Krikorian, Sandrine: Les rois à table. Iconographie, gastronomie et
pratiques des repas officiels de Louis XIII à Louis XVI, 219 p., 19 €, ISBN : 9782853990817
(Presses Universitaires de Provence, Aix-en-Provence 2011)
 
Compte rendu par Chrystel Lupant, CNRS
 
Nombre de mots : 1844 mots
Publié en ligne le 2012-06-19
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1631
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         Les rois à table, Iconographie, gastronomie et pratiques des repas officiels de Louis XIII à Louis XVI, publié par Sandrine Krikorian, constitue une publication partielle de la thèse de l’auteur, ayant soutenu son doctorat en 2007 à l’Université de Provence sous la direction de Martine Vasselin. Par une approche iconographique des repas royaux, de leurs coulisses (administration, métiers, préparations culinaires), de l’étiquette et des usages dans le « service à la française », des comportements et des goûts des convives, des dispositions concrètes des tables et du decorum, l’auteur souhaite apporter une vision globale du sujet et comprendre comment les pratiques alimentaires et les comportements sociaux s’expriment dans l’image et dans les sources écrites. S’appuyant sur diverses méthodologies des Sciences Humaines, Sandrine Krikorian a pour dessein de distinguer faits historiques, pratiques sociales et alimentaires à la Cour des Rois de France, entre le début du règne de Louis XIII (1610) et la Révolution Française (1789).

 

           Destiné à un lectorat de spécialistes et d’érudits, le panorama présenté par l’auteur permet de traiter un thème oublié des études des élites en histoire de l’art mais fréquemment analysé en histoire. S. Krikorian a ainsi la volonté d’inscrire son travail dans les débats disciplinaires de l’histoire des mentalités et des comportements, en utilisant l’image non comme un complément subordonné au texte, mais comme un outil à part entière, affirmant ou infirmant les sources écrites, manuscrites ou imprimées.

 

          Cinq parties composent l’ouvrage. La présentation du corpus iconographique et des sources écrites en est la première (p. 15-36, Iconographie et sources écrites : des matériaux de premier ordre). La méthodologie employée y est justifiée, et deux axes sont valorisés : une interprétation sérielle et quantitative (aspects stylistiques) et une présentation des sources écrites consacrées à la gastronomie et aux arts de la table. Grâce à l’utilisation d’un tableau de synthèse (annexe 1), l’auteur fait remarquer la prédominance des gravures et la relative absence de peintures, parfois réalisées d’après gravure, et une supériorité numérique d’œuvres du XVIIe siècle (29 œuvres contre 4 au XVIIIe siècle, pour un total de 33 œuvres). La répartition de thèmes varie également entre les périodes, avec une préférence pour les thèmes allégoriques et religieux sous Louis XIII et, avec la persistance d’allégories, un développement de représentations de la vie quotidienne de la société de la Cour sous Louis XIV. Ce tableau permet également de rendre compte de la prééminence de deux artistes, Abraham Bosse et Claude Vignon. Le dépouillement minutieux de deux séries de cartons des Archives Nationales (cartons K, KK et O1), consacrés à l’administration de la Maison du Roi, l’analyse des papiers de l’Intendance générale des menus-plaisirs et du manuscrit du Château de Choisy (Paris, Bibliothèque historique de la ville de Paris, ms. 681, daté de 1747-1748), constituent l’essentiel des documents utilisés. Le lecteur prend la mesure et l’ampleur de la tâche lors de la citation des sources (p. 21 ; almanachs, cérémonials, correspondances, critiques des Salons, dictionnaires et encyclopédies, écrits policiers, états de la France, gazettes, inventaires, journaux divers, livrets de cuisine et d’office, mémoires, ouvrages sur la nourriture et la religion, récits de voyageurs, relations de fêtes, traités multiples et documents sur les mœurs et les métiers), dont l’auteur a sélectionné les plus pertinents pour sa recherche (dictionnaires, ouvrages normatifs comme les traités de gastronomie et les ouvrages sur la table, les traités sur les métiers et les traités culinaires, et enfin les traités de civilité, les états et cérémonials).

