| Recht, Roland (dir.): Le grand atelier. Chemins de l’art en Europe (Ve-XVIIIe siècle), 336 pages, env. 600 ill. en couleurs, 28 x 23 cm, ISBN 978 906153787 8, 39 euros. (Actes Sud, Arles - Fonds Mercator, Bruxelles 2007)
| Rezension von Jan Blanc, Université de Lausanne Anzahl Wörter : 2099 Wörter Online publiziert am 2008-07-18 Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=161 Concevoir une synthèse historique couvrant près de vingt siècles de
production artistique est un exercice dont on peut aisément comprendre
qu’il est délicat et risqué. C’est pourtant le défi qu’ont tenté de
relever Roland Recht, Catherine Périer-d’Ieteren et Pascal Griener, à
l’occasion de l’exposition organisée à Bruxelles, au Palais des
Beaux-Arts, du 5 octobre 2007 au 20 janvier 2008, qui a donné lieu à la
publication du Grand atelier, dont le sous-titre (Chemins de l’art en
Europe, Ve-XVIIIe- siècle) illustre bien l’ambition, mais aussi la
prudence méthodologique.
Traitant de la question de la circulation européenne des œuvres et des
artistes durant le Moyen Âge et la période moderne, l’exposition était
structurée autour de quatorze grands thèmes transversaux. On en
retrouve directement la trace dans le plan du catalogue, divisé en
trois parties. La première est occupée par cinq essais introductifs,
consacrés à la circulation des artistes (Peter Burke, pp. 23-28), à
l’apparition du livre imprimé (Roger Chartier, pp. 29-34), aux
collections princières et aux musées d’art au Nord des Alpes (Krzysztof
Pomian, pp. 35-45), au Grand Tour (Pascal Griener, pp. 46-53) et à
l’imitation des maîtres (Catheline Périer-d’Ieteren, pp. 54-61). La
deuxième (pp. 62-262), la principale, est consacrée à l’analyse d’une
série de quatorze thèmes, qui racontent « chacun à sa manière, une
histoire de la circulation des hommes, des formes et des techniques »
(p. 18). Quant à la troisième partie (pp. 263-329), elle constitue
enfin le catalogue des œuvres exposées, auxquelles renvoient les
différentes contributions – présentation technique et bibliographique
des œuvres, brefs commentaires, essais de contextualisation.
Cette organisation répond au souci, bien naturel, de sélectionner et
d’organiser une matière richissime et des enjeux ambitieux, mais aussi
à celui de repenser le genre de la synthèse. Il existe, de façon
générale, deux façons d’envisager la construction d’une synthèse
historique – que celle-ci concerne la philosophie, l’histoire ou, plus
généralement, le monde des idées. La première, dont les contours ont
été notamment définis par Condorcet, dans un célèbre discours sur
l’instruction publique, privilégie la logique de l’abrégé. Il s’agit
d’extraire de la complexité et du foisonnement du réel un certain
nombre de vérités ou de guides, plus ou moins irréfutables : « On ne
doit point regarder comme un obstacle [au] perfectionnement indéfini
[de l’humanité] la masse immense des vérités accumulées par une longue
suite de siècles. Les méthodes de les réduire à des vérités générales,
de les ordonner suivant un système simple, d’en abréger l’expression
par des formules plus précises, sont aussi susceptibles des mêmes
progrès ; et plus l’esprit humain aura découvert de vérités, plus il
deviendra capable de les retenir et de les combiner en plus grand
nombre » (Condorcet, « Sur l’instruction publique » [1791-1792], in
Œuvres de Condorcet, éd. A. Condorcet, O’Connor & M.-F. Arago,
Paris, 1847-1849, t. VII, p. 181).
