Boetto, Giulia - Pomey, Patrice - Tchernia, André (dir.): Batellerie gallo-romaine. Pratiques régionales et influences maritimes méditerranéennes. 191 p., nbses ill. en N&B et en couleurs, format 22x28, ISBN 978-2-87772-477-7, 39 €
(Errance, Paris 2011)
 
Compte rendu par Catherine Bouras, École française d’Athènes
 
Nombre de mots : 2522 mots
Publié en ligne le 2015-02-24
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1612
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          Dirigé par trois spécialistes reconnus de l’architecture navale, Giulia Boetto, Patrice Pomey et André Tchernia, ce livre regroupe les travaux issus d’une journée d’étude sur la batellerie fluviale gallo-romaine, suscitée par les travaux de terrain récents, notamment à Lyon au Parc Saint-Georges en 2003 et sur la place Tolozan en 1990, à Arles en 2002 et à Chalon-sur-Saône en 1996, qui offrent l'opportunité de remettre à jour les connaissances sur le sujet. Cet ouvrage de 191 pages s’articule en neuf chapitres indépendants en français et en anglais qui examinent chacun les vestiges d’épave(s) provenant de sites d’Europe occidentale, de la Slovénie aux Pays-Bas. La question centrale de ce « dialogue » est la tradition des modes de construction navale : les chalands présentent-ils tous les mêmes caractéristiques ? Quelles sont les influences extérieures que l’on peut identifier ?

 

          Les caractéristiques générales de la tradition architecturale gallo-romaine, connues principalement par des épaves du Nord-Ouest de l’Europe (bassin rhénan et lac de Neuchâtel en Suisse), ont été définies par Sean McGrail en 1995 (IJNA 24 [1995], 139-145) : les navires ont une coque à fond plat, dite sur « sole », des bordages de fond et de flanc disposés à franc-bord et sans liaison directe, qui peuvent comporter des bordages monoxyles de transition, une étanchéité des joints à base de mousse ou de fibres végétales et une emplanture de mât transversale aménagée dans une varangue.

 

          Les épaves étudiées dans cet ouvrage présentent des variantes de ces caractéristiques qui sont dues à des influences extérieures, pour la plupart des influences maritimes méditerranéennes. En effet, les épaves de chalands de Lyon et de Chalon-sur-Saône attestent ces influences par l’utilisation de tenons de mortaises pour l’assemblage des bordés et des nervures. On constate ainsi qu’il existe des traditions régionales de construction liées aux principaux bassins fluviaux, aux espaces nautiques et à la ligne de partage des eaux. Dans ces cas-là, il s’agit d’une particularité régionale propre au bassin hydrographique Rhône-Saône.

 

          Dans le premier article, Béat Arnold traite des embarcations gallo-romaines du lac de Neuchâtel. La découverte de vestiges d’embarcations gallo-romaines dans les lacs de Neuchâtel et de Morat conduit l’auteur à l’archéologie expérimentale, puisqu’il tente de construire une réplique du chaland de Bevaix, l’Altaripa. Cette expérience a révélé un certain nombre d’aspects techniques, notamment l’obtention de matière première pour façonner les parties courbes de l’embarcation – entre la partie plate et le bordage. Elle a également montré la technique de débitage et de façonnage des pièces, influencée par la fente des troncs plutôt que par la construction de séries standardisées. On constate que l’assemblage des pièces par ligatures est abandonné sans être compensé par l’utilisation d’un autre procédé, comme les tenons et mortaises méditerranéens ou les rivets scandinaves.

 

          Dans le chapitre suivant, André van Holk présente la découverte en 2003 de quatre nouvelles épaves datées des IIe-IIIe s. apr. J.-C., le long du limes aux Pays-Bas. L’étude de ces vestiges a apporté de nouvelles informations sur la provenance locale du bois, la composition de l’équipage et la vie à bord, la séquence de construction et la technique d’assemblage des virures d’influence méditerranéenne par tenon et mortaise adoptée dans cette région vers 100 apr. J.-C.

 

          Ronald Bockius s’intéresse ensuite aux transferts technologiques de la Méditerranée vers les Provinces du Nord. Il examine en effet les problèmes de l’origine des influences technologiques dans les traditions navales, observées après l’occupation romaine, à partir des découvertes effectuées dans les régions celtiques, entre les Alpes et les îles britanniques. Il apparaît que certaines épaves de navires construits localement, notamment sur le Rhin Inférieur, présentent des éléments de construction méditerranéens (mortaise et tenon). Ces indices d’influences méditerranéennes sont principalement observés le long des frontières romaines septentrionales, le long du limes, et donc attribués au contexte militaire romain.