 

          Ce chapitre introductif, faisant ressortir l’intention démonstrative de l’auteur, est également le lieu d’apporter des notions de vocabulaire et de définition, notamment dans la distinction entre "aliments" et "mets". Si on peut regretter l’absence d’un lexique explicatif en fin d’ouvrage ouvrant à un lectorat plus large, l’auteur a néanmoins pris le parti d’expliquer chacune des notions importantes aux fils de l’écriture, donnant ainsi les clefs de lecture tout autant que la justification raisonnée des termes utilisés.

 

          Le raisonnement se développe ensuite largement dans les quatre parties suivantes, en démontrant de manière structurée et argumentée les divers aspects du thème. La seconde partie intitulée Les coulisses des repas (p. 37-63) explique les dessous de l’administration, des métiers et de la préparation culinaires ; les évolutions de l’alimentation et les innovations culinaires faisant rupture avec le Moyen Âge et la Renaissance sont analysées, jusqu’à remarquer un plus grand raffinement au XVIIIe qu’au siècle précédent, une multiplication des sauces et un choix différent d’aliments connus. L’auteur remarque l’absence de nouveaux aliments et la constance du service, le XVIIe siècle ayant vu des nouveautés en matière de pâtisserie ou de boissons dites « exotiques ». S. Krikorian utilise ici les œuvres comme exemple et outil d’analyse, conformément aux critères de sa recherche. Bien que l’impossibilité de reproduire toutes les œuvres figuratives du corpus soit très clairement justifiée (et d’emblée dans son introduction générale p. 2), on aurait souhaité la mention des références complètes des œuvres citées (date de production, lieu de conservation actuel, dimension et origine de l’œuvre), voire des renvois à la bibliographie des œuvres. Peut-être pourrait-on suggérer également, pour une prochaine édition, l’utilisation de croquis offrant une solution au problème de la reproduction et du droit à l’image auquel l’auteur a été confronté. Néanmoins, face à ces aléas bien connus des historiens de l’art, S. Krikorian propose de belles descriptions, succinctes, permettant au lecteur d’imaginer l’œuvre. Elle suscite également l’intérêt par une transition sur les pratiques comportementales soumises à l’étiquette, conduisant à la troisième partie consacrée à ce thème et aux contraintes de la représentation.

 

          Les caractéristiques de l’étiquette, de la civilité et du service à la française sont ici scrutées (p. 65-106, L’étiquette et les contraintes de la représentation), avec, à la page 66, une nouvelle justification méthodologique bienvenue. L’auteur motive l’utilisation primordiale des sources écrites sur l’iconographie, en démontrant une volonté de tendre vers la plus grande exhaustivité possible. La gestuelle est décrite, contenue dans ce qu’il convient de nommer une « domination du corps », tout empreinte des préceptes de la religion chrétienne, rythmant le repas par le Bénédicité, le lavement des mains au début et à la fin du repas, conclu par les Grâces. S. Krikorian remarque ainsi une correspondance entre les prescriptions textuelles et l’iconographie sauf pour l’usage de la fourchette, mettant longtemps à s’imposer. Comme précédemment, on regrettera l’absence de reproduction notamment pour la peinture de Claude Vignon, nommée Scène de banquet, et le Festin des Chevaliers de l’ordre du Saint-Esprit à Fontainebleau en 1633, par Abraham Bosse, œuvres plusieurs fois citées, mais toujours pour des raisons indépendantes de la volonté de l’auteur (droit à l’image), laquelle surmonte cette difficulté par une analyse documentée, démontrant que le service à la française se fonde sur un jeu de symétrie, s’exprimant dans la disposition des mets, dans les catégories de plats et leur taille, mais aussi dans les accessoires utiles. L’auteur remarque l’intérêt tout spécifique de l’iconographie pour la mise en place du service à la française, au travers de pourtant rares représentations dans des almanachs, des plans de tables et, de façon plus normatives, dans des traités culinaires. Elle note surtout l’importance de l’iconographie comme un médium de la diffusion de cette particularité qui se développe à la Cour des Rois de France.

