pas ces questions de façon frontale, mais, en s'attardant sur la réception critique de l'ensemble au moment de son exposition à la Société nationale des beaux-arts, apporte quelques éléments de réponse. Les meubles de Bellery-Desfontaines sont alors les seules "où on sente une volonté de décoration" et c'est justement le décor qui est jugé artificiel par ce même critique de la revue Art et décoration. Dernier feu du mouvement, la salle à manger présentée à Beauvais n'en constitue pas moins un ensemble unique et parfaitement représentatif non seulement du milieu social au sein duquel l'Art nouveau s'est épanoui en France, mais également de la grande inventivité déployée par ses acteurs.

 

            Si Auguste Delaherche représente la figure de proue de la collection céramique du Musée de Beauvais, plusieurs acquisitions ont permis dans une certaine mesure d'enrichir le panorama de la production du tournant du XXe siècle avec Théodore Deck, Charles Greber, la manufacture nationale de Sèvres et ses nombreux artistes, ou encore Clément Massier. Richement illustré, l'article de Marie-Madeleine Massé consacré aux céramiques se compose d'une introduction sur la céramique d'art en France au tournant du siècle et d'une série de notices. Il est dommage que les céramistes Adrien Dalpayrat et Edmond Lachenal ne soient pas représentés dans cette collection, ni même mentionnés dans l'introduction par l'auteur, alors même que leurs collaborations avec de nombreux sculpteurs, les techniques et les formes nouvelles qu'ils ont mises au  point sont caractéristiques de cette période. La richesse de la collection permet toutefois à l'auteur de mettre en évidence des liens rarement évoqués entre les différents artisans, comme celui entre Delaherche et Emile Gallé.

 

            Le chapitre le plus important est celui dédié à la peinture et aux arts graphiques, rédigé par Josette Galiègue. Après une courte introduction qui reprend l'histoire des collections de peintures du musée - déjà évoquée au début du catalogue - l'auteur offre une série de notices, donnant un bel aperçu de la diversité et du grand intérêt de l'ensemble. C'est une acception large de l'Art nouveau que l'auteur a ici adopté, évoquant tour à tour l'impressionnisme, les Nabis, le postimpressionnisme, le symbolisme, l'académisme, sur une longue période allant de 1884 à 1930. Il aurait été intéressant de s'interroger sur le lien que chacun des artistes présentés entretenait d'une part avec la volonté de faire un "art nouveau", et d'autre part avec l'Art nouveau comme style. Mais cet article est avant tout l'occasion de découvrir de nombreux peintres de cette période au nom parfois oublié ou peu connu comme Maurice Boudot-Lamotte, Paul et Lina Cauchie, Louis Welden Hawkins ou Charles Lacoste. Eugène Carrière, Maurice Denis et Antonio de La Gandara sont très bien représentés avec plusieurs œuvres importantes. Ainsi, le grand décor de Maurice Denis réalisé pour le prince de Wagram en 1910 intitulé L'Âge d'or est composé de sept morceaux, dont quatre panneaux de plus de quatre mètres de hauteur. Le décoratif a également la part belle avec l'exceptionnel ensemble d'Henri Martin pour la salle à manger de Bellery-Desfontaines évoqué plus haut ou encore les projets de vitraux d'Edward Burn-Jones pour l'église Saint Derniol d'Hawarden.

 

            Le dernier chapitre offre un bref aperçu de la sculpture française au tournant du siècle. Conservateur du patrimoine et commissaire de nombreuses expositions consacrées à des sculpteurs de cette période dont Auguste Rodin - Eugène Carrière (2006) ou Alexandre Charpentier (2008), Emmanuelle Héran met en évidence l'intérêt artistique de la collection du Musée de Beauvais, particulièrement précurseur dans l'acquisition de certains artistes comme Max Blondat, auquel est consacré une exposition dès 1979. Du biscuit de porcelaine au bronze, en passant par la terre cuite, le grès, la pierre et l'étain, tous les matériaux qui font la nouveauté de la sculpture à cette période sont représentés. Si les danseuses d'Agathon Léonard réalisées en biscuit par Sèvres ou Madame Frans Hals de Carriès sont bien connues, ce chapitre lève le voile sur plusieurs artistes comme le symboliste viennois Jules Meisel, le français Fix-Masseau ou encore le portraitiste Léon Castex. Comme le souligne justement l'auteur, ces sculpteurs se distinguent par leur capacité à inventer suivant l'expression du journaliste Clément-Janin qualifiant le sculpteur Pierre Roche d'"artiste-inventeur". Avec le "Moine bouillotte", cet artiste mal connu qui a travaillé avec tous les matériaux offre un exemple étonnant d'union entre arts décoratifs et sculpture, où la forme de l'objet s'adopte parfaitement à sa fonction.

 

            Les dernières pages consacrées aux annexes se révèlent utiles. Le lecteur y trouve une chronologie synthétique de l'Art nouveau, de 1890 à 1910, englobant tous les arts évoqués dans le catalogue ainsi que l'architecture et la musique. Suivent les biographies succinctes des artistes évoqués et une bibliographie sélective relative à la période. Les ouvrages généraux y sont rangés par ordre chronologique ce qui permet de constater l'intérêt croissant pour cette période tant au sein du milieu universitaire que celui des musées. On notera toutefois l'absence de plusieurs références importantes pour la compréhension du mouvement comme Les origines de l'Art nouveau : la maison Bing (Gabriel P. Weisberg, Paris : Les arts décoratifs, 2004), L'Art nouveau en France : politique, psychologie et style fin de siècle (Debora Silverman, Paris : Flammarion, 1994) ou encore L'art dans tout : les arts décoratifs en France et l'utopie d'un Art nouveau (Rossella Froissart-Pezone, Paris : CNRS, 2004). Vient ensuite une bibliographie complète par artiste qui aurait pu être intégrée à leur biographie et enfin les biographies des auteurs.

 

            D'un graphisme clair, ce catalogue parvient à mettre en valeur une collection majeure jusqu'alors inconnue du public, tout en portant sur cette période complexe un regard nuancé. Alors même que le concept d'"art total" s'inscrit au cœur du mouvement Art nouveau, on peut s'étonner du choix du découpage par technique du catalogue, d'autant plus qu'il ne coïncide pas avec l'exposition où peinture, sculpture et objets d'art cohabitaient. Ce parti pris permet toutefois de mettre au jour des artistes absents de l'historiographie et d'offrir aux lecteurs des études précises et détaillées, en particulier sur les ensembles mobiliers, points forts de la collection.