Face à cette conception de la synthèse comme exercice de vulgarisation
déductive, la synthèse, au sens cartésien du terme, se présente comme
une démarche inductive, qui consiste à « conduire par ordre [ses]
pensées, et commençant par les objets les plus simples et les plus
aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés jusques à la
connaissance des plus composés » (René Descartes, Discours de la
méthode, deuxième partie, in Œuvres et lettres, éd. A. Bridoux, Paris,
Gallimard [« Bibliothèque de la Pléiade »], 1953, p. 138). Les vérités
n’y sont pas des références inébranlables, ou des certitudes, mais des
repères provisoires, dont l’exercice du doute méthodique et de
l’analyse critique permet de raffiner en permanence les termes et la
nature.
Se défendant, dans son introduction, d’avoir voulu être le grand
maître-d’œuvre d’un projet excessivement généralisateur, Roland Recht
inscrit sa démarche dans les pas de Descartes. « L’heure est moins que
jamais aux grandes synthèses, même si elles sont plus que jamais
attendues par le public » (p. 18), explique-t-il en présentant in petto
la gageure de son Grand atelier : tenter de proposer aux lecteurs un
certain nombre de repères historiques et formels sans pour autant
sacrifier la précision ou la pertinence des propos et des analyses.
Pour cela, le Grand atelier est défini comme l’ébauche de « quelques
perspectives sur l’histoire de l’art en Europe », « préférant de courts
dossiers à un panorama superficiel » (p. 18). De ce point de vue, les
titres de l’exposition et de l’ouvrage peuvent être lus, de façon
spéculaire, comme une évocation effective des différents « chemins de
l’art en Europe », du Ve au XVIIIe siècle, mais aussi comme une
proposition de renouvellement des moyens de parler de ces « chemins » à
un grand public.
En récusant la méthode consistant à vouloir parler un peu de tout, et
qui amène ainsi à en parler de façon schématique, la synthèse
historique proposée par l’exposition et par son catalogue offre une
première et rare qualité : sa partialité. Le choix des thèmes est
présenté par les auteurs comme « arbitraire » (p. 18), ce qui contribue
paradoxalement à la qualité et à la pertinence du propos. Non seulement
parce qu’il évite l’écueil, malheureusement omniprésent dans la plupart
des expositions de grande ampleur ou des manuels d’histoire de l’art
publiés jusqu’à présent en France, d’une extensivité vide. Mais aussi
parce qu’il amène les auteurs à développer des idées sur des objets –
c’est-à-dire à construire une pensée et un discours à partir des œuvres
(ou, tout au moins, de leurs images) et à ne pas se fonder
excessivement sur les lieux communs ou les clichés de la discipline,
qui plaisent d’autant plus au grand public qu’ils sont aisément
assimilables, comme des vérités toutes faites ou des arguments
d’autorité. Si Roland Recht semble faire preuve d’un optimisme excessif
en soulignant que l’« on est passé de l’époque des grandes synthèses à
une micro-histoire de l’art, s’efforçant de renoncer aux anciennes
classifications – en “écoles” statiques, en “styles” monolithiques – au
profit d’approches infiniment plus nuancées » (p. 17), la volonté
affichée est plus que louable.
La qualité globale des articles du catalogue est d’un haut niveau. Les
analyses y sont précises et claires, et le choix des œuvres ou des
sources suffisamment original pour satisfaire et le lecteur curieux et
le connaisseur. S’il est impossible, bien évidemment, de résumer en
quelques lignes les contributions d’auteurs dont les méthodes, mais
aussi, souvent, les objets sont différents, l’orientation générale des
questions évoquées concerne d’évidence les concepts ou les enjeux de la
géographie artistique. En soulignant dans son article que, selon lui,
le déplacement des savoir-faire suppose toujours le déplacement des
artistes qui les portent et les transmettent (p. 23), Peter Burke
exprime un point de vue fort intéressant, mais aussi assez
traditionnel, associant de façon étroite les productions matérielles,
les activités artistiques et les individus. Il offre l’avantage, en
présentant les problématiques de diffusion des techniques en termes de
flux et de déplacements, de relativiser ou de repenser la notion même
de « territoire », à travers la mise en valeur de territoires virtuels
ou imaginaires, plus susceptibles de traduire la réalité du métier
d’artiste que les concepts de nations ou d’États. Cette analyse – qui
ne semble pas nécessairement partagée par les autres auteurs du volume
– demeure toutefois insatisfaisante. D’une part parce qu’elle est
partiellement incohérente. En faisant régulièrement référence à la
notion d’« École » ou à la distinction (topique) du centre et de la
périphérie – dont la déconstruction critique aurait sans doute mérité,
à elle seule, une contribution dans cet ouvrage –, l’historien en
revient à une conception plus strictement topologique de la géographie
artistique : « Sans la circulation des artistes, les styles que nous
appelons Renaissance, maniérisme, baroque et classicisme auraient
certes pu se propager en Europe et au-delà mais d’une manière beaucoup
moins cohérente » (p. 27).