 

          Le chapitre consacré à la notion de distance entre les convives est tout particulièrement abouti, l’auteur n’ayant crainte d’utiliser plusieurs méthodologies comme l’analyse proxémique d’Edward T. Hall (La dimension cachée, Seuil, 1966) ou celle de Norbert Elias (La société de Cour, Paris, Flammarion, 1969). Ces analyses révèlent la hiérarchie et la construction de celle-ci, dans une volonté de différencier les commensaux choisis par le roi. L’auteur fait remarquer que l’étiquette et le cérémonial des repas publics n’évoluent pas mais que l’iconographie comme les sources écrites témoignent d’une tradition persistante. Le protocole est précis, dense (surtout sous Louis XIV), avec une importance accordée au placement des convives, à la civilité et au savoir-vivre.

 

         La quatrième partie, la plus condensée, pose la question du faste au service de la royauté et des divertissements (p. 107-116, Apparat des fêtes à caractère officiel. Le faste au service de la royauté et divertissement mondain). L’accent est mis sur la volonté des évènements mondains destinés à la célébration de la famille royale, au travers d’évènements fastueux relatés dans les journaux tels le Mercure Galant ou le Mercure de France. Le decorum est ici étudié, avec une attention portée à la  lumière. L’auteur passe rapidement à l’étude d’un cas particulièrement pertinent : celui des œuvres gravées pour le mariage du Dauphin, fils de Louis XV, en février 1745, avec l’infante d’Espagne Marie-Thérèse-Antoinette. Six reproductions issues de l’ouvrage officiel relatant les fêtes publiques (Fêtes publiques données par la ville de Paris à l’occasion du mariage de Monseigneur le Dauphin avec Madame Marie-Thérèse Infante d’Espagne, les 23 et 26 février 1745) viennent ici appuyer la démonstration. Avec prudence et rigueur scientifique, S. Krikorian pose les questions de la couleur, mais aussi celles de la vraisemblance de ces figurations, de la raison de leur réalisation et de la destination de ces œuvres. Comme souligné à la page 116, il est souvent impossible de séparer faste et divertissement, s’entrecroisant jusqu’à l’altération de la réalité au profit de l’expression du pouvoir. Ces repas divertissant ne sont, en somme, qu’une célébration de la royauté.

 

         La cinquième et dernière partie est exclusivement consacrée à l’étude de la table et de sa décoration (p. 117-145, La table et sa décoration). L’importance du placement des mets à table fait l’objet d’une analyse comparative entre les diverses sources préservées. À travers la mise en place de repas dans des lieux divers, l’importance de l’intégration de la collation au lieu dans lequel celle-ci se déroule est soulignée. La nature imitée, refaçonnée par la main de l’homme en jardins, bosquets, grottes, etc., accueille ainsi les repas où l’art joue également un rôle important, au travers de constructions éphémères d’architecture et d’édifices. Le but de l’ensemble de la mise en scène, des accessoires disposés sur la table jusqu’au lieu dans lequel s’inscrit le repas, est de toucher tous les sens des convives, les uns fonctionnant de concert avec les autres. La table devient théâtre, la surabondance des mets et du decorum participant à un spectacle où l’esthétique prime.

 

          La conclusion générale (p. 147-150) synthétise rapidement les axes majeurs de cette étude. Matériellement, l’ouvrage est complété par un dossier d’annexes, un index et une bibliographie qui classe les ouvrages en fonction de leurs thèmes, facilitant le travail des chercheurs intéressés dans ces domaines. Scientifiquement, Les rois à table contribue à la réflexion sur un thème oublié des études d’histoire de l’art jusqu’à présent. Par la méthodologie mise en œuvre et l’intention démonstrative, la publication partielle de la thèse de Sandrine Krikorian mérite d’être utilisée dans les milieux universitaires et par les spécialistes de l’iconographie, de l’histoire des représentations, des arts de la table et de la gastronomie. Son raisonnement rappelle le défi que constitue toute étude novatrice et multidisciplinaire dans le champ de l’histoire de l’art.