McWilliam, Neil (éd.): Emile Bernard. Les Lettres d’un artiste (1884-1941). 36 ills., 981 pp. ISBN 978-2-84066-987-7. 30 euros
(Les Presses du réel, Dijon 2012)
 
Compte rendu par Pierre Vaisse
 
Nombre de mots : 2011 mots
Publié en ligne le 2013-01-31
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1749
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          Pendant longtemps, Émile Bernard n’a retenu l’attention des historiens de l’art que pour sa période de jeunesse, de 1886 à 1893, pendant laquelle il fut lié à Van Gogh et surtout à  Gauguin avec lequel il travailla à Pont-Aven et qui lui aurait été, selon lui, redevable du cloisonnisme - problème de paternité d’où résulta une brouille célèbre entre les deux hommes. Il comptait alors au nombre des membres les plus actifs de ce qu’on appelle l’avant-garde avant de se retourner brusquement vers la tradition classique en art en même temps que vers un catholicisme intransigeant et vers une position politique violemment hostile à la démocratie, ce qui lui valut de sortir du champ d’intérêt de l’histoire de l’art moderne, malgré le catalogue raisonné de son œuvre peint et les autres publications que lui a consacrées Jean-Jacques Luthi – un spécialiste de la présence française en Égypte. La grande exposition qui eut lieu à Mannheim et au Musée Van Gogh d’Amsterdam en 1990 reflétait cette vision, même si quelques œuvres plus tardives avaient été ajoutées comme par acquis de conscience. Une évolution se dessine cependant que devrait confirmer l’exposition prévue en automne 2014 au Musée d’Orsay, qui s’est porté acquéreur en octobre 2012 d’une toile peinte vers 1904-1908 (voir l’article de Bénédicte Bonnet-Saint-Georges du 27 novembre 2012 dans La Tribune de l’art).

 

          Au début de l’année 2012, Neil McWilliam organisa dans la galerie de l’INHA une exposition Émile Bernard : Au-delà de Pont-Aven accompagnée par une journée d’étude sur Les Anti-modernes ? Courants conservateurs dans l’art français 1900-1925 dont le titre et le programme révélaient l’intention : non pas réévaluer l’art d’Émile Bernard et des autres artistes de même tendance, mais déplacer les projecteurs des mouvements dits d’avant-garde sur les mouvements  conservateurs, pour ne pas dire réactionnaires, jusque là négligés par les historiens de l’art, sans remettre en cause les jugements portés sur eux, c’est-à-dire le manichéisme qui domine depuis longtemps l’historiograhie de l’art moderne. C’est dans cette perspective que se situe la publication des lettres d’Émile Bernard, destinée à faire connaître et comprendre la personnalité de cet artiste qui "mena avec ténacité un combat d’arrière-garde tout au long des premières décennies du XXe siècle", comme l’écrit Neil McWilliam dans l’Introduction du volume (p. 23).

     

          Cette introduction est précédée d’un "Avant-propos" dans lequel Lorédana Harscoët-Maire, petite-fille d’Émile Bernard, trace un rapide tableau de la vie de l’artiste, et d’une "Préface" de Bogomila Welsh-Ovcharov, spécialiste de Van Gogh, consacrée à la redécouverte des lettres d’Émile Bernard et à l’histoire de leur édition. Celles-ci, au nombre de 429, occupent exactement neuf cents pages d’une typographie serrée - pour ne pas parler des notes, abondantes et riches d’informations, que certains lecteurs risquent de ne pas pouvoir déchiffrer sans l’aide d’une forte loupe. C’est donc une documentation considérable qu’offre le volume, et cependant, il ne s’agit pas d’une édition intégrale, ce qui pose le délicat problème du choix. Dans la mesure où le nombre des lettres conservées excluait une telle édition, on peut se demander si le volume n’aurait pas gagné en relief, donc en clarté par une sélection plus sévère ; mais inversement, des lettres ont été omises qui se trouvent partiellement reproduites en note en raison de leur importance (p. ex. p. 57 note 3, p. 63 note 1, p. 68 note 3, p. 69 note 1, p. 76 note 6, ….), ce qui amène à s’interroger sur les raisons du choix et sur sa pertinence.

