AA.VV.: Kleopatra. Die ewige Diva. Katalog zur Ausstellung. Format 24,5 x 28 cm, Hardcover, 336 Seiten, ISBN-13: 978-3777420882, 45 €
(Hirmer Verlag, München 2013)
 
Compte rendu par Jean-François Croz
 
Nombre de mots : 2317 mots
Publié en ligne le 2014-02-03
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
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          Cet ouvrage prend le risque de décontenancer quelque peu les antiquisants et les historiens d’art ancien, car il ne leur est pas exclusivement destiné. En effet, les dernières expositions consacrées à Cléopâtre VII, comme celles de Londres et Chicago (Cleopatra of Egypt, From History to the Myth, Susan Walker éd., 2001) et celle du musée Rath à Genève (Cléopâtre dans le miroir de l’art occidental, Cl. Ritschard et alii, 2004), avaient pris le parti, conforme à la logique des études anciennes, de faire une présentation critique des documents anciens pour étudier la réception du personnage jusqu’à nos jours. Une excellente synthèse de Martin Colas (Cléopâtre, la vie, la légende, Larousse, 2001) suivait aussi cette démarche. L’exposition organisée par Elisabeth Bronfen et Agneszka Lulinska au centre national d’art et d’expositions de la République fédérale d’Allemagne (Bonn) préfère mettre en avant la variété et les contradictions de l’image laissée par la dernière des Lagides et en traiter les aspects majeurs pour eux-mêmes, plus que dans leur continuité avec les sources anciennes.

 

          Le titre de cet ouvrage résume d’ailleurs parfaitement son propos : Cléopâtre se confond avec ses grandes interprètes féminines de la scène ou de l’écran. C’est en effet le cinéma, depuis le court métrage de Georges Méliès en 1899 jusqu’à la sortie annoncée du film d’Ang Lee (avec Angelina Jolie dans le rôle principal) qui constitue le principal vecteur de ce phénomène. Entre les deux, Theda Bara, Claudette Colbert, Vivian Leigh, Elizabeth Taylor ont été la Cléopâtre d’une génération, ainsi que quelques autres de moindre talent, car le pire côtoie souvent le meilleur. Mais le cinéma n’est que le plus récent de ces vecteurs et, même à l’heure actuelle, est loin d’être le seul (la comédie musicale de Kamel Ouali en 2009 en fait foi). Faute de pouvoir fixer dans notre imagination de modernes les traits véritables de la reine (mais au fond quel personnage de l’Antiquité répond entièrement à cette exigence ? L’exemple récent du « César d’Arles » ne le montre que trop), nous percevons et recevons Cléopâtre par toutes les femmes qui lui ont prêté leur visage. Mais c’est aussi une manière de souligner la survivance sur plus de vingt siècles de l’image qui s’est rapidement émancipée de son modèle historique pour devenir le réceptacle partiel et multiforme d’époques, de cultures ou de courants de pensée : chacun d’entre eux a fabriqué sa Cléopâtre en projetant sur elle, grâce à la création écrite ou figurée, ses valeurs ou ses contre-valeurs.

 

          Ce projet prend ici la forme attendue d’une présentation en deux parties. La première expose une série de contributions de caractère chronologique (« Die Neuerfindung Kleopatras in der italienischen Renaissance »), thématique ( « Kleopatras Nachleben in Musiktheater »), ou socio-culturel, avec deux articles de Thomas Keller et de Susanne Hermanski, consacrés à l’inévitable récupération de cette imagerie par les industries du spectacle et de la mode. On y montre comment les différents courants issus de la musique pop des années 1970 combinent l’exotisme, l’érotisme, mais aussi la manifestation croissante d’un pouvoir médiatique féminin. Il en est de même pour les grands courants de la mode depuis les années folles (la découverte par Howard Carter de la tombe de Toutankhamon en 1922 n’est pas étrangère à cet engouement), qui marquent le début d’une collaboration durable entre stylistes et cinéastes. Les coiffures en carré mi-long à frange droite, ainsi que les tuniques lamées et ajustées sont désormais inséparables de l’image de Cléopâtre. Si mercantile et superficiel qu’il paraisse, cet aspect de la question avait sa place ici, car il souligne plusieurs tendances lourdes de notre époque : individualisme, aspiration au plaisir, mais aussi ouverture au multiculturalisme, émancipation de la femme et ses mutations dans l’imaginaire collectif.

