Kondakov, Nikodim: Iconographie de la Mère de Dieu. III volume. 668 pagine, 267 illustrazioni in bianco e nero
Dimensioni: cm 19,5 X 27,5, Isbn 978-88-89667-36-1, 50 €
(Lipa Edizioni, Roma 2011)
 
Compte rendu par Judith Soria, Institut national d’histoire de l’art, Paris
 
Nombre de mots : 2620 mots
Publié en ligne le 2012-10-29
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1423
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          Ivan Foletti est l’auteur d’une thèse de doctorat soutenue à Lausanne en 2010 et publiée en 2011 à Rome, sur N.P. Kondakov (1844-1925), dans laquelle il reconstruit la biographie et le parcours intellectuel de l’historien de l’art russe. Ce sont ces recherches qui l’ont mené à la découverte en 2008 du dernier manuscrit de l’auteur, alors considéré disparu, ou plus exactement de la traduction française du texte russe faite dans les années 20, non mentionnée depuis et retrouvé au Pontificion Istituto Orientali (PIO). Il s’agit du troisième et dernier volume de l’Iconographie de la Mère de Dieu, dont les deux premiers tomes ont été publiés à Saint-Pétersbourg en 1914 et 1915. Les premiers volumes étaient consacrés d’une part aux relations de l’art byzantin et russe avec la peinture des primitifs italiens et d’autre part aux aspects plus proprement iconographiques de la représentation de la Vierge dans l’art chrétien depuis les origines, et son aboutissement en Russie. Le troisième vient donc compléter ce travail en analysant l’image de la Madone dans la peinture italienne. Pour Kondakov, il s’agit de confronter l’icône, en particulier de la Vierge, telle qu’elle est définie par les théologiens de l’image à l’issu de la crise iconoclaste et telle qu’elle existe dans le monde slave et byzantin, à son développement dans le monde catholique, en particulier en Italie.

 

          L’ouvrage de Kondakov est précédé d’une introduction d’une trentaine de pages dans laquelle l’éditeur présente l’auteur, l’histoire et le contexte de rédaction du manuscrit. Il était en effet occupé à cet ouvrage lorsque survient la Révolution et avec elle plusieurs années d’instabilité, d’abord en Russie puis en exil à partir de février 1920, à Constantinople, Sofia puis Prague.

 

          Après cette présentation, viennent les 550 pages du  texte en lui-même. Celui-ci est divisé en dix chapitres qui présentent l’iconographie de la Mère de Dieu par ordre chronologique et par région. On peut diviser ces chapitres en deux parties ; la première analysant l’image de la Madone du XIIe au XIVe siècle à Florence, Sienne, en Ombrie et en Vénétie ainsi que les icônes « gréco orientales » réalisées ou conservées à Rome et à Messine, la seconde abordant les représentations de la Vierge dans l’art des XVe et XVIe siècles.

 

          Dans son introduction, N.P. Kondakov évoque d’emblée ce qui va être son fil directeur tout au long de l’ouvrage, c’est-à-dire l’évolution, ou la métamorphose de l’art par l’expression du sentiment des artistes, par la pensée religieuse intime. Il met également en avant l’élément régional dans le développement et dans la qualité des images mariales. Les évolutions stylistiques et culturelles que connaissent les derniers siècles du Moyen Âge et la Renaissance sont donc observées à partir de l’image de la Vierge.

 

          La première partie s’ouvre sur la formation de l’art italien qu’il présente à travers les créations des XIIe et XIIIe siècles en Italie et en Europe (France et Allemagne surtout). Cette présentation permet à l’auteur d’analyser la naissance de ce qui est perçu comme un nouveau style. Les images de la Madone y apparaissent comme le lieu même de ce changement, l’influence française et le goût des hautes classes de la société se polarisant surtout sur les figures féminines. L’art antique est également impliqué dans le passage au nouveau style. Cependant, l’élément déterminant, conformément à l’historiographie depuis Vasari, fut, en première instance, le talent de Cimabue, qui permit de dépasser les modèles byzantins estimés et disponibles en Italie centrale au XIIIe  siècle, et de sortir l’art italien de ce que l’auteur présente comme une impasse stylistique.