D’autre part parce qu’elle élude la question des modalités
d’acquisition des savoir-faire. Une conception traditionnelle valorise
à juste titre l’apprentissage en atelier comme le principal lieu et
moyen de transmission des savoirs techniques et pratiques. La diffusion
des modèles, facilitée par l’invention, puis le développement de
l’imprimerie (pp. 29-34), puis de l’estampe, a toutefois amené à
encourager ce que l’on pourrait appeler des « savoir-faire indirects »
dont l’acquisition est à la fois produite et motivée par les maîtres
locaux et la réaction (positive ou négative) aux nouveaux objets. Le
cas de François Perrier, récemment analysé par Cécile Tainturier
(Fondation Custodia, Paris), est symptomatique de cette transmission
réactive des modèles. La publication de ses Icones et segmenta
illustrium e marmore tabularum quae Romae adhuc extant (Rome-Paris,
1645) a permis à certains artistes, amateurs ou graveurs hollandais,
comme Jan de Bisschop, d’améliorer leur connaissance de l’antique, de
publier parfois leurs propres versions, plus ou moins calquées des
modèles de Perrier, et de développer une connaissance experte qui a
ensuite nourri ou encouragé des conceptions théoriques défendant
l’étude des antiques et des modèles romains ou français (Andries Pels,
Gerard de Lairesse) contre l’imitation trop servile de la nature
(Rembrandt). Dans ce cas, le développement de ces savoirs et de ces
techniques ne peut seulement s’expliquer par le déplacement des acteurs
de la vie artistique : les objets, les modèles et, surtout, leur
réception différenciée au sein d’un même milieu constituent autant de
facteurs de déplacement, de développement, voire de surgissement, de
savoir-faire locaux.
L’apparition, à la fin du XVIe siècle, d’une véritable littérature de
manuels artistiques et techniques, dont on sait qu’ils ont joué un rôle
essentiel dans le développement des savoir-faire et des techniques,
constitue un autre fait marquant, insuffisamment traité dans le Grand
atelier. La question des traités de perspective et de leur utilisation
par les artistes à des fins mimétiques (reprises des planches
imprimées), pédagogiques (apprentissage des fondements de la science
perspective) ou techniques (résolution de problèmes ponctuels, comme
les déformations latérales liées à la mauvaise disposition des points
de distance), aurait pu être, par exemple, un bon moyen de poser les
questions liées à l’exploitation d’objets qui sont, tout à la fois, des
productions et des producteurs (de) techniques.
A contrario, s’il est vrai que les mécanismes de l’explication
historique par influences peuvent nous amener à penser qu’un
déplacement humain coïncide nécessairement avec un transfert de
compétences, est-ce aussi évident ? Si l’arrivée de plusieurs artistes
italiens majeurs à Fontainebleau, au milieu du XVIe siècle, a pu
constituer le modèle par excellence d’un déplacement de techniques et
de modèles, de la France vers l’Italie, fort étudié par l’histoire de
l’art, ce modèle est-il exemplaire ? Le déplacement de l’atelier Picart
à Amsterdam, à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, pourrait
être avancé pour démontrer qu’il existe aussi des formes de déplacement
autarciques des savoir-faire.
