Pagès, Gaspard: Artisanat et économie du fer en France méditerranéenne de l’Antiquité au début du Moyen Âge, une approche interdisciplinaire (préf. Vincent Serneels), 317 p., 244 fig., ISBN-13: 978-2355180132, 53,00 €
(Editions Monique Mergoil, Montagnac 2010)
 
Compte rendu par Isabelle Warin, Université de Zurich
 
Nombre de mots : 1830 mots
Publié en ligne le 2015-09-24
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1335
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          Le fer, dont l’usage se généralise à la fin de la Protohistoire, occupe une place essentielle dans les sociétés anciennes. Longtemps ignorée au profit des études concernant les alliages à base de cuivre, la métallurgie du fer, antique et médiévale, a connu un regain d’intérêt depuis les années 1990. Cet ouvrage, qui est la version remaniée d’une thèse de doctorat soutenue par G. Pagès en 2008 à l’Université Paul Valéry – Montpellier III, nous propose une synthèse des travaux concernant la production du fer en Narbonnaise, de l’Antiquité au début du Moyen Âge. Cette recherche investit à la fois une aire géographique considérable, qui s’étend des Pyrénées aux Alpes, et une chronologie ambitieuse, qui couvre à peu près dix siècles. L’auteur propose une nouvelle lecture des vestiges archéologiques dans le but d’esquisser une réflexion sur la chaîne de production du fer sous l’angle d’une approche sociale et économique.

 

         Après une préface de Vincent Serneels (p. 5-6), l’auteur situe son travail dans l’histoire des études sur la métallurgie du fer (p. 11-14). La spécificité de la métallurgie du fer en Narbonnaise s’explique par l’absence d’un substrat indigène contrairement au reste de la Gaule (p. 27). L’essor de la réduction directe du fer dans la région est ainsi à mettre à l’initiative des Romains au moment de la conquête de la Transalpine en 118 av. J.-C. La conquête romaine en Europe occidentale a souvent été expliquée par la recherche de nouvelles ressources minérales. Plusieurs hypothèses ont été ainsi avancées : les Romains auraient voulu préserver les ressources de matières premières en Italie, mais aussi limiter les risques d’insurrection dans les latifundia italiens ou bien encore conserver une main d’œuvre massive et assujettie. L’auteur manie une documentation importante, ce qui n’empêche pas les inévitables déséquilibres des données, des régions et des époques. Le Haut-Empire livre ainsi peu de vestiges associés à la métallurgie de transformation.

 

         G. Pagès distingue tout d’abord le district et le centre sidérurgique (p. 15-64). Le district sidérurgique, qui est associé à la topographie ou bien à la composition physico-chimique des sols, désigne par extension une multitude d’entreprises qui exploitent un gisement de minerais de fer formant de fait une unité topographique. Le centre sidérurgique, qui est aussi parfois appelé complexe sidérurgique, désigne quant à lui un lieu de réduction établi dans un endroit fixe pouvant atteindre un volume de production très important (p. 17). L’auteur distingue ensuite les moyens de productions dispersés (ateliers et districts), et les moyens de productions concentrés (centres sidérurgiques). Grâce aux études réalisées sur les scories écoulées, l’auteur a pu déterminer les chronologies des districts et des centres sidérurgiques. Après une première période d’activité qui s’achève au Ier s. de notre ère, les districts sidérurgiques connaissent une deuxième période d’activité qui connaît sa maturité dans le courant des IVe-Ve s. pour décliner entre le VIIe et le IXe s. Les centres sidérurgiques fonctionnent pour leur part  entre la fin du Ier s. av. notre ère jusqu’à la fin du IIIe s. de notre ère. Fossile directeur des lieux de réduction du fer, la scorie écoulée est un déchet de la réduction directe du minerai de fer dans un type de bas fourneau dit à scorie écoulée, qui apparaît entre le IIe et Ier s. av. J.-C. et disparaît vers les XIIe et XIIIe s., supplanté par les moulines à fer (p. 20). L’approche transversale est alors justifiée par la cohérence du procédé technique.