 

          La question byzantine et le caractère grec de l’art italien avant le XIIIe siècle sont évidemment des thèmes importants au regard de la formation du nouveau style, et l’auteur y revient à plusieurs reprises dans la première partie du livre. Il relève le caractère grec des fresques du XIe siècle, mais le distingue des influences néo-grecques que l’on trouve aux XIIIe et XIVe siècles. En effet, la rupture est alors consommée puisque Kondakov affirme alors qu’on ne trouve pas de traits proprement byzantins dans les œuvres des XIIe et XIIIe siècles. Il reviendra brièvement sur la question au début du deuxième chapitre. Il passe rapidement sur les anciennes théories, qui niaient les influences byzantines dans le passage à l’art italien et régional, et qui ne trouvent plus guère d’adeptes à la fin de la première décennie du vingtième siècle, alors que l’existence de modèles grecs n’est plus contestée. Kondakov évoque alors, sans approfondir, la complexité de la question et la diversité du matériel que les recherches produites par les tenants des différentes thèses ont révélé.

 

          Un autre chapitre, consacré aux icônes de la Mère de Dieu, vénérées à Rome et à Messine, permet à Kondakov d’aborder le thème une dernière fois, quoiqu’en déplaçant la question. Après avoir rappelé l’objet de son ouvrage - le développement de l’iconographie de la Madone dans le monde catholique -,  il se concentre sur les icônes le plus en rapport avec l’iconographie byzantine, et qui sont aussi les plus anciennes. Il s’agit de témoins de l’art gréco-oriental, mais quelques unes se différencient de leurs prototypes byzantins par la peinture, ou la manière qui est italienne, tout en restant fidèles à la tradition iconographique. La présence importante d’icônes grecques à Messine est parfois expliquée par les échanges commerciaux avec l’Orient, mais Kondakov avec justesse les relie plus volontiers à la présence de Grecs en Sicile, une partie de ces œuvres ayant été réalisée sur place.

 

           Le deuxième chapitre est largement consacré aux « écoles » florentine et siennoise menées par Cimabue et Duccio et discute de l’importance respective de l’un et l’autre maître au regard de l’histoire ainsi que de l’antériorité de l’un sur l’autre. Kondakov accepte la revalorisation de Sienne aux dépends de Florence, mais laisse Cimabue à sa place de précurseur de Duccio. Il attribue d’ailleurs la Madone Rucellai au maître florentin, malgré la découverte des documents d’archives concernant la commande au tout début du XXe siècle.

 

          Il compare les œuvres des deux maîtres avec leurs prototypes byzantins. Par ces comparaisons, il justifie l’attribution de la Madone Rucellai à Cimabue, ce qui n’est évidemment guère convaincant, et s’appuie également, dans cette démonstration, sur la fresque de Cimabue à l’église inférieure d’Assise, attribuée par lui à Giotto. Ses raisonnements semblent, sur ce point, un peu bancals, le savant utilisant pour argument ses propres conclusions.

 

          La Madone Rucellai permet à l’auteur d’aborder l’autre thème primordial, celui du caractère religieux de l’œuvre, et de son efficacité comme œuvre de dévotion. Pour Kondakov, ce grand panneau ne peut pas être une icône conventionnelle, car la pensée personnelle de l’artiste se manifeste au spectateur, ce qui en fait une œuvre d’art. Cependant, l’émotion religieuse fait vibrer le spectateur et rend possible « un transport religieux », ce qui la rapprocherait d’une icône. Finalement, l’œuvre est considérée comme un produit de l’école florentine.

 

          Cette question est également abordée dans le 3e chapitre alors qu’il oppose le caractère décoratif des œuvres à leur fonction de dévotion, les deux étant présentés comme tout à fait exclusifs. Les Madones gothiques, qu’elles apparaissent sculptées sur les cathédrales françaises, ou dans les fresques italiennes des églises des ordres mendiants, ne sont pas destinées à la dévotion, et sont donc uniquement décoratives. De la même manière, Giovanni Pisano n’a réalisé que des œuvres décoratives, et aucune image ou statue de la Madone qui soit œuvre de dévotion.