 

          Il y avait ici un équilibre difficile à tenir entre la synthèse et les études très spécifiques, comme celle de Barbara Straumann sur le tableau anonyme de la National Portrait Gallery de Londres représentant la reine Elisabeth I, tenant à la main un serpent, qui fut remplacé par une rose ; ce « repentir » de l’artiste montre combien cette allusion au suicide de Cléopâtre pouvait être dangereuse.

 

          Malgré cette diversité des perspectives, qui ne facilite pas la tâche du lecteur non-germanophone, l’ensemble relève d’un projet cohérent. Les deux contributions initiales d’Elisabeth Bronfen (« Auf der Suche nach Kleopatra : Das Nachleben einer kulturellen Ikone » ) et d’Agneszka Lulinska (« Cleopatra immaginnaria : Anmerkungen zur Biographie eines Mythos ») mettent d’emblée l’accent sur cette remarque essentielle : la rareté des témoignages iconographiques facilite, et même explique le foisonnement de la réception de Cléopâtre depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Ce paradoxe est souligné et développé par Ulrich Eigler (« Der Tod als Triumph, oder : Kleopatra-Antiquity’s Eternal Topmodel »). L’ouvrage ne cherche pas à présenter une définition globale du mythe de Cléopâtre, ni un historique de sa réception, ni une typologie de ses adaptations écrites, peintes, photographiées, jouées ou filmées. Il se veut une iconologie, dans la lignée des travaux d’Aby Warburg.


          La deuxième partie présente environ 200 documents figurés, dont la plupart sont reproduits par des photos de grande qualité. Elle suit, au début du moins, un plan plus diachronique, en commençant par la documentation ancienne. Les pièces antiques citées sont souvent fort connues et ne modifient guère nos connaissances. La trop courte présentation a du moins le mérite de rappeler la spécificité du portrait dynastique, très marquée chez les Lagides. Les sections suivantes, précédées elles aussi d’une courte synthèse, reprennent les grandes étapes de la réception de l’icône Cléopâtre, la Renaissance et le baroque ; mais le lien chronologique s’effiloche, car c’est plutôt l’esprit du temps que la période historique qui intéresse les auteurs. Les séquences suivantes sont de plus en plus thématiques, ce qui permet de montrer comment le personnage devient un archétype de la femme fatale, en même temps qu’une allégorie fantasmée de la volupté orientale. Les deux sections finales sont aussi les plus conceptuelles : le processus d’identification qui rapproche le spectateur, ou la spectatrice, de l’icône, et le rapport à la mort, effrayante et désirée, qui sublime la Cléopâtre historique et lui assure sa dimension mythique et éternelle. Cette présentation reprend et illustre la plupart des postulats de la première partie. Mais elle dégage également les scènes les plus couramment reprises au fil des âges, pour des raisons diverses et conjoncturelles : la rencontre avec Marc-Antoine à Tarse, le festin et l’anecdote de la perle dissoute dans du vinaigre, et naturellement le suicide, avec la présence inévitable du serpent. Elle met aussi en évidence le poids des sources directes ou indirectes : Plutarque, Pline l’Ancien ou Shakespeare, bien recensés en première partie.

 

          Mais Cléopâtre n’est pas seulement une icône porteuse de valeurs esthétiques ou morales des siècles passés ; l’ouvrage montre qu’elle sert aussi d’emblème à des combats contemporains.