 

          Quoi qu’il en soit, et quelque regret qu’on puisse avoir de ce qu’une édition intégrale n’ait pas été possible, la masse documentaire offerte au lecteur est suffisante pour apporter quelques lumières sur l’artiste et sur l’homme. Toutes les lettres ne sont cependant pas de même nature. Comme le souligne Neil McWilliam dans l’Introduction, Émile Bernard savait quelle importance pouvait avoir la correspondance (publiée) d’un artiste pour la définition de son image. Certaines lettres, à des confrères, des amateurs ou des critiques, furent écrites dans cette perspective. D’autres au contraire, à ses parents, puis à sa compagne Andrée Fort, qu’il épousera sur le tard, après la mort de sa première femme qu’il avait épousée, puis abandonnée au Caire, le montrent beaucoup plus spontané ; elles offrent souvent un curieux mélange d’élans de passion et de considérations terre-à-terre. C’est ainsi que dans sa jeunesse, parcourant la Bretagne, il décrit en termes exaltés à ses parents les spectacles qui charment ses yeux pour conclure par des informations sur la saleté de ses chemises ou sur l’état de son pantalon, prétexte à leur réclamer avec une énergique insistance l’envoi de ce dont il avait besoin.

           

          Plus tard, dans ses lettres à Andrée Fort, les éclatantes protestations d’amour prennent la forme d’effets rhétoriques convenus vite suivis de très prosaïques commentaires sur ses activités loin d’elle, préposée qu’elle était à la garde des enfants. Lorsqu’il avait épousé, malgré la résistance de ses parents, une jeune catholique du Caire, il l’avait présentée comme un ange, mais dans une lettre à sa mère antérieure au mariage (p. 301, note 2), il louait son obéissance et sa docilité, déclarant qu’il serait le maître et lui faisant valoir (p. 290) que le mariage lui assurerait « une vie stable et réglée chez moi » qui lui permettrait de faire ce qu’il voulait. Cinq ans plus tard, il décrivait à Bonger (p. 290, note 2) la femme d’un artiste comme un être inférieur au service de son mari. À cette double vision de la femme comme objet idéal d’un amour éthéré ou comme ménagère au service de son maître et devant lui assurer une existence bourgeoise s’ajoute la fascination, sa vie durant, pour le monde des prostituées, en particulier pour les « femmes damnées » auxquelles il consacra un certain nombre de tableaux d’un sentiment religieux pour le moins relatif.

           

          La même ambiguïté se retrouve dans d’autres domaines. S’il vitupère en 1898 les dreyfusards au point de s’étonner (p. 510) « que les Français ne se soulèvent pas tous pour massacrer ces ignobles juifs » (son argumentation ne dépassant pas le niveau de cet appel au meurtre), son patriotisme ne le conduisit pas, douze ans plus tard, à s’engager ; bien au contraire, en 1915, il exprimait sa joie d’apprendre que sa classe était définitivement libérée de tout service, même auxiliaire (p. 833). S’il s’affirme royaliste (p. 911, 912), sa haine de la république semble tenir, pour une part du moins, à la lourdeur des contributions qu’impose « L’État voleur » pour assurer la protection sociale (p. 915). Lorsqu’en août 1940, il élabore un projet d’organisation du gouvernement de l’art qui, outre quelques mesures délibérément  misogynes, consistait à conférer tous les pouvoirs à l’Institut, y compris en matière d’achat d’œuvres par l’État et de restauration des monuments historiques (p. 933-934), il est permis de se demander s’il ne faisait qu’exprimer des convictions profondes ou s’il ne cherchait pas aussi (et d’abord ?) à flatter une institution qui allait l’élire en son sein quelques mois plus tard. Bref, ses lettres offrent l’image d’un curieux mélange d’emphatique aspiration à l’idéal le plus pur ainsi que de défense de principes les plus nobles à ses yeux d’une part, et de l’autre d’un égoïsme invétéré d’individu attaché à ses aises et à son confort intellectuel.

           

          Si son art s’est beaucoup modifié au cours de sa carrière, ses idées ne semblent pas avoir connu la même évolution. Du point de vue de la religion, aucune rupture n’apparaît dans sa vie. Dès son enfance, le catholicisme lui en imposa par la solennité de ses cérémonies (p. 148-149). S’il eut un moment de révolte, ce fut moins contre la foi que contre la médiocrité d’un clergé fermé à l’art (p. 163-165, lettre à Schuffenecker du 10 août 1891). Il n’eut pas à revenir au catholicisme : il fit soumission à l’Église ; mais il est difficile de décider en quoi cette soumission tenait à un mouvement de foi la plus pure ou à un besoin d’ordre et d’autorité qui expliquerait aussi sa nostalgie de la royauté ainsi que son adhésion, plus tard, au régime de Vichy.