 

          Le quatrième chapitre concerne l’épave du chaland gallo-romain, daté de 30 apr. J.-C., fouillé sur la place Tolozan, à Lyon, en 1990. L’auteur, Éric Rieth, décrit la découverte de l’épave et de son contexte : il s’agit d’une structure monoxyle-assemblée, trouvée à l’est de l’aménagement de la berge du Rhône de l’époque moderne (XVIIe s.), dont subsistent une partie de la sole et d’un des flancs. L’étude des vestiges révèle un mode de construction de tradition romano-celtique avec néanmoins des caractéristiques particulières d’origine maritime méditerranéenne : la technique du pré-assemblage et de l’étanchéité, notamment avec l’utilisation de tissus poissés.

 

          La fouille du Parc Saint Georges fait l’objet de trois contributions concernant le site en lui-même, les épaves gallo-romaines et enfin la place des textiles dans l’architecture navale. La fouille dans son ensemble est présentée par Grégoire Ayala (également l’auteur de la monographie sur la fouille Lyon, Saint Georges, parue en 2013). Une opération préventive, menée en 2002-2004, sur la rive droite de la Saône, dans le cadre de la construction d’un parc de stationnement au Parc Saint Georges, place Benoît Crépu, a permis d’observer l’évolution d’une zone portuaire antique en bordure de la rive occidentale de la Saône, dans laquelle cinq épaves gallo-romaines d’embarcations à fond plat de fort tonnage ont été dégagées. Celles-ci attestent l’arrivée d’importants chargements romains à Lugdunum. Sont présentés les enjeux de la position de ce site de berge, la topographie antique et l'évolution du tracé du cours de la Saône, puis l’importance du port fluvial de Lyon, qui devient à l’époque romaine une plaque tournante pour la navigation intérieure. Il s’agit en outre d’un lieu d’accostage et de dépotoir d’objets jetés par les riverains. En tout, seize embarcations ont été dégagées au cours de la fouille. L’analyse de dendrochronologie du bois de chêne des épaves indique des dates d’abattage entre la fin du Ier s. et le milieu du IIIe s., mais la céramique présente sur le site indique une période de fréquentation du site qui va jusqu’au milieu du IVe s. apr. J.-C., moment où cet emplacement est abandonné et une nouvelle zone portuaire se développe plus près du siège du pouvoir civil et religieux localisé à Saint Jean.

 

          L’article de Marc Guyon et Éric Rieth étudie les six chalands gallo-romains dégagés lors de la fouille du Parc Saint Georges à Lyon, parmi un ensemble de seize épaves de navires fluviaux dont la datation s’échelonne entre l’Antiquité et le XVIIIe siècle. Les six épaves gallo-romaines sont disposées obliquement par rapport à la grève de l’ancienne rive droite de la Saône selon une orientation Nord-Sud. Elles ne présentent pas toutes le même état de conservation, mais les vestiges sont suffisants pour constater qu’il s’agit d’un type de construction sur sole se répartissant en deux groupes : cinq épaves sont à coque à structure monoxyle-assemblée, le sixième est à coque à structure intégralement assemblée. L’étude ne développe pas les questions de restitution, mais souligne cependant l’importance des dimensions (notamment l’épave 4 - long. 28 m ; larg. 4,85 m ; haut. 1,35 m pour un déplacement lège de 19 t et un enfoncement de la coque de 0,25 m en eau douce), qui correspondent à des chalands commerciaux de fort tonnage. On peut noter que ce groupe de six épaves s’ajoute à d’autres trouvailles – celles de la place Tolozan et du pont antique de Chalon-sur-Saône, les épaves Arles-Rhône 5 et Arles-Rhône 3 – et forment un groupe régional « Rhône-Saône » de construction de tradition gallo-romaine sur sole qui se différencie de l’architecture navale « atlantique », « rhénane » ou « alpine », dont les particularités seraient liées aux différentes « zones de transport ».