 

          Ainsi la question des affinités génétiques et culturelles avec l’Égypte et l’Afrique en général est traité dans les contributions de Sally-Ann Ashton (« Kleopatra : eine afrikanische Königin ? ») et de Gesine Krüger (« ’Out of Africa’ : die schwarze Kleopatra in zeitgenossischen Debatten »). La première reprend ainsi l’iconographie de Cléopâtre VII en insistant particulièrement sur la reprise des attributs symboliques traditionnels de la monarchie pharaonique, reprise à laquelle on peut ajouter le titre de philopatris dont elle usait, et sa connaissance, rare mais non unique dans la dynastie, du démotique égyptien. La seconde évoque les actrices ou mannequins métisses, célèbres ou anonymes, qui ont interprété le personnage de Cléopâtre, et relie cet engouement à une volonté de réappropriation par les communautés noires, aux États-Unis entre autres, d’une légitimité historique et culturelle. L’hypothèse d’une Cléopâtre africaine apparaît ainsi comme une revanche symbolique sur la colonisation et l’esclavage. La thèse de l’enracinement exclusif de la civilisation égyptienne dans le continent africain, exposée en 1991 dans l’ouvrage fort contesté de Martin Bernal, Black Athena, va ici de pair avec l’affirmation, plus recevable, de la séduction que cette culture a exercée sur le monde gréco-romain. On doit pourtant convenir que les indices archéologiques à l’appui de ce postulat restent fort minces et contestables. La réinterprétation en 2009 par l’équipe autrichienne de Hilke Thür des résultats de la fouille de l’Octogone d’Éphèse est certes susceptible de relancer le débat : le squelette découvert en 1929 serait bien celui d’Arsinoé IV et la morphologie du crâne dénoterait, selon elle, d’incontestables ascendances africaines. Mais, outre que l’analyse d’ADN n’est pas probante, les conclusions sur l’origine d’Arsinoé peuvent-elles s’appliquer sans réserve à Cléopâtre, dont l’ascendance maternelle n’est toujours pas établie ? Du reste, cette question de métissage avait déjà été posée à propos de Ptolémée Apion et de Ptolémée XII Aulète. On voit ici que les questions de réception sont idéologiques autant que culturelles. Plus récemment, la pièce de théâtre Cléopâtre éprise de paix écrite en 1984 par l’universitaire égyptien Ahmed Etman sur fond de conflit israelo-arabe, fait de Cléopâtre une figure nationale, voire une égérie du panarabisme, ce qui la conduit à adopter, vis-à-vis d’Hérode et des Juifs, la défiance et l’hostilité (en contradiction avec les travaux historiques récents) que lui prêtait Flavius Josèphe.

 

          L’exposition fait-elle de Cléopâtre une nouvelle icône du féminisme, comme a pu l’écrire la presse allemande ? Katharine Hepburn lui a prêté ses traits et Françoise Xenakis en a fait l’héroïne d’un roman (1986), où la reine devient in fine le vainqueur véritable, au sens moral, de la lutte contre Octave. Certes, la légende noire de Cléopâtre, qui a culminé au XIXe siècle et à la Belle Époque, périodes étudiées ici par Peter Geimer et Emmanuelle Héran, poursuivit ses ravages dans l’entre-deux-guerres, avec force clichés sur la cruauté, l’insensibilité, la sensualité parfois morbide ou malsaine prêtés à la reine. Il est clair qu’un solide fond de misogynie et de crainte des pouvoirs féminins imprègne les invectives dont la gratifia la plus grande partie des auteurs latins du Haut-Empire. Mais la tradition littéraire antique est loin d’être univoque : le récit de Plutarque, par exemple, valorise pour elle-même la culture littéraire et scientifique de la reine, au lieu d’en faire un instrument de manipulation et de despotisme. Un courant historiographique déjà ancien réexamine la vie amoureuse de Cléopâtre et ses supposées dérives au profit du sens diplomatique de la reine, rendant meilleure justice à ses qualités proprement politiques. Jérôme Carcopino a ainsi relativisé l’élément passionnel des rapports de Cléopâtre et de César, à qui il refuse la paternité de Césarion.  Édouard Will dans son excellente Histoire politique du monde hellénistique (1982, 2e éd.) nous montre une dirigeante compétente, ambitieuse mais réaliste, dont les pratiques monarchiques n’étaient pas fondamentalement différentes de celles du reste de la dynastie.