           

          S’il est retourné en 1939 à Pont-Aven, "pour mon art parce que c’est le seul endroit du monde où il pourra refleurir" (p. 926), c’est qu’il y retrouvait la Bretagne qui l’avait enthousiasmé dans sa jeunesse, un pays épargné par l’industrialisation. La haine de l’industrie, du progrès matériel, qu’il liait à la république et à la démocratie semble une constante chez lui (e. a. p. 775, lettre de 1909). En cela, il se rapprocherait, partiellement du moins, des idées sur lesquelles reposait le mouvement Arts and Crafts. Il a, de fait, comme les Nabis, tenté quelques retours à l’artisanat : c’est ainsi qu’il a exécuté, ou plutôt fait exécuter des œuvres textiles (p. 198, 294 sqq.), et a réalisé des fresques véritables. Un temps, vers 1895, son art s’est orienté vers une forme de primitivisme, mais cette orientation dura peu. Passée cette phase de son évolution, ce n’est pas vers les artistes alors appelés primitifs, les peintres italiens du XVe siècle dont les œuvres passaient pour exprimer une foi naïve et profonde qu’il  va se tourner, mais vers les maîtres de la haute Renaissance comme Titien ou Véronèse, ou vers ceux qu’il retenait du XIXe siècle, Delacroix et Courbet. Contrairement à ce que ses opinions feraient supposer, il admirait beaucoup ce dernier ; ainsi voyait-il dans Les Dormeuses, dans "ces chairs frémissantes […] ces visages pleins encore de la vie ardente d’une passion condamnée" les plus beaux nus de toute l’école française (p. 897). En cela, non seulement son art, mais ses goûts artistiques différaient profondément de ceux de Maurice Denis dont il partageait par ailleurs les convictions politiques et religieuses. L’exposition prévue en 2014 permettra, espérons-le, de juger du rapport entre ses idées telles qu’il les expose ou qu’on les devine dans sa correspondance et le style de ses œuvres, ce qui pourrait alimenter une réflexion nécessaire sur les rapports complexes entre orientation esthétique et idéologie.

           

          Outre les lettres elles-mêmes, riches en informations et en sujets de réflexion, les notes constituent, comme toujours dans des entreprises de cette nature, une précieuse masse documentaire sur les événements, les lieux, les personnages mentionnés, sans même parler des fragments de lettres de Bernard citées, mais non reproduites intégralement, et d’autres fragments de correspondances ou de publications inédites ou d’un accès difficile. La collecte d’une telle abondance de renseignements les plus divers ne va cependant pas sans quelques inexactitudes. Les œuvres de Ribot ne rappellent pas « surtout les maîtres espagnols du XVIe siècle » (p. 803, note 19), mais bien plutôt ceux du XVIIe siècle. « Personnar », présenté comme « un grand amateur et acheteur de peintures » (p. 468) n’est pas un « personnage non identifié » (p. 466, note 1), mais ne peut être que le célèbre Personnaz (1854-1936). Mauclair ne s’est pas « retiré de la vie littéraire parisienne vers 1908 » (p. 867, note 1), mais bien une dizaine d’années plus tôt. Si de telles inexactitudes ne portent pas à conséquence, il est plus fâcheux d’apprendre (p. 803, note 18 de la p. 802) qu’Antonin Proust « fut ministre des Beaux-Arts dans le gouvernement Gambetta ». Cette erreur, fréquemment commise, se comprendrait sous la plume d’un historien de l’art, comme il n’en existe que trop, pour qui l’art se confond avec la seule peinture de chevalet, mais elle ne peut guère être interprétée sous celle de Neil McWilliam que comme un malheureux lapsus calami, car on en saurait le soupçonner d’ignorer les débats sur les rapports entre beaux-arts, artisanat et industrie qui agitaient l’époque et qu’impliquait la différence entre une direction des Beaux-Arts et le ministère des Arts créé pour Antonin Proust.

 

 

Sommaire

 

Avant-propos

de Lorédana Harscoët-Maire, petite-fille d’Émile Bernard, p. 7

Préface

de Bogomila Welsh-Ovcharov, p. 13

Introduction

de Neil McWilliam, p. 17

Remerciements, p. 25

Notes sur le texte, p.  26

Abréviations, p. 27

Correspondance

Chronologie, p.  941

Liste des illustrations, p. 949

Liste des illustrations du cahier central, p. 953

Index de correspondants, p. 955

Index de noms propres, p. 957