Andreoli, Ilaria (éd.): Exercices furieux. A partir de l’édition de l’Orlando furioso De Franceschi (Venise, 1584). Collection: Liminaires - Passages interculturels - volume 26, VI, 353 p., 134 ill. en b/n, br. (Softcover), ISBN 978-3-0343-1285-1, € 82.50
(Peter Lang, Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien 2013)
 
Compte rendu par Maud Lejeune, Université Lyon 2
 
Nombre de mots : 2549 mots
Publié en ligne le 2014-02-19
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1930
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          Ce volume réunit les actes de la journée d’étude Autour de l’édition vénitienne de l’Orlando furioso De Franceschi (1584) qui s’est tenue à l’Université de Caen-Basse Normandie en 2011. Rassemblant sept chercheurs internationaux, les actes sont aujourd’hui publiés sous la direction d’Ilaria Andreoli, organisatrice de cette journée qui fut présidée par François Dupuigrenet Desroussilles, préfacier du livre, au sein de la collection d’études romanes Liminaires-Passages interculturels dirigée par Silvia Fabrizio-Costa, chez Peter Lang.

 

          Cette journée d’étude fut consacrée à un grand classique italien de la Renaissance, le Roland furieux, poème de l’Arioste dont l’imprimeur Francesco De Franceschi donne une édition illustrée remarquable imprimée à Venise en 1584, la première à être enrichie de planches gravées sur cuivre. De nombreuses études traitent de ce poème qui a circulé très tôt en Europe, traduit rapidement en plusieurs langues, abondamment lu et commenté, mais plus rares sont celles à analyser l’illustration et en particulier à cette édition illustrée pourtant capitale, dans l’histoire iconographique de ce texte.

 

          À partir de cet objet d’étude commun, les spécialistes ici réunis ont mis en lumière cette édition et ont tâché de la resituer dans l’histoire longue de l’illustration du poème, depuis les premiers graveurs vénitiens du XVIe siècle, jusqu’au XIXe siècle finissant avec la figure majeure de Gustave Doré.

 

          Ilaria Andreoli retrace d’abord l’histoire de l’illustration du Roland furieux à la Renaissance. Elle restitue le contexte de production de l’édition de 1584, présente l’imprimeur-libraire, Francesco De Franceschi d’origine siennoise, actif à Venise dans la seconde moitié du XVIe siècle et sa politique éditoriale. Son catalogue est dominé par des ouvrages techniques et scientifiques très illustrés avec quelques chefs-d’œuvre : les livres d’architecture de Sebastiano Serlio et d’anatomie d’André Vésale, le traité de Vitruve, Les Métamorphoses d’Ovide traduites et remaniées par Giovanni Andrea dell’Anguillara, les Imprese illustri de Girolamo Ruscelli, révélant l’intérêt certain de l’imprimeur-libraire pour cette branche pourtant coûteuse du livre illustré de gravures sur cuivre, qui n’hésite pas à recourir aux meilleurs graveurs vénitiens de l‘époque. Elle présente ensuite les principales caractéristiques de l’édition du Roland furieux de 1584, au texte revu et clarifié par Girolamo Ruscelli, et aux illustrations, attribuées traditionnellement à Girolamo Porro. Cette édition supplante celle de Vincenzo Valgrisi en 1556, ornée de gravures sur bois en pleine page, qui déjà avaient accru la place accordée à l’image dans le livre, par rapport à ce qui se faisait précédemment. Le changement de technique adopté, c’est-à-dire le passage de la gravure sur bois à la gravure sur métal, permet une plus grande finesse dans le dessin et un jeu de clair-obscur plus contrasté. Girolamo Porro joue de ces effets à l’intérieur d’images à la perspective déployée, à l’organisation particulière puisque l’illustration se saisit de la narration en donnant à voir plusieurs scènes imbriquées. Ilaria Andreoli, menant une analyse comparée des éditions de la poésie épique illustrée, retrace la fortune des planches de ce Roland furieux. S’interrogeant sur la transmission des modèles, elle prolonge son propos par la comparaison des images du Roland furieux avec les premières éditions illustrées de la Jérusalem délivrée du Tasse, notamment les planches gravées par Agostino Carracci et Girolamo Franco (1590), ou l’interprétation plus tardive d’Antonio Tempesta (1607).

