Allard, Sébastien - Chaudonneret, Marie-Claude: Le suicide de Gros. Les peintres de l’Empire et la génération romantique. 24 x 21,5 cm, 160p., env. 70 ill., ISBN: 9782353400904, 29€
(Gourcuff Gradenigo, Montreuil 2010)
 
Compte rendu par Alain Bonnet, Université de Nantes
 
Nombre de mots : 1399 mots
Publié en ligne le 2011-03-21
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1306
 
 


          Se cache sous un titre un peu énigmatique, mais pour cela attirant et piquant, un livre qui ouvre de nombreuses voies de réflexion. Le Suicide de Gros dépasse d’assez loin ce que laisserait attendre cet intitulé, ou même le sous-titre qui le complète et l’éclaire : Les peintres de l’Empire et la génération romantique. Sébastien Allard, conservateur au musée du Louvre, et Marie-Claude Chaudonneret, chercheur au CNRS, prennent prétexte d’un événement tragique pour explorer un moment particulier de la vie artistique et pour étudier les causes profondes d’un changement général qui touche aussi bien à la question du goût qu’à la question du style et à celle des stratégies professionnelles des artistes. En ce sens, cette étude poursuit l’enquête que mènent ces deux auteurs sur cette période et qui a déjà fait l’objet de deux ouvrages précieux, Paris 1820 – L’affirmation de la génération romantique, en 2005 (http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=39&lang=fr&quest=bonnet), et Ingres – La Réforme des Principes : 1806-1834, en 2006 (http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=254&lang=fr&quest=bonnet).

 

          En 1835, Jean-Antoine Gros se suicida en se jetant dans la Seine. Le faire-part officiel, diffusé par la famille et conservé à l’Institut, après avoir rappelé les nombreux titres et distinctions du peintre, affirma qu’il était mort à son domicile. Les comptes rendus dans la presse dévoilèrent peu à peu les circonstances exactes de cette disparition et supputèrent les causes de ce geste fatal. Des dissensions conjugales furent évoquées. Les critiques furent accusés d’avoir conduit Gros au désespoir en commentant négativement son dernier envoi au Salon. David lui-même fut convoqué au banc des accusés, bien qu’il ait disparu dix ans auparavant : on insinua qu’il avait poussé son élève préféré à l’impuissance en lui imposant de faire retour à des principes esthétiques contraires à son tempérament. La montée du courant romantique fut enfin invoquée pour expliquer le désarroi du peintre qui se voyait repoussé dans le passé par la jeune génération. Le thème de la mort dramatique de l’artiste, si intensément romantique, servit même de sujet à Bordier du Bignon, un élève de Gros, qui reprit la composition de la Sapho de son maître pour peindre l’apothéose du héros malheureux dans une veine allégorique (Gros s’élançant dans l’éternité, Toulouse).

 

          Après avoir rappelé, dans le chapitre initial, les circonstances de ce décès et les commentaires qu’il suscita, les auteurs tentent d’en comprendre les causes profondes, qu’ils attachent à trois ordres de raison : un tournant politique (chapitre II, « Les peintres de l’Empire dans la société nouvelle ») ; un tournant générationnel (chapitre III, « Une génération nouvelle de peintres ») ; un tournant professionnel ou sociologique (chapitre IV, « Les ateliers à l’épreuve de la modernité »).

 

          La mort de Gros, en 1835, pour dramatique qu’elle ait pu être, n’était que le signe d’un basculement. Elle avait été précédée par les disparitions de trois grands peintres qui s’étaient illustrés sous l’Empire, Girodet en 1824, David en 1825, Guérin en 1833, et sera de peu suivie par celle de son condisciple et rival Gérard, mort en 1837. Cette suite de décès peut symboliser un tournant dans l’évolution du monde de l’art et de son organisation administrative. Avec la restauration de la monarchie, les arts passèrent d’un contrôle strict de la production artistique fondé sur le mode des commandes impériales à un patronage moins direct, à un mécénat moins officiel et au développement de la commande privée. Cette évolution entraîna une rivalité exacerbée entre les artistes, certes déjà perceptible sous l’Empire lors du concours des Prix décennaux en 1810 quand Girodet fut préféré à son maître David, mais qui s’accrut encore à l’avènement de Louis XVIII. Les stratégies professionnelles des peintres pour faire leur cour au nouveau pouvoir varièrent sans doute en fonction de leur compromission avec le pouvoir impérial, mais également en fonction de leur tempérament et de la souplesse de leur talent. Les artistes, laissés libres du choix de leur sujet par la Maison du Roi, purent ainsi démontrer leur intelligence, ou leur opportunisme politique. Gros s’illustra par exemple en choisissant maladroitement de traiter le thème des Adieux de Louis XVIII en 1815 pour un tableau destiné aux Tuileries, sujet qui ne pouvait rappeler que des souvenirs déplaisants à la monarchie restaurée et qui ne pouvait que pâtir de la comparaison avec la grande machine triomphale organisée par Gérard, L’Entrée d’Henri IV à Paris, succès du Salon de 1817. Gros ne sut pas se placer auprès des autorités et il éprouva à l’évidence de l’amertume à voir les œuvres de ses rivaux, mais aussi de ses élèves, accrochées aux cimaises du Musée des Artistes vivants, nouvelle instance de consécration rouverte en 1818, alors que ses propres tableaux étaient soit consignés dans les réserves des musées à cause de leur charge idéologique, soit exilés en province.