 

         L’installation de ces bas-fourneaux implique non seulement l’augmentation des volumes de production, mais elle explique aussi la présence d’une main d’œuvre massive et peu qualifiée. Seuls quelques artisans spécialisés contrôlent et dirigent le déroulement des opérations (p. 252). Durant le Haut-Empire, on constate l’avènement de complexes sidérurgiques en Narbonnaise (Domaine des Forges, Laprade-Basse, Co d’Espérou, Carreleit et Camp Naout), qui ont fonctionné entre la fin du Ier s. av. notre ère et la fin du IIIe s. Ce mode de production concentré possédait des capacités productrices importantes, pouvant délivrer environ 20 T de fer par semaine (p. 29). Après le IIIe s. de notre ère, on assiste à une dispersion des lieux de réduction dans l’ensemble du Midi de la France au gré des gisements exploitables. Les moyens de production sont alors dispersés : les unités de réduction sont dès lors structurées en districts. G. Pagès étudie ensuite les moyens de production à la fin de l’antiquité romaine (p. 33-64). Le déficit documentaire est patent. L’abandon de la concentration des moyens de production, le morcellement du territoire en royaumes et le déclin de l’esclavage amplifient peut-être ce phénomène.

 

         Dans une deuxième partie, G. Pagès aborde le travail du fer (p. 65-184). Il étudie les structures de production, d’abord dans les habitats groupés (p. 66- 144), puis dans les habitats dispersés (p. 145-183). Il évoque d’emblée un problème épistémologique : les habitats groupés sont appelés « agglomération secondaire » pour l’Antiquité et « village » pour l’époque médiévale. Cette terminologie introduit une rupture que les vestiges matériels ne montrent pas. L’auteur évite ainsi l’écueil d’utiliser des termes qui figent une réalité administrative aux dépens d’une réalité matérielle (p. 66). L’auteur entreprend de documenter la place, la nature et les caractéristiques du travail du fer dans la villa, le hameau ou la ferme. Il privilégie trois thèmes de réflexion : le forgeron ambulant, l’existence de manufactures dans le monde antique rural, puis le travail du fer dans les fermes et les hameaux qui préfigurent l’espace de vie du paysan. Cette dernière question soulève une double problématique qui touche à la fois à la figure du forgeron-paysan et au mode de production autarcique.

 

         La production des objets en fer se concentre au sein de deux types de structures : la manufacture, qui produit des objets en série et en grand nombre, et la forge de service, dite parfois aussi « villageoise », qui satisfait aux besoins courants répondant ainsi à une demande de proximité. Ces deux structures se distinguent par leur implantation et par les moyens de production. Les manufactures sont situées aux abords des villes ou dans les campagnes bénéficiant d’un espace nécessaire à leurs aménagements. Leur production est destinée à un marché étendu, alimenté par un réseau de communication de qualité. De l’autre, les forges dites « villageoises » sont installées au cœur d’habitations groupées. Elles proposent diverses prestations, si bien que leur production évolue au rythme du rôle pris par l’agglomération dans le peuplement (p. 89-115). On constate que les forges de service se centralisent dans les habitats groupés tandis que les habitats dispersés de Narbonnaise sont en grande partie délaissés par ce type d’activité. Ces forges sont utilisées pour entretenir les outils, répondre à des besoins exceptionnels, à la production de divers objets très spécialisés. Au regard des mutations observées à partir du IIIe s. de notre ère, l’auteur s’interroge sur la pérennité des forges de service et des fabriques. Les forges de service, installées à proximité des voies de circulation, intègrent désormais l’habitat dispersé, peut-être en raison de la diminution des agglomérations. Ces forges sont caractérisées par leur disponibilité topographique, leur structuration et la pérennité de leurs aménagements. En outre, au début du Moyen Âge, il est désormais difficile de parler de manufacture ; on parlera plutôt de fabrique. Aucun lieu ne concentre en effet une seule activité pour fabriquer en série et en masse. La sectorisation des tâches permet une spécialisation des compétences tout en préservant la qualité.

