Maisonneuve, Cécile: Florence au XVe siècle. Un quartier et ses peintres. 320 p., 16,5 x 22 cm, ill. coul. et noir, ISBN : 978-2-7355-0768-9, 34 €
(CTHS, Paris 2012)
 
Compte rendu par Chrystel Lupant, Université de Poitiers
 
Nombre de mots : 2448 mots
Publié en ligne le 2013-01-29
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1661
Lien pour commander ce livre
 
 

 

          Dans son ouvrage publié aux éditions du CTHS et de l’INHA, Cécile Maisonneuve [C.M.] s’est donné pour objectif de comprendre les commandes artistiques et la création des œuvres par une nouvelle lecture des sources et de l’histoire de la Florence du XVe  siècle. Mettant à profit les enseignements de l’histoire sociale, elle concentre son étude sur le quartier de l’Oltrarno, tardivement urbanisé, densément peuplé de communautés religieuses, doté d’une population aisée et de nombreux artistes.

 

          Méthodologiquement, et loin de reprendre sans critique les très nombreuses publications sur le Quattrocento florentin, l’auteur nous propose d’utiliser les informations et de les confronter aux sources. En utilisant une nouvelle approche et une méthode fondée sur l’étude de la structure sociale et artistique d’un quartier particulièrement bien documenté, C.M. adopte un axe de recherche transversal. Elle exerce sa plume d’un style franc et synthétique, mis au profit d’une masse documentaire maîtrisée et de liens entre connaissance des peintres connus et d’œuvres regroupées en ensembles cohérents réalisés par des anonymes. Les données sont issues du quotidien, de l’histoire sociale, et permettent de cerner l’identité et le parcours artistique de quelques individus privilégiés par les études d’histoire de l’art.

 

          Cinq chapitres développent la problématique de manière raisonnée. Le premier chapitre (p. 17-84), intitulé « Le long des artères de l’Oltrarno », est rigoureusement documenté et respecte pleinement sa vocation. Utilisant les données déjà collectées et réétudiées différemment, selon une volonté exprimée et justifiée dans l’introduction, faisant des bonds d’église en église par quartiers, la conception de ce chapitre est proche du principe de l’inventaire des œuvres. Passant en revue précisément les œuvres et les lieux, l’auteur présente Santa Lucia dei Magnoli (p. 20) et San Niccolò Oltrarno (p. 22), la paroisse San Felice in Piazza (p. 37), le monastère d’Annalena (p. 44), la confrérie Sainte-Brigitte (p.48), San Pier Martire (p. 55), San Niccolò dei Frieri (p. 58). Puis, de s’attacher au cas tout à fait particulier des camaldules (p. 62-70), première communauté monastique à s’installer dans le secteur occidental de l’Oltrarno. L’auteur se focalise sur ce lieu, dont elle trace l’historique du Calvaire de Lorenzo Monaco et l’activité de Bicci di Lorenzo. L’intérêt porté sur les relations entretenues entre l’abbé de San Salvatore et les peintres des environs de l’abbaye est éclairant. Enfin, ce premier chapitre se clôt sur l’étude de la paroisse San Frediano (p.70-84). Comme toujours dans ses sous-chapitres, C.M. présente rapidement l’histoire du lieu à cette période et les sources initiales, en recontextualisant les œuvres attachées à ce bâtiment détruit et dont seules deux parmi elles sont conservées à Florence (Madone au sourire de Nino Pisano et le Christ en croix entouré de saints et le Martyre de saint Laurent au premier plan de Jacopo del Sellaio). L’étude sociale et historique, jumelée à celle des œuvres réalisées alors que Tommaso di Lorenzo Soderini s’approprie San Frediano, révèle comment la politique de commandes est un moyen d’asseoir les origines d’une famille, tout en satisfaisant les ambitions politiques. L’appel fait à Neri di Bicci, habitué à modifier de vieux panneaux, et disposant d’un atelier dynamique répondant rapidement aux demandes, explique d’un point de vue « psychologique » la personnalité classique et économe de Tommaso Soderini, enclin aux réemplois d’œuvres si celles-ci sont destinées à la vie domestique. Cette sous-partie, très aboutie, nous rappelle utilement que le public destinataire conditionne aussi l’investissement fait par le commanditaire.