 

          Le livre montre ainsi au plus près les stratégies professionnelles des artistes, en tissant des liens étroits entre les tableaux, stratégies sous-tendues par la volonté de paraître et de s’imposer comme le chef de l’école française, d’occuper des positions flatteuses, de prendre part aux débats esthétiques, de s’imposer aux yeux de la critique et de l’opinion… Les œuvres cessent dès lors d’être des monades abstraites confinées dans l’éther de l’art pur ou isolées aux cimaises des musées pour redevenir des instruments de combat, des propositions et des contre-propositions orchestrées en vue d’une promotion personnelle ou en fonction d’un dialogue par tableaux interposés qui prend souvent l’allure d’une dispute acharnée. Gros se trouva singulièrement désarmé dans cette lutte. Élève élu par David pour poursuivre à Paris les combats que le maître ne pouvait mener depuis son exil bruxellois, soumis à cette figure tutélaire et vaguement menaçante, dans ses admonestations incessantes à poursuivre la voie de l’idéal, le peintre ne pouvait qu’échouer à satisfaire son mentor sans décevoir les attentes du public et sans trahir ses propres aspirations. Il sera dépassé, non seulement dans le genre de la peinture d’histoire qu’il ne parvint pas à renouveler, malgré les exhortations de David (Ingres s’imposera dans ce registre), mais également, et de façon peut-être encore plus cruelle pour lui, dans celui des scènes de bataille ou d’histoire contemporaine qui avait assuré sa réputation sous l’Empire. Horace Vernet, qu’il attaqua violemment lors des funérailles de Girodet, s’imposera aux yeux des critiques comme le peintre apte à traduire le sentiment moderne des batailles contemporaines en renonçant au pathos et aux conventions du classicisme.

 

          Gros échouera encore sur un autre plan. Sur la sollicitation des élèves de David, il reprit l’atelier du peintre exilé afin de prolonger ses leçons et de maintenir, à travers ses disciples, l’influence du maître absent. Cette expérience pédagogique se conclut également par un échec symptomatique. Les élèves désertèrent l’atelier, qui fut rapidement supplanté par celui de Guérin et, surtout, par celui d’Ingres. L’accueil critique, à peu près universellement négatif et quelquefois même cruel, du dernier tableau de Gros, Hercule et Diomède, fut la cause la plus certaine de sa mort. Le peintre livrait là un véritable testament esthétique qui, en résumant les principes de l’école davidienne, voulait s’opposer aux penchants primitivistes de l’école ingresque et aux débordements de l’école romantique.

 

          Par un retournement qui n’a que l’apparence du paradoxe, Gros fut célébré, quelques années après sa mort ignominieuse, comme le père véritable du Romantisme, tandis qu’Ingres passait du statut d’élève indocile à celui de disciple et d’héritier de David. Gros occupa dès lors une place importante, mais singulière et relative, dans les manuels d’histoire de la peinture française au XIXe siècle : il devint pour la postérité le peintre qui sut anticiper le romantisme au cœur même du classicisme davidien et ouvrir les voies fécondes que suivront Géricault et Delacroix. Cette position ne fut rendue possible que par la réduction de son œuvre peint à quelques tableaux, inlassablement reproduits et commentés (Jaffa et Eylau, principalement) et par l’occultation de la majeure partie de sa production. L’un des mérites, et non le moindre, de cet ouvrage, à l’iconographie heureusement choisie, sera donc d’engager à revoir l’ensemble de l’œuvre, à l’inscrire enfin dans les débats de son temps et au centre de la production artistique contemporaine. Il reste donc à souhaiter l’organisation prochaine d’une exposition rétrospective de l’ampleur de celle dont a été gratifié naguère Girodet, son condisciple dans l’atelier de David (Louvre, 2005-2006) ; une telle exposition viendrait heureusement compléter l’ouvrage que David O’Brien a récemment consacré au peintre (Antoine-Jean Gros peintre de Napoléon, 2006), et cette étude de Sébastien Allard et Marie-Claude Chaudonneret, stimulante et convaincante, qui pourrait lui servir de préface.