Par ailleurs, l’usage machinal et irréfléchi de la notion d’influence
permet de court-circuiter ce qui constitue – ou devrait constituer –
l’essentiel des réflexions des historiens d’art : non pas la trace
repérable, et souvent difficile à mesurer précisément, des modèles dans
les œuvres d’art, dont la monstration constitue un exercice d’érudition
parfois un peu vain, mais bien les modalités de transfert de ces
modèles dans et par les œuvres (en cela, le lecteur trouvera sans doute
décevantes les analyses comparatives des œuvres de Titien, de Rubens et
de Rembrandt proposées par Catherine Périer-d’Ieteren, trop strictement
cantonnées à l’analyse formelle). Un modèle produit moins une influence
– au sens premier : astrologique – qu’une réaction, qui peut être
positive ou négative, mais qui est, de façon générale, sélective et
critique. Roger Chartier l’a bien montré, soulignant avec pertinence
comment l’émergence de la nouvelle culture écrite et imprimée amène un
certain nombre d’érudits à revaloriser la culture manuscrite (p. 33).
Et Pascal Griener a absolument raison, dans l’une de ses études, d’en
appeler à une étude plus poussée des « arts décoratifs, et surtout,
[de] l’interaction entre les pratiques artistiques » (p. 211). Étudier
un modèle, surtout lointain (pp. 219-223), suppose de le comprendre, de
l’assimiler pour le digérer : « comprendre un motif étranger revient
alors à le transformer » (p. 213), mais aussi à transformer son propre
métier. La fonction heuristique de la copie, conçue comme une « reprise
» de l’original, « avec de légères variantes », y est centrale (p.
119). « Copier, c’est interpréter, comme un musicien interprète une
œuvre » (p. 151). Ajoutons qu’aussi fidèle que soit une copie, elle
constitue, du fait de son existence, au moins un doublon de l’original,
dont elle reste, ontologiquement et techniquement, dérivée et
dépendante – ce qui permet, précisément, de fonder la théorie moderne
de la mimésis, qui ne cesse de reprendre pour décaler, d’investir les
modèles pour les réinvestir.
Notons enfin que la distinction du savoir et du savoir-faire est, à
elle seule, un choix et une orientation philosophiques. Elle a
l’avantage de rappeler que les arts sont, dans la société de l’Ancien
Régime, d’abord des métiers. Mais elle peut aussi véhiculer l’idée d’un
divorce entre la pensée (nécessairement intellectuelle) et l’action
(foncièrement physique et technique). Or, comme le constate Pascal
Griener qui explique que « le voyageur [qui découvre les chefs-d’œuvre
de Rome] les connaît presque sans les avoir vus, grâce aux manuels qui
désignent les statues à admirer, qui tracent la brève histoire de
chacune d’elles, enfin, qui déchiffrent leurs éléments symboliques,
dûment rapportés à l’histoire des coutumes dans l’Antiquité » (p. 47),
en même temps que « lorsque le contemplateur rencontre l’œuvre et se
place devant elle, tout reste à faire » (p. 49), les livres constituent
des espaces d’expériences fictionnelles, qui préparent et souvent
préconstruisent l’expérience réelle. Dans ce cadre, la simple lecture
peut constituer le premier pas d’acquisition d’un savoir qui, médiatisé
par la pratique et l’application technique, se mue en savoir-faire.
Ces quelques réserves ponctuelles ne remettent toutefois pas en cause
la qualité d’une exposition et d’un ouvrage très riches. Il faut
notamment louer la présentation visuelle, graphique et matérielle, fort
élégante, du catalogue, disponible en deux langues (français et
anglais), mais aussi, en un sens, le courage politique du projet.
Financé par l’association internationale Europalia, dont la « mission
[est] la mise en valeur du patrimoine culturel », il a le mérite
d’afficher des ambitions qui ne sont pas seulement scientifiques mais
aussi institutionnelles et politiques : « Mettre de l’espoir dans
l’Europe de demain, n’est-ce pas aussi jeter quelque lumière sur celle
du passé dont les œuvres d’art demeurent, sous nos yeux, les témoins
les plus éloquents ? » (p. 17).
|