 

          Dans le chapitre consacré à Giotto et à son école, Kondakov commence par retracer l’histoire du mouvement franciscain et de son influence sur le développement de l’art italien, reprenant la thèse de Thode sur le rôle des ordres mendiants dans la Renaissance italienne. C’est également l’occasion de revenir sur la rivalité entre les deux cités toscanes. Outre les nouveaux thèmes liés à cette nouvelle spiritualité, le choix des thèmes oppose Florence et Sienne. Ainsi Florence préfère les images de la Passion du Christ, les allégories, les tableaux didactiques, dont la demande émane de la bourgeoisie florentine. À Sienne au contraire, le sujet favori est justement la Vierge à l’enfant.

 

          Le rôle fondateur de Giotto pour tout l’art du XIVe siècle est largement souligné, sa manière se transmettant à ses disciples. Aussi surprenant que cela puisse paraitre après avoir accepté de revoir la place de Sienne dans l’histoire de l’art du Trecento et d’après, il qualifie Ambroggio et Pietro Lorenzetti d’imitateurs serviles. Le talent inhibant de Giotto est la raison pour laquelle il n’y a pas, selon Kondakov, d’artistes majeurs à Florence avant le XVe siècle.

 

          Pour lui, ce sont visiblement et uniquement les artistes qui sont les moteurs de l’histoire de l’art, et peu d’attention est portée aux autres acteurs, ou à la place et au rôle de l’œuvre. Il suppose par exemple que les « thèmes » ou le support sont le choix unilatéral des artistes eux-mêmes. Ainsi, il s’attache prioritairement à la fonction des œuvres, soit de dévotion, soit décorative selon le but que s’est fixé l’artiste, et au sentiment religieux, qui ne doit pas être entravé par quelque excentricité – ainsi, toute attitude ludique de l’enfant est-elle déplacée. En revanche, il néglige tout à fait les commanditaires et le processus social et culturel de la commande.

 

           Les représentations de la Vierge de la fin du Moyen Âge et du début de l’époque moderne, sont l’objet de la seconde partie. Les critères artistiques et les critères religieux évoluent beaucoup au cours de cette période, comme  le remarque Kondakov dès le début du Chapitre VI. On remarque plus encore dans ces chapitres concernant les périodes plus récentes, combien N.P. Kondakov est gêné dans son appréciation de cet art par sa culture et par sa formation de byzantiniste. Considérant l’attitude donnée par Donatello à ses personnages dans un relief où la Vierge présente l’enfant en le tenant sous les aisselles, il constate que ce geste est tout à fait naturel, mais décrète qu’il ne convient pas à une image de dévotion.

 

           Il souligne ensuite que la sculpture a rendu service à la peinture dans l’élaboration du type de la madone à l’enfant. Au moment où s’opère la transformation de l’icône en tableau, les sculpteurs font en Italie les premiers pas vers le "réalisme" – tâche qualifiée de décorative et non religieuse par Kondakov – entrainant la peinture qui s’éloigne en même temps de la tradition hiératique. D’ailleurs les peintres seront ensuite confrontés à d’autres problèmes que la décoration d’églises et la réalisation de tableaux d’autel, c’est-à-dire à des œuvres laïques, tels que les palais communaux notamment.

 

          La distinction entre icône et tableau à sujet religieux, qui se fait au XVIe siècle intéresse donc particulièrement Kondakov. D’un côté le tableau est une œuvre d’art qui exige talent et engagement du peintre, et de l’autre, la peinture d’icône est devenue tout à fait mécanique et n’attire plus que les peintres médiocres.

 

          Les travaux d’Émile Mâle sur le rôle des mystères sont sollicités pour expliquer l’évolution de certaines scènes. Les nombreuses innovations iconographiques que connaît le XVe siècle doivent donc trouver leur origine dans le théâtre médiéval, ainsi bien sûr que dans l’influence que la peinture du nord exerce à cette période sur les artistes français ou italiens, en particulier dans ce que Kondakov appelle des représentations triviales et réalistes. La position extérieure de Kondakov lui confère d’ailleurs une certaine liberté qui lui permet de déprécier sans complexe ce qu’il appelle le type de la Madonne chez Fra Angelico, ou de déplorer le mauvais goût de bon nombre de peintres italiens, en tête desquels Sandro Botticelli.