 

          Le troisième volet de ce chapitre, développé par Fabienne Médard, s’intéresse aux vestiges en matière organique préservés dans le milieu humide de la zone portuaire antique au Parc Saint Georges. Les textiles issus de cette fouille s’échelonnent sur près de 200 ans (Ier-IIIe s. apr. J.-C.) ; ils ont été trouvés pris entre les planches de construction des embarcations et contribuaient à l’étanchéité des barques selon la technique du lutage. Il s’agit de tissus usagés, dont l’origine est difficile à déterminer, et utilisés en remploi dans la construction ou la réparation des bateaux. L’utilisation de tissus poissés pourrait être influencée par les chantiers navals maritimes méditerranéens. Les tissus trouvés sur ce site étaient en fait roulés en boule et ont pu servir à enduire de poix la coque des navires.

 

          Dans le chapitre suivant, Catherine Longchambon s’appuie sur les vestiges du chaland du pont romain de Chalon-sur-Saône pour réfléchir sur le système d’étanchéité du navire antique. Il s’agit d’un chaland en chêne fouillé en 1996, conservé partiellement (long. 8,70 m ; larg. 2,10 m – pour une longueur probable de 18-20 m et une largeur probable de 2,30 m), composé d’une sole à trois bordages larges et un bordage étroit, dont la cohésion est assurée par le clouage d’un maillage dense de varangues. L’embarcation appartient au type des embarcations « romano-celtiques » et son système d’étanchéité fait intervenir le lutage et du tissu poissé, ce qui est commun aux embarcations du bassin rhodanien actuellement connues et trouve son origine dans la construction navale méditerranéenne.

 

          La partie suivante concerne l’épave Arles-Rhône 3 et comporte deux volets : Sabrina Marlier présente une étude préliminaire du chaland et Sabdra Greck et Frédéric Guibal proposent quelques premiers éléments de l’étude dendrologique de l’épave.

 

          L’épave Arles-Rhône 3 est un chaland découvert en 2004, mais fouillé depuis 2008 de manière systématique. La longueur du bateau est estimée à plus de 30 m. Plusieurs zones ont été identifiées à l’intérieur du bateau : la vaisselle de bord permet de situer la zone de cuisine, la présence d’outils indiquent une zone de travail, tandis qu’une partie de la cargaison de pierres se trouve au centre. Le chaland est en bon état de conservation puisque le flanc tribord est préservé sur toute son élévation jusqu’au plat-bord : il s’agit d’un bateau fluvial de type monoxyle-assemblé construit sur sole, de tradition romano-celtique et il est daté du milieu du Ier s. apr. J.-C. Le chaland appartient au groupe défini par É. Rieth et appelé « Rhône-Saône » qui présente des influences méditerranéennes, notamment l’étanchéité de la coque obtenue par la technique du lutage, avec un tissu imprégné de poix mis en place au moment de l’assemblage de la coque.

 

          L’étude dendrologique permet de dater les bois entre 15 et 130 apr. J.-C., mais une datation plus précise est obtenue par le matériel de fouille (céramique notamment), provenant d’un espace de vie à l’extrémité du navire – zone de cuisine (bouilloires noircies par le feu, demi dolium servant de foyer, céramique fine – parois fines et assiettes en sigillée sud-gauloise), vers 40-60 apr. J.-C. Ces espaces intérieurs du chaland sont délimités et renforcés notamment par des planches supplémentaires ou une poignée de fer, tandis que dans la partie centrale du chaland on a constaté des aménagements particuliers, identifiés à des caissons de protection de la coque du navire contre la cargaison pondéreuse et visant à éviter un épandage de la celle-ci. L’analyse xylologique, menée par Sabdra Greck et Frédéric Guibal, a révélé l’usage de chêne sur le fond de l’embarcation et la charpente transversale, ainsi que l’usage de sapin, d’épicéa et de chêne pour les parties hautes du bordé. Les aménagements internes ont été réalisés en sapin, épicéa, chêne et pin sylvestre. On a également effectué une analyse dendrologique qui a permis de mettre en place des courbes d’abattage des arbres.

 

          Le huitième chapitre, par Marie-Pierre Jézégou, concerne l’épave de la Conque des Salons, qui est une embarcation de type lagunaire. Un fragment de coque romaine d’une embarcation de l’époque impériale de 7,70 m de long et 2,20 m de large a été mis au jour dans l’étang de Thau dans l’Hérault ; il est constitué de quatre membrures et dix virures sur une quille (virure plus épaisse). Les caractéristiques de construction de cette embarcation la rendent parfaitement adaptée à un milieu nautique lagunaire et éventuellement côtier, avec un fond de carène plat et une semelle de plomb renforçant la quille avant le relèvement de l’étrave. Il s’agit d’un rare exemple de navigation lagunaire en Gaule.

