Adamczak, Audrey: Robert Nanteuil ca.1623-1678. 352 p., 451 ill. dont 91 en coul., 24x32, ISBN : 978-2-903239-47-3, 96 €
(Arthéna, Paris 2011)
 
Compte rendu par Pascale Cugy, Université Paris IV
 
Nombre de mots : 2025 mots
Publié en ligne le 2012-11-27
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1575
 
 

 

          La publication de la thèse soutenue en 2007 par Audrey Adamczak et consacrée à l’œuvre dessiné de Robert Nanteuil (Robert Nanteuil (Reims, ca. 1623-Paris, 1678), portraitiste du temps de Louis XIV. L’œuvre dessiné) constitue le premier ouvrage du catalogue d’Arthena consacré à un graveur – même si, comme le rappelle Maxime Préaud dans la préface, Nanteuil n’y est pas accueilli en cette unique qualité, l’insistance étant portée sur ses talents de peintre-dessinateur, et notamment de pastelliste. Cette reconnaissance éditoriale concerne un artiste incontestablement éminent, au sein de la gravure comme des arts en général au XVIIe siècle, un artiste titulaire d’une thèse de philosophie qui appartient au monde des « savants » et plus encore des « honnêtes hommes », évoluant dans le milieu de l’Académie royale – sans toutefois en faire véritablement partie –, graveur, dessinateur, peintre mais aussi poète et théoricien de son art, assez conscient de son importance pour avoir laissé une esquisse d’autobiographie et des séries de Maximes sur la peinture et la gravure. Faisant partie du cercle restreint des artistes à avoir pu travailler à plusieurs reprises ad vivum d’après Louis XIV, il a fourni des traits à grand nombre de personnalités de son siècle, produisant près de deux cent cinquante portraits qui figurent presque immuablement les modèles en buste à l’avant d’un fond neutre. 

 

          Si Robert Nanteuil est depuis longtemps considéré comme un artiste d’envergure, il faut bien reconnaître que les travaux complets à son sujet manquaient cruellement. En dépit – ou peut-être en raison – des nombreux documents connus et de la riche matière laissée par les notes biographiques de Tempesti et Baldinucci, les dernières études monographiques, celles d’Eugène Bouvy ou de Petitjean et Wickert, dataient en effet du premier quart du XXe siècle. Le livre d’Audrey Adamczack vient ainsi fort opportunément combler un vide tout en s’ajoutant à la série de récents travaux consacrés aux grands graveurs du XVIIe siècle et à l’art du portrait sous Louis XIV, catalogues d’expositions ou monographies. Même s’il se présente comme dédié à l’œuvre dessiné, c’est bien de Nanteuil homme et artiste dont il est question dans ce livre, destiné à faire référence et à constituer un outil essentiel à la recherche.

 

          Comme toutes les publications d’Arthena, l’ouvrage est agrémenté de riches annexes – chronologie, pièces justificatives et fortune critique – et de nombreuses reproductions de grande qualité qui permettent d’apprécier au plus près la maîtrise de Nanteuil, aussi impressionnante dans la matière poudreuse et fragile du pastel que dans la légèreté brillante de la mine de plomb sur vélin ou les tailles régulières du burin. Le catalogue de l’œuvre, aux notices détaillées et qui occupe la majeure partie du volume, permet d’appréhender la production de manière chronologique, des premières feuilles, à sujet souvent religieux – parmi lesquelles le fameux Christ bénissant, qui ouvre la production et aurait été gravé avec un clou –, jusqu’aux derniers travaux, laissés inachevés et terminés par Gérard Édelinck – parmi lesquels se trouvent la thèse des fils du chancelier d’Aligre ornée du portrait du roi auquel l’artiste imputa son décès et le Moïse d’après Philippe de Champaigne. Le choix de mêler dans ce catalogue pastels, gravures et dessins est tout à fait justifié, ces différentes œuvres, sur papier ou vélin, voire sur satin, correspondant aux différentes facettes, souvent directement complémentaires, de la pratique et de l’œuvre de Nanteuil ; le catalogue apporte de manière générale un éclairage très intéressant sur ses portraits en réunissant visuellement des feuilles dispersées dans un grand nombre d’institutions et de collections particulières, à Paris, Londres, Vienne, Berlin ou Washington.