 

         Santo Spirito et Santa Maria del Carmine sont l’objet du second chapitre (p. 85-158). En s’appuyant sur les recherches antérieures de Grazia Agostini et de Francesco Quinterio, sur les sources fiscales florentines et sur un manuscrit de Santo Spirito (Paris, B.n.F ms. Italien 2032), l’auteur présente ce bâtiment abritant une communauté connue pour ses prêches à grand succès et disposant d’appuis financiers. Par l’étude des sources, l’auteur démontre l’appel à un artiste de la nouvelle génération, Francesco Botticini, disciple de Neri di Bicci. Ce dernier reste pourtant un favori de la communauté. La réflexion sur l’autel de Saint-Jean-des-Femmes, attesté dès 1444 et au patronage problématique, est convaincante : très justement, elle propose de lier cet autel à la communauté féminine des augustines, installée depuis 1356 à San Giovanni Decollato. En mettant l’accent sur la parenté unissant les deux congrégations, elle n’écarte pas l’idée d’un transfert du patronage aux augustines de Santa Monica. L’étude met également en lumière l’influence intellectuelle de Santo Spirito et la protection de la communauté envers certaines confréries parmi lesquelles on remarquera notamment celle du Saint-Esprit dite del Piccione ; celle de l’Archange Raphaël dite del Raffa ; celle de Saint-Augustin dite dei Bianchi. C.M. détaille les hypothèses d’œuvres commandées ou destinées aux chapelles de ces confréries, avant de se pencher sur l’étude de Santa Monica, en s’appuyant entre autre sur les travaux de Maria Matilde Simari, laquelle avait remarqué la préférence de la communauté pour Bicci di Lorenzo et son fils Neri. C.M. prolonge cette réflexion en mettant en valeur l’influence de Santo Spirito dans les fondations, les aménagements et les décorations d’églises de bourgades toscanes.

 

          La seconde partie de ce chapitre est consacrée à Santa Maria del Carmine. L’auteur s’attache à une relecture critique de la documentation en vue de reconstituer la décoration du lieu lors de son achèvement en 1476 et d’identifier les contributeurs. Elle reprend les chroniques avec précautions, consciente de leur interprétation ou de leur fondement oral. Ainsi propose-t-elle le titre de «Maître du Carmel de Florence», parfois identifié comme Ambrogio di Baldese ou du pseudo- Ambrogio di Baldese (R. van Marle), pour désigner le peintre intervenant fréquemment dans les œuvres du lieu au XVe siècle et entretenant un rapport privilégié avec les carmes. Dans un second temps, C.M. s’attache à l’étude d’un inventaire daté de 1391, repère chronologique fiable pour toute étude sur la production artistique de Santa Maria del Carmine. Elle précise la commande des fresques du cycle de la vie de la Vierge attribuées par Vasari à Agnolo Gaddi ; la prise en charge des peintures du sanctuaire y trouve des développements, et permet de déterminer l’attribution des fresques. Des conditions particulières suggèrent à l’auteur que les fresques de Santa Maria del Carmine ont vraisemblablement été réalisées dans l’urgence d’un atelier déjà bien engagé par ailleurs, ce qui justifie la critique négative de Vasari sur cette œuvre.  Enfin, le chapitre se termine par l’étude des commanditaires. Face aux lacunes des sources, l’auteur s’oriente vers l’étude des commandes de fidèles. Elle remarque cependant que les moines ont aussi joué le rôle d’exécuteurs testamentaires ou de légataires, et ont commandé des œuvres. L’auteur rappelle que le commanditaire des peintures de Masolino et Masaccio dans la chapelle Brancacci est incertain (A. Molho, 1977). Felice Brancacci n’est sans doute pas le commanditaire des peintures, réalisées grâce au legs d’Antonio di Piero Brancacci (testament de 1383). Pour terminer, C.M. étudie les confréries, grands commanditaires dont le nombre croît au XVe siècle. Ses recherches révèlent les liens tissés entre peintres et confréries. La question de l’organisation de ces artistes, de manière individuelle ou collective, fournit la transition vers le troisième chapitre, consacré aux peintres de l’Oltrarno.