 

         Une troisième partie concerne la circulation et le commerce du matériau (p. 185-250). L’inégale répartition des matières premières suppose une circulation du métal par le biais de demi-produit, qui désigne l’objet transporté entre les ateliers de réduction et ceux de transformation. Le demi-produit est élaboré le plus souvent à partir de la loupe, c’est-à-dire la masse de métal brute issue de la réduction directe du minerai en bas fourneau (p. 186). L’opération consiste à éliminer les impuretés et à obtenir un produit compact facile à transporter et à utiliser. L’auteur mène des études métallographiques et des analyses chimiques micro-inclusionnaires, dont les problématiques touchent aux questions de la fabrication et de la diffusion des demi-produits (p. 198-243). L’auteur évoque la découverte exceptionnelle de onze épaves aux Saintes-Maries-de-la-Mer, chargées de barres de fer estampillées, qui ont été datées entre l’époque augustéenne et la fin de celle des Flaviens (entre 27 av. notre ère et 96 ap. J.-C.). Durant le Haut-Empire, la production métallurgique connaît une augmentation commune à toute la Gaule qui aboutit à une multiplication des centres de productions (p. 243). Considérée par Strabon comme le premier emporion de la Gaule, Narbonne joue ici un rôle essentiel comme lieu de transit des demi-produits. La concentration des moyens de production implique une division des tâches manufacturières. L’auteur met en évidence la standardisation des demi-produits en fonction des qualités du métal (alliage, compactage, nombre de loupe) en vue de leur exportation à petite, moyenne et grande distances. G. Pagès a mis en évidence une correspondance entre la forme du demi-produit et le métal. Les métallurgistes savaient ainsi reconnaître le fer doux, le fer phosphoreux et le fer aciéré selon le comportement mécanique du métal. Au cours de l’Antiquité tardive, les districts sidérurgiques se multiplient. Il existe alors un enchevêtrement entre deux catégories de fabrication artisanale : la forge de service, qui répond à un service dans une micro-région donnée et celle de type manufacture spécialisée, qui est destinée à une exportation régionale. Les échanges régionaux prennent progressivement plus d’importance tandis que les flux à moyennes et grandes échelles connaissent une diminution significative. Les aménagements des structures de production sont plus modestes, ce qui leur permet une intégration plus aisée dans le tissu de peuplement par opposition aux manufactures du Haut-Empire. Les productions manufacturées présentent une certaine standardisation accordée par une séparation des tâches qui est accompagnée par une grande qualité des savoir-faire.

 

         L’ouvrage de G. Pagès offre une synthèse remarquable sur les travaux en cours concernant la question de la métallurgie du fer en Gaule du Sud (p. 251-258). Il montre les dynamiques sociales et économiques des centres sidérurgiques en Gaule du Sud, de l’Antiquité au début du Moyen Âge. Les approches envisagent non plus un modèle, mais plusieurs modèles interprétatifs qui nourrissent la réflexion actuelle. G. Pagès procède à une relecture novatrice des sources, qui paraissaient pourtant définitivement acquises. Ses conclusions constituent d’ores et déjà une contribution majeure à la connaissance de la sidérurgie dans le midi de la France. L’auteur maîtrise une variété de données archéologiques et historiques d’une ampleur exceptionnelle et aboutit sur de nombreux points à la révision profonde de positions antérieures. Tout en rappelant que l’artisan forgeron est un spécialiste qui dispose d’un bagage de compétences techniques indéniables, l’auteur réserve une part congrue aux individus faute de sources. Il faut saluer d’emblée la rapidité avec laquelle a été publié cet ouvrage. C’est la raison pour laquelle on ne s’arrêtera pas sur les très rares défauts formels. L’auteur a parallèlement mis en ligne sa thèse sur le site des archives ouvertes HAL-CNRS auquel il renvoie pour les résultats des analyses en métallographie, évitant ainsi la lourdeur d’un ouvrage trop volumineux.