Joschke, Christian : Les yeux de la nation – Photographie amateur et société dans l’Allemagne de Guillaume II (1888-1914). 17 x 20 cm (broché), 440 pages (ill. coul. et n&b), ISBN : 978-2-84066-529-8, 26.00 €
(Les Presses du réel, Dijon 2014)
 
Compte rendu par Francois Maheu, Université catholique de Louvain
 
Nombre de mots : 1666 mots
Publié en ligne le 2015-01-21
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=2150
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          Christian Joschke nous invite par son travail à nous plonger dans l’Allemagne de la fin du XIXe siècle. En réalisant une étude pointue du fonctionnement des clubs de photographie, de leurs membres et de leurs productions, l’auteur propose une lecture de la société allemande à un moment clé de la construction de son identité culturelle. La démarche vise à mettre en lumière la façon par laquelle la pratique des photographes amateurs, ainsi que les moyens de reproduction et de diffusion des images, ont permis dans des contextes particuliers, d’influencer la constitution d’une culture commune. Nous découvrons au fil des pages les enjeux liés à l’étude de ce type d’opérateur photographique qui recouvre un très large panel de praticiens. Le photographe amateur apparaît comme polymorphe et occupe une position stratégique dans la construction d’une identité nationale.

 

          Le corps de l’étude se structure en trois parties subdivisées en chapitres, comportant eux-mêmes des sous-chapitres. Le choix d’une structure chronologique se révèle efficace et les nombreuses subdivisions imposent un rythme à la recherche, ce qui en favorise la lecture.

       

          Détaillons les principaux thèmes abordés dans chaque partie de l’ouvrage. L’introduction de l’ouvrage permet d’affiner notre compréhension de la démarche entreprise par Joschke. Cette étape passe par une critique des approches traditionnelles de l’objet d’étude. L’auteur tente d’éviter les pièges qu’il considère propres aux historiens, aux historiens de l’art et aux historiens des sciences. Il constate une certaine incapacité des disciplines historiques à cerner avec précision le potentiel d’invention culturelle relatif aux cercles de photographes amateurs à l’aube du XXe siècle. L’hypothèse de travail se dégage alors progressivement. L’enjeu devient  la recherche de l’impact de la photographie dans la construction collective d’une culture visuelle nourrie de références partagées à une époque où l’Allemagne est en quête d’unification. L’historiographie ne nous proposait jusqu’alors que des études fragmentaires du phénomène de la photographie d’amateur dans ce contexte et à cette époque. Cette introduction constitue également l’occasion d’apporter les premières précisions quant au statut de l’amateur qui se révèle beaucoup plus complexe que nous ne pourrions l’imaginer.

 

          Les historiens de l’art apprécieront particulièrement l’ouverture de la première partie (« La naissance d’un réseau »), par une étude approfondie d’une photographie, ou plus précisément d’une série de photographies, représentant les trois dirigeants d’une association d’encouragement de la photographie amateur. L’analyse, tout comme le reste de l’ouvrage, est amplement illustrée. Les reproductions sont de bonne qualité et sont toujours positionnées à bon escient dans le corps du texte. Cette entrée en matière permet à l’auteur de considérer le portrait photographique au regard des autres arts. La diffusion du goût artistique est alors envisagée comme un facteur d’unité sociale. L’auteur met également en avant la production de ce type de portrait photographique comme une réaction aux arguments des personnes qui prétendaient que la tradition du portrait s’était perdue avec l’avènement d’une nouvelle bourgeoisie et le développement de la photographie. Le portrait photographique de groupe, tout comme son homologue pictural, nous dit quelque chose des contextes politique et socio-économique.

 

          Les images techniques de cette époque témoignent de la réalité atomisée de leur production. Ce phénomène procède du développement de l’industrie et d’une réduction des intermédiaires dans la mise en œuvre de la photographie par les amateurs. Le travail de présentation des aspects techniques de la photographie fait la part belle à une histoire du médium trop souvent franco-française.

 

          À plusieurs reprises, l’amateur est présenté comme un médiateur. Loin de l’opérateur naïf ou vulgaire dont nous aurions pu nous construire une image, l’amateur est un rouage indispensable du champ de la photographie de la fin du XIXe siècle. Il constitue un statut social reconnu au sein des clubs et des concours de photographie. Il autorise dans une certaine mesure d’autres pratiques photographiques (scientifique, artistique,…).  L’amateur est autant le moteur que le fruit du développement technologique et industriel de la photographie. Le langage et les connaissances véhiculées par les revues spécialisées sont réinvestis dans les critiques d’images réalisées au sein des clubs de photographie. À la fin de ce siècle, le statut de la photographie évolue de « magie noire » à « bien commun des hommes éclairés ». Ces observations rompent avec l’idée d’une démocratisation de la photographie, qui ne devient pas l’art du peuple. La noblesse est bien présente dans les clubs d’amateur.

 

          La définition du statut de l’amateur est, nous l’aurons compris, centrale dans cette étude. L’auteur évite le piège de ce qu’il nomme une sociologie spontanée et ne s’attarde pas non plus  sur  des aspects comportementaux. Il retient en revanche la dimension performative de ce type d’opérateur comme objet d’analyse. Pour compléter la définition de ce statut, une comparaison est opérée entre l’amateur du XVIII e siècle et celui du XIXe.