 

          Monica Preti précise la personnalité de l’artiste illustrateur associé à l’édition de 1584, le padouan Girolamo Porro. Intéressé par la veine antiquaire, notamment les antiquités romaines, il fut dessinateur, graveur et imprimeur à Venise. L’auteur analyse ensuite la magnifique série de gravures sur cuivre de l’Orlando furioso en les confrontant à une suite de dessins conservés dans un recueil à la Fondation Bodmer de Genève. Selon son analyse, ces dessins seraient probablement préparatoires à l’exécution des planches gravées de l’édition De Franceschi. Analyse d’une importance capitale puisque l’on sait combien sont rares les dessins préparatoires à l’exécution de gravures, qu’elles soient sur bois ou sur métal, pour le XVIe siècle et difficiles d’interprétation : s’agit-il vraiment de copies antérieures ou bien d’habiles copies postérieures ? L’auteur confronte la version manuscrite et la version imprimée, puis démontre de façon convaincante qu’il s’agirait bien des dessins antérieurs aux gravures, soit des dessins préparatoires révélant la manière de procéder et les choix de Girolamo Porro. Ce dernier grave avec grande finesse et précision, il donne à voir, avec adresse, le monde poétique imaginé par l’Arioste. L’auteur loue sa « capacité de représenter le merveilleux et l’extraordinaire dans un monde en constante expansion … aux recherches érudites et à l’étude des vestiges antiques mettant à jour les civilisations révolues, … les voyages d’exploration et les découvertes géographiques et scientifiques » (p. 102). Cette contribution est enrichie en fin, de deux listes d’ouvrages, la première concerne les ouvrages illustrés par Porro, la seconde, des ouvrages sortis de ses presses et celles de ses associés.

 

          Randall Mc Leod dans son étude bibliographique, part de deux éditions anglaises du Furieux traduites par John Harrigton, une en 1591, et une seconde révisée en 1607, imprimées à Londres par Richard Field. Les planches de la version anglaise sont inspirées de celles du modèle italien de 1584. La proximité entre les deux éditions est très grande, les détails et les scènes des premiers plans sont proches mais l’observation fine des planches (et le recours  à une machine optique à collationner) révèle aussi des différences notoires, qui ont permis à l’auteur de rendre compte de la manière de travailler du graveur anglais en taille-douce, mais aussi du compositeur et de l’imprimeur. À l’aide d’une collation rigoureuse des exemplaires conservés de ces deux éditions et l’étude de deux manuscrits incomplets préservés de la traduction de Harington, il développe une réflexion sur les méthodes de travail dans l’atelier et sur le personnel affecté à l’impression, appuyant son propos sur l’examen de la gravure célèbre d’Abraham Bosse représentant l’atelier en taille-douce avec trois artisans en action (eau-forte, 1642). Randall Mc Leod examine précisément les variantes du texte, le papier, la qualité du tirage, l’assemblage des feuillets et la succession des cahiers, relevant toutes les divergences suspectes, défaisant point par point l’impression d’uniformité des exemplaires pour révéler finalement la complexité de leur composition. Explicitant les curiosités bibliographiques (typographiques et chalcographiques), indiquant ce qu’il faut en comprendre et le sens qu’il faut leur attribuer, il restitue les étapes de la composition des éditions. Il revient sur la difficulté d’imprimer un même livre à partir de deux presses séparées, celle à cylindres, spécifique à la taille-douce pour l’impression des planches de cuivre, celle typographique destinée à l’impression du texte et des bois ornementaux. Cette contribution, écrite avec une certaine dose d’humour, est riche d’enseignement pour l’histoire du livre ancien et la compréhension des méthodes de fabrication à l’époque artisanale.

 