 

          Le neuvième et dernier chapitre, par Giulia Boetto et Corinne Rousse, concerne une découverte de la fin du XIXe s. : le chaland de Lipe (ljubljana, Slovénie), daté du Ier s. apr. J.-C. Il s’agit d’une construction sur sole ligaturée et raccordée à des flancs bas et inclinés vers l’extérieur. Le chaland de Lipe rappelle la forme et la construction sur sole de type gallo-romain ou romano-celtique attestées en Europe occidentale, mais certaines de ses caractéristiques sont originales : l’assemblage par ligature de la sole et des flancs, le pré-assemblage des flancs, l’utilisation de gournables pour l’assemblage des membrures à la sole sont des caractéristiques attribuées à l’Adriatique, un espace nautique caractérisé par la survivance de la ligature à l’époque romaine. Les caractéristiques architecturales hybrides du chaland de Lipe reflètent son appartenance à une zone continentale ouverte géographiquement, historiquement et culturellement aux influences méditerranéennes représentées par les deux traditions adriatiques romano-padane et surtout illyrienne ou romano-illyrienne.

 

          Au travers de ces neuf chapitres, il est aujourd’hui confirmé, à la lumière des vestiges récemment découverts, notamment à Lyon et à Arles, que la construction navale gallo-romaine connaît une « koinè » navale propre aux bassins fluviaux et aux traditions régionales d’un groupe appelé « Rhône-Saône », qui se caractérise par une tradition celtique qui intègre des techniques de construction maritime méditerranéennes. La Batellerie gallo-romaine propose un tour de la question des influences méditerranéennes sur les techniques de construction locales avec des exemples précis ; chaque chapitre présente une bibliographie riche et à jour, ce qui constitue un outil précieux dans ce domaine, finalement si peu étudié, qu’est la batellerie fluviale gallo-romaine. Même si certaines contributions ne fournissent que des résultats préliminaires puisque les études étaient encore en cours, l’illustration de qualité (plans, dessins et photographies de détail et en couleur) ne manque pas.

 

 

Sommaire

 

Boetto, G., Pomey, P., Tchernia, A., Avant-propos, p.6

Pomey, P., Introduction, Nouvelles perspectives de recherche sur la batellerie gallo-romaine, p. 7

  1. Arnold, B., Embarcations gallo-romaines du lac de Neuchâtel : dans les abysses de la construction navale, p. 9

  2. van Holk, A., Recent Research on Roman Shipfinds from the Netherlands, p. 31

  3. Bockius, R., Technological Transfer from the Mediterranean to the Northern Provinces, p. 45

  4. Rieth, É., L’épave du chaland gallo-romain de la place Tolozan à Lyon : approche d’une tradition régionale de construction « sur sole » en relation avec l’architecture navale maritime méditerranéenne, p. 61

  5. Les épaves du Parc Saint-Georges à Lyon

    1. Ayala, G., Aménagements de berge et activités portuaires à Lugdunum : les apports de la fouille du Parc Saint-Georges, p. 75

    2. Guyon, M., Rieth, É., Les chalands gallo-romains du Parc Saint-Georges, p. 89

    3. Médard, F., Textiles archéologiques et archéologie navale : l’exemple des tissus gallo-romains du Parc Saint-Georges, p. 103

  6. Lonchambon, C., Le chaland du pont romain de Chalon-sur-Saône : réflexions sur le système d’étanchéité, p. 119

  7. L’épave Arles-Rhône 3

    1. Marlier, S., L’épave Arles-Rhône 3 : étude préliminaire d’un chaland gallo-romain, p. 131

    2. Greck, S., Guibal, F., Étude dendrologique de l’épave Arles-Rhône 3, p. 153

  8. Jézégou, M.-P., L’épave de Conque des Salins (Mèze, Étang de Thau, Département de l’Hérault). Une embarcation lagunaire, p. 165

  9. Boetto, J., Rousse, C., Le chaland de Lipe (Ljubljana, Slovénie) et la tradition de construction « sur sole » de l’Europe sud-orientale : quelles influences méditerranéennes ?, p. 177