 

          L’étude fait également apparaître certaines déformations du regard porté par l’historiographie du médium sur les clubs de photographie. La recherche met en exergue les différences régionales et le clivage qui naît entre l’approche de la photographie dans une ville par rapport à une autre. Influencée notamment par les structures de l’enseignement, la photographie tentera tantôt de concilier art et sciences, tantôt d’être au service d’une recherche purement esthétique. Les interactions entre culture artistique, culture visuelle et culture libérale surgissent alors.

 

          La deuxième partie du travail s’intitule « La photographie comme projet culturel de l’élite libérale. 1893 – 1900 ». L’attention du chercheur se porte dans un premier temps sur la ville de Hambourg. Les actions des clubs de photographie dans cette ville sont  envisagées sous l’angle politico-économique. On aborde le contexte particulier de cette ville marquée par le protectionnisme économique et par son inclusion récente (1888) dans la nation allemande sous l’impulsion de Guillaume II. Notre regard se porte ensuite sur la ville de Berlin qui sera étudiée en comparaison du modèle hambourgeois. On comprend l’influence réciproque des sciences dans la production des photographies à Berlin, ainsi que l’imbrication du milieu savant avec celui des amateurs. Deux conceptions esthétiques s’opposent dans la production photographique : certains amateurs veulent tendre vers le réalisme et accordent à la photographie une objectivité mathématique, d’autres aspirent à une vision plus naturaliste dans laquelle la photographie se rapprocherait de la vision oculaire (c’est la voie suivie par les pictorialistes).

 

          La troisième partie de l’ouvrage  est consacrée à la  construction des identités régionales entre 1900 et 1910. Nous retrouvons une nouvelle fois l’influence décisive des photographes amateurs dans les choix de directions artistiques, ainsi que dans la production de l’élite de la photographie de l’époque. Par ailleurs, Joschke s’intéresse à la photographie de paysage. Il conduit tour à tour une recherche sur la représentation du paysage et le principe de distanciation qui l’accompagne, sur le personnage inscrit dans ce paysage (et particulièrement celui présenté de dos), ainsi que sur le panorama. Cet intérêt pour le paysage traduit l’attention portée par les photographes amateurs de l’époque à la redécouverte et l’exploration de leur propre patrimoine. On observe en cette fin de siècle un tournant documentaire dans la production de cette classe d’opérateur photographique. Il s’opère alors une recherche d’identité régionale. Cette recherche d’ancrage de la culture de la « nouvelle » nation allemande se traduit donc dans une représentation du territoire. Cette phase du développement de la photographie amateur témoigne d’un tournant patriotique. L’Allemagne voit son folklore mis en avant et étudié par une ethnographie vernaculaire en plein essor. Il s’agit de la « volkskunde », sorte de « science des cultures régionales » dont la photographie était un des principaux acteurs (notons au passage qu’à travers l’ouvrage, l’auteur, historien d’art mais aussi germaniste, porte une attention constante à la présentation et à la traduction des termes allemands). L’étude d’une culture ne résidait plus uniquement dans l’étude des textes qu’elle avait produits, mais se trouvait désormais également dans l’étude de ses représentations photographiques. Le voyage, et en particulier le voyage à pied que nécessitait la production de photographies destinées à alimenter cette science, correspondait assez bien à ce qu’on qualifiait ailleurs en Europe d’ « excursionnisme ». Il s’agissait de ces voyages organisés par les clubs de photographie dans le but de réaliser des images sur un thème donné, dans une région spécifique. Cependant la démarche ethnographique se présentait comme plus noble que celle du touriste photographe. Elle dépassait l’individualisme et la subjectivité du loisir photographique pour alimenter un projet commun, celui de la valorisation d’un patrimoine naturellement esthétique. La photographie se voyait chargée d’une nouvelle mission : la production des nouveaux symboles de l’unité culturelle.

      

          Au terme de l’étude, dans une conclusion assez brève, l’auteur constate la validation de son hypothèse de travail. Au tournant du XXe siècle, le développement technologique de la photographie et sa diffusion, exploités par les amateurs, ont permis à un grand nombre de personnes d’être acteurs de la construction d’une culture commune allemande. Christian Joschke souligne une dernière fois les influences sociales et politiques de la photographie amateur et rappelle brièvement la complexité des mécanismes responsables du développement du statut d’amateur, ainsi que la responsabilité de ce dernier dans la  construction d’une identité culturelle.

 

          L’ouvrage se referme (durant plus de quatre-vingt pages) sur les sources, la bibliographie, la table des illustrations, un index des noms de personnes et enfin une table des matières. Cette dernière partie a réellement été pensée de manière à transformer cette étude en outil de travail fonctionnel pour tous les chercheurs qui l’aborderont. Les sources offrent un accès privilégié à la documentation allemande  souvent sous-représentée dans la littérature francophone.

 

          Le lecteur qui découvre ou redécouvre cette problématique, ainsi que le contexte géopolitique mouvementé dans lequel elle prend place, aurait apprécié la présence au sein de l’ouvrage d’une carte géographique de l’époque reprenant l’ensemble du territoire concerné et une rapide chronologie des faits politiques marquants de cette période de l’histoire allemande.

 

          En proposant une approche du sujet et de la culture visuelle que certains trouveront parfois trop « en dehors de l’art » (volonté assumée et justifiée par l’auteur), Joschke réalise un tour de force. Gageons que chaque chercheur trouvera dans cet ouvrage de l’intérêt, que ce soit dans l’approche novatrice du statut d’amateur, dans l’approche globalisante de la thématique ou dans le développement des thèmes secondaires.