 

          La riche biographie qui ouvre l’étude croise de nombreuses sources, dont quelques-unes étaient jusqu’alors inédites – ainsi du recueil manuscrit de rondeaux dédié à Perrault conservé à la Bibliothèque nationale de France – et inscrit efficacement Nanteuil au cœur de la société de son temps. Audrey Adamczak insiste tant sur sa formation rémoise et son rôle dans le milieu des graveurs parisiens que sur les réseaux de sociabilité qu’il développe dans la capitale, où ses qualités de portraitiste, capable de « [pénétrer] dans le cœur des gens pour animer leurs portraits », sont célébrées dès les années 1650, peu après son arrivée, située en 1646-1647. Nanteuil suscite entre autre l’attention de John Evelyn, dont il fait le portrait en 1650 et qui recommande en 1669 à Samuel Pepys de lui rendre visite, décrivant l’artiste comme « the greatest man that ever handled the graver ». Sa notoriété apparaît également à travers l’accès à Mazarin, dessiné ad vivum en 1656, lequel l’introduit sans doute auprès du jeune Louis XIV, qui octroie à Nanteuil en 1658 un brevet de dessinateur et graveur rendant hommage à « son génie pour la portraiture, sa capacité pour la connaissance des belles-lettres (…) et son secret pour rendre infaillible par le crayon et par le burin la ressemblance des sujets dont l’air est le plus difficile à prendre ». De nombreux autres éléments témoignent de la grande présence de la personne et de l’art de Nanteuil, dont la réputation dépasse les frontières et qui semble recherché par toute l’Europe. Nommé dans les écrits de Cornelis de Bie ou Joachim von Sandrart comme dans ceux de Michel de Marolles, il se voit confier la formation de Domenico Tempesti par Cosme III de Médicis, qui s’appuie pour ce faire sur son résident à Paris, Carlo Antonio Gondi.

 

          Les portraits gravés et dessinés, qui sont autant de témoignages des rencontres et de la vie de Robert Nanteuil, sont croisés avec des portraits de l’artiste exécutés par ses contemporains – comme celui de Madame de Scudéry. Cette dernière le prend comme modèle pour le « Nélante » de sa célèbre Clélie, histoire romaine, ou celui en vers du poète Étienne Martin de Pinchesne, qui le fréquentait dans la compagnie des frères Perrault à Viry – ; ils se joignent à plusieurs autres sources, parmi lesquelles plusieurs lettres autographes, dont la réunion fait certainement de Nanteuil le graveur le plus documenté de son siècle.

 

          Soulignées par Abraham Bosse ou Claude-François Ménestrier, les qualités du portraitiste trouvent l’occasion de se déployer dans les travaux du dessinateur et du pastelliste en même temps que dans ceux du buriniste tout au long de la vie de l’artiste. Sa reconnaissance comme homme « hors du pair dans sa profession » et ses nombreux contacts avec des peintres, notamment Philippe de Champaigne, qu’il fréquente dans son atelier dès son arrivée à Paris, ne l’empêchent pas, en effet, de continuer ses travaux de gravure de portrait – souvent voués à des thèses – jusqu’à sa mort, poursuivant une idée fixe présente dès ses jeunes années. Une vocation précoce et déterminée conduit Nanteuil, que rien ne semblait devoir destiner à une telle profession, à devenir non seulement l’un des plus importants artistes de son temps, se faisant même le porte-parole des graveurs parisiens auprès du pouvoir – on lui attribue l’initiative de l’édit de Saint-Jean-de-Luz – mais aussi l’un des grands théoriciens de l’art de la portraiture. 

 

          Un des mérites de l’ouvrage d’Audrey Adamczak est ainsi d’éclairer les débuts de la carrière de l’artiste et sa rapide insertion dans le milieu parisien : fils d’un marchand-peigneur de laine rémois, Robert Nanteuil apparaît en effet comme obsédé par la gravure et le dessin dès son adolescence, durant laquelle il réalise des œuvres d’après Callot ou ses camarades de classe avant de se perfectionner auprès de Nicolas Regnesson, graveur de Reims qui s’était formé chez Jean Ganière à Paris. Ses premières gravures témoignent de l’influence de la production parisienne : c’est notamment le cas d’une Sainte Catherine présentant la philosophie au Christ dans laquelle l’auteur a reconnu un montage de deux estampes de Grégoire Huret. De rapides progrès conduisent Nanteuil à s’installer dans la capitale du royaume, où il expérimente différents procédés de gravure qui témoignent de l’influence de Claude Mellan et d’Abraham Bosse, avec lequel il collabore activement. Ce dernier cite d’ailleurs son jeune confrère dans son traité de 1653, insistant sur ses qualités de portraitiste. À partir de ces années, le reste de la vie de Nanteuil semble se déployer avec une certaine facilité : l’accroissement de sa clientèle, l’accès aux plus hautes sphères du pouvoir comme de l’art, semblent les étapes naturelles d’une ascension ininterrompue et apparemment sans heurt, ce qui ne l’empêche pas de connaître d’importantes difficultés financières et une vie privée douloureuse, marquée par la perte de nombreux enfants. Les documents retrouvés livrent le portrait d’un piètre gestionnaire, mais aussi d’un homme généreux et de bonne compagnie, goûtant avec philosophie succès et reconnaissance jusqu’à la fin de son existence, probablement précipitée par un amour de la bonne chère qui l’avait rendu obèse.