          Carlo Alberto Girotto  étudie la réception du texte imprimé et illustré de l’Arioste pendant l’Ancien Régime dans les bibliothèques et collections privées depuis la fin du XVIe siècle jusqu’au XIXe siècle, surtout en France et en Italie. Parmi les grands lecteurs princiers amateurs de poésie épique et de romans de chevalerie, on retrouve la famille Médicis, mais aussi des italianisants français tel Jean-Emmanuel de Rieux, gentilhomme huguenot et breton du début du XVIIe siècle (dont une part importante de la collection est conservée à la Bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris). Carlo Alberto Girotto rappelle qu’à l’origine, les éditions de l’Arioste étaient assez semblables aux romans de chevalerie sommairement illustrés de petites xylographies, mais à partir du revirement opéré dans les années 1540-1560, elles deviennent des ensembles révisés et de plus riches apparats ornés de planches pleines pages auxquels les collectionneurs sont sensibles. L’édition De Franceschi notamment est considérée comme une référence dans ce genre chevaleresque, un produit de luxe et de grande valeur artistique. Preuve en est, l’étude des particularités des exemplaires conservés pourvus de notes manuscrites, d’appartenance et de provenance ou de belles reliures. Leur présence révèle un lectorat conquis : le poème était prisé et lu, ce que confirment les annotations et commentaires en marge. C’est un livre recherché, présent dans plusieurs bibliothèques, mentionné dans les catalogues. Enfin, il s’agit d’un objet que l’on pare d’un somptueux habillage attestant « la nécessité ressentie de donner à chaque livre un éclat approprié » (p. 265 ; sur les exemplaires de la Biblioteca nazionale centrale de Florence et de la Biblioteca Apostolica Vaticana). Les bibliophiles des XVIIIe et XIXe siècles ont recherché l’édition De Franceschi pour son caractère rare comme en témoigne la Bibliographie instructive de Guillaume-François De Bure. Certaines éditions étaient davantage recherchées pour la complétude des planches (présence de la fameuse planche du chant XXXIV). L’auteur parvient à donner quelques informations sur la valeur économique des éditions italiennes de l’Arioste grâce aux rares mentions de prix indiqués. Surtout, il met en exergue les aspects significatifs de l’usage de ce livre, dessine les contours du lectorat et des collectionneurs intéressés. Il conclut que l’édition de 1584 était considérée comme un produit de luxe, susceptible d’intéresser les bibliothèques prestigieuses, un cercle large de collectionneurs et amateurs qui ne se limitait pas à l’Italie, sur une période relativement longue avec quelques pics de succès.

 

          Maria Teresa Caracciolo apprécie la fortune du Roland furieux et ses répercussions depuis le Grand Siècle, des Lumières au Romantisme. Elle rappelle que le succès du Roland furieux en France n’est pas étranger à la tradition chevaleresque française dont il procède pour une part ; les lieux, la matière et les figures emblématiques évoquent les chants, les poèmes carolingiens et bretons. Culture française et culture italienne sont intimement liées dans ce récit d’où le succès remarqué principalement dans ces deux pays. La France va d’ailleurs rapidement s’approprier le poème pour en offrir de multiples éditions illustrées dès la seconde moitié du XVIe siècle, dont l’édition lyonnaise que donne Guillaume Rouillé ornée des planches de Pierre Eskrich. Le XVIIe siècle lui réserve un accueil plus mitigé, avant un nouveau succès aux XVIIIe et XIXe siècles. En effet, les éditions illustrées de l’Arioste connaissent un regain de faveur et de créativité à cette époque du tournant des Lumières puis du Romantisme, l’ouvrage est lu par les grandes figures de la littérature contemporaine (Chateaubriand, Alfred de Vigny, Alphonse de Lamartine, Sainte-Beuve). L’auteur souligne surtout l’inventivité et la créativité qui suivent dans des éditions diffusées à Venise, Florence, Paris et Londres où des libraires font travailler « une pléiade internationale d’artistes » qui mettent « l’interprétation du poème au goût du jour » (p. 297). Reconsidérant l’image et le choix de l’épisode à représenter, ces suites illustrées et renouvelées inspirent à leur tour peintures et décorations des intérieurs (palais Chigi d’Ariccia par Guiseppe Cades ; plus tard Angélique libérée par Roger, Salon d’Apollon de Versailles par Ingres). Les conditions du renouveau de ce succès sont très liées à la période qui valorise le tragi-comique, l’excentrique, les preux chevaliers et leurs faits héroïques, le monstrueux, l’amour inconstant. Du dessin et de la gravure, l’auteur élargit son propos à la littérature (Voltaire), la peinture de style troubadour, l’opéra, le théâtre (représentations à Covent Garden) et la musique (Rossini), témoignant de l’engouement certain sur deux siècles de l’Arioste illustré jusqu’à l’interprétation qu’en donne Gustave Doré en 1879.