 

          Quant à la documentation figurée, quelle que soit la part des clichés, elle ne donne pas toujours le beau rôle aux hommes. Ainsi le tableau de Jean-Léon Gérôme (1865), reprenant la rencontre fameuse avec César et l’anecdote du tapis, montre la reine triplement mise en valeur par la luminosité que dégage son corps laiteux et ses voiles légers, par la pureté de son profil et la fierté de son maintien et enfin par l’humble posture d’un Apollodore orientalisé pour l’occasion. César, relégué dans la pénombre de l’arrière-plan, est assis à un pupitre, en compagnie de conseillers insensibles à l’apparition ; interloqué, le calame suspendu en l’air, il évoque moins le conquérant des Gaules que quelque moine copiste surpris par un succube... Rappelons que ce tableau orna l’hôtel particulier de la Païva (1819-1884), demi-mondaine croqueuse d’hommes et de diamants, et dont la réputation sulfureuse n’est pas sans rappeler celle de Cléopâtre…

         Le cinéma américain lui-même, par ailleurs peu avare de poncifs féminins, montre Claudette Colbert (1934) tuant de sa main Potheinos qui s’apprêtait à assassiner César. Elizabeth Taylor (1963) contraint César et Marc-Antoine, fort réticents, à s’agenouiller devant elle, au grand scandale des autres officiers romains. Dans le téléfilm de Franc Roddam (1999), Leonor Varela oblige César (Timothy Dalton) à reconnaître Césarion pour son fils et héritier, en présence de Calpurnia et de l’aristocratie romaine. La pièce de Bernard Shaw (1901) fait de Cléopâtre une jeune fille espiègle, qui raille sans pitié la calvitie de César. Cette image pleine de fraîcheur est certainement de nature à nuancer la légende noire, toujours vivace, dont on trouve un écho dans le documentaire de la BBC Cleopatra, portrait of a killer (2009). Une autre Cléopâtre est encore à inventer.


          En définitive, cet ouvrage tient bel et bien son pari initial : montrer de quels espoirs, de quelles craintes ou de quels préjugés l’image de Cléopâtre fut et reste porteuse. C’est là qu’il faut chercher son originalité et son utilité.


 

Sommaire

 

Rein Wolfs : Vorwort, p. 7


Elisabeth Bronfen : Auf der Suche nach Kleopatra : Das Nachleben einer kulturellen Ikone, p. 8


Agneszka Lulinska : Cleopatra immaginaria : Anmerkungen zur Biographie eines Mythos, p. 24


Sally-Ann Ashton : Kleopatra : eine afrikanische Königin ?, p. 34


Ulrich Eigler : Der Tod als Triumph, oder : Kleopatra - Antiquity’s Eternal Topmodel, p. 46


Jaynie Anderson : Die Neuerfindung Kleopatras in der italienischen Renaissance, p. 56


Barbara Straumann : Kleopatra in Doppelporträts mit Elizabeth I. : die Inszenierung der zwei Körper der Königin, p. 68


Peter Geimer : Im Zeitkostüm. Kleopatra in Historienmalerei des 19. Jahrhunderts, p. 78


Emmanuelle Héran : Erotisch und exotisch : Kleopatra in der französischen Kultur des 19. und frühen 20. Jahrhunderts, p. 90


Isabel Grimm-Stadelmann, Alfred Grimm : Primadonna assoluta : Kleopatras Nachleben in Musiktheater, p. 104

 

Gesine Krüger : "Out of Africa ?" Die schwarze Kleopatra in zeitgenössischen Debatten, p. 116


Thomas Keller : Unterwürfige Souveränität : Kleopatra in der Popmusik, p. 124

 

Susanne Hermanski : Die Accessoires der Macht. Kleopatra in der Mode : Kleider für die Frau mit Herrschaftsanspruch, p. 132


Katalog


I /Königin der Könige - Kleopatra in der Antike, p. 146


II/ Ein Bild von einer Frau - Die Renaissance erfindet Kleopatra neu, p. 170


III/ Barocco ! Kleopatra und das Zeitalter der Inszenierung, p. 188


IV/ Von der femme orientale zur femme fatale - Kleopatra zwischen Historie und Anekdote, p. 218


V/ In der Rolle der Kleopatra : Theatergöttinen und Filmdiven, p. 234


VI/ Aneignungen - Das Spiel der Identitäten, p. 278


VII/ Eros und Thanatos : Die ’schöne Leiche’ und das ewigen Leben der Kleopatra, p. 294