 

          Au chapitre 3, l’auteur dresse la liste des peintres présents dans l’Oltrarno au XVe siècle (p. 159-192, annexe p. 273-276). Ce chapitre rouvre certains dossiers, réexamine certaines questions controversées ou épineuses d’un regard neuf. À sa lumière, on comprend comment certains artistes ont été influencés par leur résidence à l’Oltrarno, ou à son passage. L’auteur utilise le Catasto, ces déclarations fournissant, à partir de 1427, la liste des personnes, du patrimoine foncier, des revenus et des charges des ménages. La prudence doit être néanmoins de mise, au regard de la tricherie de certains florentins souhaitant échapper à la taxe ou bénéficier d’un abattement. De même, aucune déclaration n’a jamais été trouvée pour certains peintres, comme Francesco di Stefano (dit Pesellino) et d’autres présentent des noms ou patronymes trop répandus à Florence à cette époque, comme Giovanni di Francesco, posant des questions d’identité. L’auteur remarque également quelques parcours originaux (p.169), notamment sur Berto di Niccolò (identifiable avec Berto Linaiolo), Dello Delli (sculpteur et peintre mentionné par Vasari et ami d’Ucello) et son frère Niccolò Delli. Les recherches menées révèlent trois catégories d’artistes attachés différemment au quartier : ceux qui y ont résidé la majeur partie de leur vie (Pesello, Pesellino et Bicci di Lorenzo, auprès duquel l’auteur s’attarde p. 177-178), ceux qui y sont nés et y ont grandi (exemple de Fra Filippo Lippi à Santa Maria del Carmine), et ceux qui n’y ont fait qu’une halte (comme Masolino et Masaccio, installés à proximité d’un gonfalone où règne l’effervescence propice aux commandes, p. 186-192).

 

          Loin de n’être que des artistes travaillant de manière isolée, l’étude révèle les aspects sociaux en mettant en lumière les liens forts entre les artistes. C’est là l’objet du quatrième chapitre, intitulé «Les parcours croisés de peintres dans l’Oltrarno» (p. 193-234). Le premier facteur relevé, favorisant l’union de peintres, est la parenté. Le réseau se constitue à partir du lignage, de la filiation ou de la fraternité, mais aussi par des liens indirects. Le rôle joué par le père dans la formation artistique du fils doit être envisagé avec nuance, au regard de la mortalité précoce, de l’importance de la fratrie où certains étaient privilégiés par rapport à leurs frères. Sans faire de généralités, les fratries sont souvent harmonieuses, les frères montrant une belle cohésion au point d’être parfois indissociables l’un de l’autre, comme dans le cas de Niccolò et Dello Delli. Par ailleurs, la solidarité familiale s’étend également aux parents collatéraux qu’il s’avère parfois délicat de distinguer de la relation amicale. L’absence d’état civil peut quelquefois être palliée par la description patrimoniale, par les contrats de mariages et de remise de dot ou par des actes de litiges entres familles. Il arrive ainsi que les relations amicales soient, en fait, des liens de parenté. Pourtant, ces relations n’étant pas exclusives, l’auteur observe les relations de voisinage, second facteur unissant les artistes. L’identité des bailleurs constitue alors une indication permettant de comprendre les déménagements des artistes, lesquels ne choisissent jamais leur domicile au hasard. L’ancrage géographique et le voisinage sont pris en compte. Par un travail minutieux, l’auteur propose trois exemples choisis permettant une interprétation générale. Premièrement, la via San Salvatore (p. 206-209), fief de Bicci di Lorenzo dans la première moitié du XVe siècle où il travaille et réside, et où il met en place un petit groupe d’artistes autour de lui. Ensuite, la via del Fiore (p. 209-213), où résident provisoirement Stefano di Lorenzo et Jacopo di Cristofano par exemple ou Piero di Lorenzo di Pratese et Benozzo Gozzoli, très lié aux peintres issus de l’Oltrarno comme Pesello. Enfin, la via Chiara et les alentours du Canto alla Cuculia (p. 213-216), dont les voisinages sont plus délicats à établir. Un bail pour une maison de la via Chiara fournit pourtant la preuve de relations entre Filippo Lippi et l’entourage de Pesellino.