 

          Au sein de cette chronologie presque sans vide au cours de laquelle de nombreuses gravures sont naturellement citées, l’analyse de l’œuvre dessiné – souvent esquissée – aurait sans peine pu trouver sa place, au lieu d’être remise à une partie « œuvre » qui implique fatalement des répétitions et des listes de feuilles que même les nombreuses reproductions ne permettent pas toujours de comparer avec commodité. Le vocabulaire semble d’ailleurs relativement impuissant à caractériser de manière adéquate l’évolution de l’artiste quand tous ses dessins, depuis sa jeunesse jusqu’à la fin de sa vie, laissent transparaître, avec des variations qui ne semblent concerner que l’aisance et l’assurance, de constantes « qualités de vérité et de profondeur » mêlées à « une réelle force expressive ». Les mêmes termes se retrouvent en effet dans les différents paragraphes qui découpent la carrière de l’artiste, qu’il s’agisse de la « volonté de s’en tenir à l’essentiel », de la « sobriété des figures », du « naturel des poses », de la « vérité des expressions » ou d’un aspect tactile toujours subordonné à l’ensemble. Ce second volet du texte, qui s’appuie en grande partie sur les Réflexions ou Maximes sur La Peinture La Gravure et La Physionomie, s’efforce cependant de caractériser avec précision l’art de dessinateur de Nanteuil, marqué par la « recherche de l’expression juste et modérée », la volonté de convaincre et de rendre vrai, et de mesurer son influence, indéniablement forte, quoique compliquée à déterminer avec exactitude. La monotonie qui peut émaner de l’examen successif des feuilles dans le texte est ainsi heureusement rompue par des paragraphes consacrés à la séance de pose ou aux techniques du dessinateur, assortis d’explications provenant de Nanteuil lui-même ou de témoins de sa pratique comme Tempesti, portant sur le dispositif de création et les maximes qui le fondent.

 

          De ce corpus presque exclusivement réservé à la figure humaine, émergent de nombreuses questions et possibilités d’analyses futures. L’œuvre de portraitiste de Nanteuil, qui joua un grand rôle dans l’art français, s’insérant avec brio dans la suite des Dumonstier et exerçant une profonde influence, est en effet définie par ce que Maxime Préaud qualifie de « vision diplomatique », totalement en accord avec le motif de l’honnête homme, courtois et accommodant, que Nanteuil met lui-même en avant lorsqu’il dépeint la « véritable fortune » et que tous ses biographes – jusqu’à Audrey Adamczak – se sont accordés à reprendre pour le caractériser. Tous les portraits que regroupe l’ouvrage sont traversés par le même air aimable et souriant, qui les rend immédiatement reconnaissables et évoque un « vivre tranquille » permanent – « vivre tranquille » évidemment flatteur à l’égard de la société qui vient commander son effigie, immanquablement représentée spirituelle et à son avantage. Les attitudes et les habits, qui concentrent l’apparat avec une sobriété de bon aloi, jouent sans aucun doute un rôle d’une grande importance dans la codification d’un art à la fois pénétrant et conciliant, exercé par un homme dont la conversation contraste avec une existence marquée par les deuils et les soucis financiers. Resterait ainsi notamment à mesurer le degré de complaisance et de flatterie vis-à-vis des modèles du beau monde, spirituellement évoqué par Madeleine de Scudéry et présent dans les mémoires du comte de Brienne, qui s’oppose à la doxa de ses contemporains au sujet de la ressemblance des gravures, qu’il assimile aux portraits de Mignard en écrivant à propos de Mazarin : « Tâchons d’en faire un portrait qui lui ressemble un peu mieux que ceux de Mignard et de Nanteuil dont nos cabinets sont pleins. Celui que j’entreprends coûte un peu plus cher que ces autres, où l’on n’emploie que le burin ou les couleurs ».