 

          Philippe Kaenel, spécialiste de l’artiste alsacien Gustave Doré, poursuit l’évocation des répercussions suscitées par l’œuvre de l’Arioste dans le domaine des arts au XIXe siècle, cette œuvre poétique générant des déclinaisons multiples non seulement dans les domaines de la littérature, la peinture, l’opéra et la tragédie, mais aussi dans la sculpture (Antoine Barye). Il rappelle la litanie des éditions illustrées qui paraissent en ce siècle français. Citant quelques illustrateurs remarquables qui se sont essayés à l’illustration du poème, il souligne l’affection nouvelle dont bénéficie le Roland furieux, affection non étrangère à l’esprit de revanche qui anime les années 1870, où les scènes de bataille de l’Arioste renvoient aux scènes de Siège de Paris via une réappropriation symbolique et nationaliste. L’auteur rappelle la vie de l’artiste et son projet ambitieux d’éditer des classiques de luxe richement illustrés dont le Furieux. Ainsi, en 1879, paraît chez Hachette, ce grand in-folio comprenant pas moins de 81 planches hors-texte et 536 vignettes ! L’auteur esquisse encore sa méthode de travail : entouré des meilleurs graveurs du moment, Doré leur confie ses bois de teinte. Abandonnant la gravure au trait, il privilégie la gravure d’interprétation ainsi que les procédés de reproduction photomécaniques, qui réintroduisent « la dimension autographe dans les livres » (p. 333). Surtout l’auteur souligne la rencontre de deux univers, celui de Doré et de l’Arioste. Grâce aux dessins, croquis, premières pensées conservées, il restitue les sources et répertoires de modèles à partir desquels l’artiste a travaillé. Multipliant les registres moyenâgeux, renaissants, occidentaux et orientaux, Doré, doué d’une imagination surprenante et d’une mémoire quasi photographique, propose une interprétation « à la manière de l’Arioste » où l’on retrouve tout le pittoresque, l’étrange, le burlesque, l’éclectisme, le fantastique, dans une « caricature héroïque » (p. 336) magistralement ordonnée.

 

          Ce volume s’achève donc sur l’apogée du Roland furieux illustré par Doré mais pourrait se poursuivre sur les générations suivantes (Albert Robida, Eugène Grasset) ou sur l’analyse de productions cinématographiques récentes du genre heroic fantasy, comme le suggère Philippe Kaenel. Outre faire le point sur l’état de la connaissance autour de cette édition, ce volume apporte des éclairages nouveaux et inédits. Le succès et la réception du Roland furieux étaient bien connus pour le XVIe et le XVIIe siècle, mais certains approfondissements étaient nécessaires afin de rendre compte d’autres formes de diffusion et de réception de l’œuvre dans l’imaginaire et l’espace culturel italien et européen. Une riche illustration (134 images) accompagne les textes, permettant au lecteur de découvrir les planches extraordinaires des éditions italiennes, de vérifier les analyses et comparaisons stylistiques évoquées par les auteurs ou de découvrir, outre des gravures sur bois ou sur cuivre du Furieux, quelques chefs-d’œuvre de l’illustration moderne ou plus récentes en lien, ainsi que des dessins, des peintures.

 

          Ainsi, à partir d’un objet-livre phare raffiné, les communications proposent des clés de lecture et de compréhension riches et variées, et nous emportent dans des sujets d’étude et de réflexion passionnants. Ces Exercices furieux sont une contribution aux études ariostéennes. Ils fascineront ceux intéressés par l’espace visuel du livre à figures à la Renaissance et au-delà. Destinés non seulement à un public d’historiens de l’art, ils plairont aux littéraires, aux historiens, aux historiens du livre et de l’édition, aux bibliographes et bibliothécaires, aux bibliophiles, sans oublier les artistes.

 

 

Table des matières

 

François Dupuigrenet Desroussilles (Florida State Université, Université de la Suisse italienne), Figures et fureurs, p.1-8 ;

 

Ilaria Andreoli (Kluge Center de la Library of Congress de Washington, Université de Caen-Basse Normandie), Une édition illustrée, son imprimeur, sa fortune, p. 9-98 ;

 

Monica Preti (Musée du Louvre), « D’imperfetta vista … occhio acutissimo ». Girolamo Porro padouan et ses illustrations de l’Orlando furioso, p. 99-161 ;

 

Randall Mc Leod (Université de Toronto), The Fog of art, p. 163-247;

 

Carlo Alberto Girotto (Scuola Normale Superiore de Pise, Centre de recherche CTL), Présence des editions illustrées de l’Arioste dans les bibliothèques privées du XVIe-XIXe siècles, p. 249-286 ;

 

Maria Teresa Caracciolo (CNRS, Université Lille3), « Oh gran bontà de’cavallieri antiqui ! » Fortune du Roland furieux du Grand Siècle au Romantisme, p. 287-322 ;

 

Philippe Kaenel (Université de Lausanne), Le Roland furieux de Gustave Doré (1879) : « illustré à la manière de l’Arioste », p. 323-349.