 

          La piété constitue le troisième facteur, unissant les artistes par l’attachement à une paroisse, à une église d’une communauté ou par appartenance aux confréries. La bonne connaissance de certaines, comme celle de Sainte-Agnès, permet de déterminer les réseaux sociaux qu’elles favorisent. Les enfants héritaient d’un réseau de relations, formant une véritable institution familiale admettant également les femmes. Les responsabilités aux fonctions de confréries, en plus d’octroyer à leur détenteur une position sociale enviable, lui conféraient une certaine influence dans l’attribution des marchés de son métier. Certains peintres ont ainsi été favorisés, comme les frères Gozzolo à San Frediano. Les recherches de l’auteur mettent particulièrement en exergue la personnalité de Stefano di Lorenzo Puccetti à Santa Maria del Carmine (lequel constitue une personnalité centrale de l’Oltrarno) et le mouvement confraternel autour des frères du Carmel. Il possédait des manuscrits en nombre, suscitant les interrogations concernant ce laïc si pieux, vraisemblablement en contact avec le plus célèbre des moines-peintres de Santa Maria, Fra Filippo Lippi. L’auteur se pose ainsi la question de l’identification de Stefano avec le fameux « Maître du Carmel de Florence ».

 

           Maîtrisant les transitions, C.M. entame ainsi son cinquième et dernier chapitre consacré aux «Œuvres» (p. 235-268). Par leur analyse, l’auteur souhaite déterminer dans quelle mesure elles reflètent l’imbrication et les rapports sociaux. Pour ce faire, elle se concentre sur deux artistes, Bicci di Lorenzo et Giuliano d’Arrigo, dit Pesello. Partant des œuvres créées par Bicci di Lorenzo et par l’étude stylistiques, l’auteur tente de déterminer son entourage. La démarche inverse est mise en place pour Pesello, partant des œuvres réalisées dans son sillage afin de préciser le profil artistique de ce peintre dont la production picturale nous échappe. Discret dans les sources, connu pour la décoration de bannières et d’armes, désigné apte par l’Opera del Duomo à remplacer un des architectes nommés (Brunelleschi, Ghiberti et Battista d’Antonio) si besoin était, il transmet son surnom à son petit-fils, devenu Pesellino. C’est en retraçant le travail de l’héritier et la relation entretenue par Pesellino avec Fra Lippi que l’auteur éclaire l’œuvre de l’aïeul. Par ailleurs, utilisant certaines œuvres en dehors des sources ne répondant pas à toutes les questions, l’auteur s’intéresse alors aux ateliers et à la production des collaborateurs, parfois héritiers artistiques. Étonnamment, la figure de Stefano di Francesco réapparait ainsi, tant dans les sources que dans les données visuelles, ouvrant le champ à de nouvelles recherches.

 

          Une conclusion, très brève (p. 269-270), synthétise les travaux en évitant de reprendre les conclusions émises dans chacun des chapitres. La méthode porte ses fruits. Le bénéfice majeur reste sans aucun doute une redéfinition attentive du contexte de production et du réseau social. Au delà de ces considérations, les analyses permettent à l’auteur d’émettre des hypothèses d’identification de peintres, comme Bernaba d’Anichino avec le Maître du Jugement de Pâris, ou Stefano di Lorenzo avec le Maître du Carmel de Florence.

 

          D’une grande densité, l’ouvrage de C.M. se veut une étude conjointe des lieux et des hommes, appuyée sur de longues prospections méthodiques. Son étude retrace l’histoire des peintres dans l’Oltrarno en confrontant tous les documents rassemblés, rigoureusement étudiés. Son souhait de permettre la progression dans l’analyse et la perception des œuvres d’art, en exploitant les découvertes sur la vie sociale des peintres (p. 16), est pleinement exaucée. Son travail fait avancer de manière significative la connaissance sur les peintres, leurs vies et leurs œuvres. On ne peut que conseiller cet ouvrage, aussi bien pour son contenu que pour la méthodologie mise en œuvre, prouvant encore une fois, si cela était nécessaire, que la discipline de l’histoire de l’art doit se fonder sur une analyse croisant les œuvres, les sources écrites et l’histoire sociale.