 

           La suite de son enquête sur l’évolution de l’icône de la Vierge le mène à observer comment, selon ses propres mots, "le culte de la beauté sensuelle" remplace la foi profonde. Quelques considérations générales sur l’évolution des images au cours de la seconde moitié du XVe siècle à Florence et en Ombrie soulignent les changements très rapides de l’art et des styles, et du grand nombre d’artistes répertoriés, qui sont à la fois causes et conséquences de cette observation. Cependant, tous les territoires ne sont pas homogènes et à la fin de ce siècle, les métamorphoses les plus radicales se font sentir à Venise dont l’art s’était gardé, au cours des décennies précédentes, de suivre les tendances d’Italie centrale, d’Ombrie et de Toscane, en conservant un goût byzantin prononcé. Florence à la même période apparaît donc plus stable, la grande révolution stylistique ayant déjà eu lieu. Les deux derniers chapitres sont consacrés à l’art du XVIe siècle, qui est présenté comme l’aboutissement et la résolution des problèmes posés par l’art des périodes qui le précède directement.

 

          Il serait peu productif de recenser tous les points pouvant être critiqués dans l’ouvrage de Kondakov, qui bien sûr est obsolète à plusieurs égards. Sans doute au moment de sa rédaction était-il déjà assez décalé de la recherche contemporaine sur le sujet, en raison du regard propre du savant russe, meilleur connaisseur de l’art russe et byzantin que de l’art occidental. L’intérêt de cette publication réside certainement plus dans l’histoire du livre et de sa rédaction comme le souligne l’éditeur I. Foletti. On est cependant frappé à la lecture de cet ouvrage par l’érudition de son auteur, qui semble familier d’un très grand nombre d’œuvres italiennes à une époque où elles étaient largement moins accessibles qu’aujourd’hui, et compte tenu des difficiles conditions dans lesquelles il a été écrit. La seconde partie apparaît moins approfondie que la première, certains chapitres se limitant à des énumérations d’artistes et de leurs œuvres. Dans son ensemble, l’ouvrage est assez confus, parfois contradictoire et le but que l’auteur s’est donné reste difficile à déterminer.

 

          Ivan Foletti a fourni un important travail d’édition, de correction et de recherche iconographique afin de présenter dans de bonnes conditions le manuscrit trouvé, et de l’inscrire dans la suite des deux précédents volumes. Ce travail a sans doute été d’autant plus délicat que le texte n’était connu que par la traduction française, qui éloigne le lecteur du texte original et qui, ayant presque un siècle, a certainement vieilli. Dans l’introduction, une note de l’éditeur souligne en effet certaines difficultés de l’analyse du texte que l’on ne connaît qu’à travers ce filtre, en particulier au sujet des choix de vocabulaire opérés par les traducteurs et qui peuvent prêter à confusion sur les intentions de l’auteur. La traduction du mot narodnyj par "national" pouvant notamment donner l’impression désagréable de trop nationaliser certaines particularités artistiques, là où l’auteur aurait peut-être employé des termes plus neutres, comme "local" ou "autochtone".

Dans un souci de limiter le volume de l’ouvrage, une distinction a été faite au sein du texte entre des passages plus théoriques et d’autre plus descriptifs qui ont été composés en caractères plus petits. Il n’est pas évident que cette précaution se justifie ; elle introduit en effet au sein du texte la discrimination de certains passages que le lecteur a du mal à dépasser. Par ailleurs, l’ouvrage, qui reste volumineux, aurait pu être composé entièrement dans la plus petite des polices, tout à fait lisible et confortable. Ce travail vient bien sûr alimenter l’intérêt actuel pour l’historiographie de l’histoire de l’art, qu’on veuille se pencher sur la culture de l’auteur, sur les répercutions, dans son travail, des événements historiques qu’il a vécu, ou sur les enjeux méthodologiques de sa pratique de l’histoire de l’art. Cependant, une telle édition du manuscrit se justifie autant, et peut-être davantage par la volonté de rendre hommage à Nikodim Pavlovitch Kondakov.