| Hilaire, M. - Amic S.: Alexandre Cabanel (1823-1889). La Tradition du beau, exposition au musée Fabre juil.-déc. 2010, Montpellier musée Fabre, 503 p. (exposé ensuite au Wallraf-Richartz Museum de Cologne) (Paris, Somogy 2010)
| Compte rendu par François Fossier, Université Lyon 2 Nombre de mots : 3297 mots Publié en ligne le 2010-11-22 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1283
Voilà
une exposition bien dérangeante pour ne pas dire bouleversante dans la mesure
où elle infirme quantité de jugements a priori sur le genre, ou plutôt
les genres, de peinture que pratiqua Cabanel. La critique récente, assez
prolixe cette fois sur un de ces artistes maudits, s’est ingéniée à démontrer
que l’équipe du musée Fabre était soucieuse d’honorer la mémoire d’un natif de
l’endroit (comme elle l’avait fait naguère pour Bazille ou Raoux) mais qu’il ne
s’agissait en aucun cas d’une « réhabilitation ». Et pourquoi pas ?
Avait-on peur de devoir avouer qu’il ne s’agissait pas seulement d’un
« cher maître », mais tout simplement d’un grand maître dont plus
d’une fois la puissance dépasse de beaucoup celle des jeunes déités de la modernité
(il y a tant de Monet médiocres, de Sisley insipides, de Cézanne redondants),
égale dans bien des cas celle de Manet (les deux hommes s’appréciaient
d’ailleurs) ?
Certains
ont également déclaré que ce n’était qu’un merveilleux « faiseur
d’images ». Pourtant, à mes yeux,
l’on ne voit nullement des images dans la peinture de Cabanel, hormis
ses deux grandes toiles de la fin, Phèdre et Cléopâtre, et sa
fameuse Vénus moins que toute autre, quand bien même en a-t-on fait le
symbole d’une société hypocrite et corrompue. Enfin, si l’on doit entendre par
image, non pas seulement un récit historié (genre que n’a pas boudé Delacroix),
mais tout ce qui relève de l’étude de
tête, de l’envoi de Rome, du portrait, du décor, il ne reste guère que le
paysage auquel notre artiste n’a pas consacré de compositions autonomes (mais
là encore il se montra excellent) ; encore faudrait-il savoir si une énième vue
de Chailly en lisière de la forêt de Fontainebleau, une rue de Montmartre ou du
pont d’Argenteuil ne sont pas autant d’images. Celles-ci sont humbles, donc
réputées sincères, bien qu’il soit peu propable que l’excellence d’un tableau
puisse reposer sur la seule spontanéité un peu bégayante d’un barbizonnais
autodidacte. L’on convient, certes, que son contemporain Jean-Paul Laurens ait
multiplié les « images » (pas toujours d’ailleurs et parfois avec une
portée sociale, comme le décor de la préfecture de la Loire qui aurait dû le
« sauver »). Tel n’est pas le cas de Cabanel.
Dans
un autre domaine si le seul fait de portraiturer quelqu’un constitue une image,
la moitié de la production de Manet, encore lui, est à ranger dans cette
catégorie. Celle de Cabanel en revanche, est totalement dégagée de l’identité,
d’une recherche de l’expression, d’une notation de statut : elle peut
paraitre, là encore, baigner dans une sorte d’anonymat topique (exception faite
de l’impérieuse Mrs Collis Potter Huntington) qui caractérise un certain
type de production vouée aux gémonies et qui mériterait une révision, non point
monographique mais sur l’ensemble des conditions et des buts qui la
déterminait. Or, on ne sait rien ou l’on refuse obstinément de savoir quoi que
ce soit de précis sur ce chapitre. Ainsi, cette manière de faire lui valut la
tenace réputation d’un portraitiste mondain disposé à peindre n’importe qui
pourvu qu’on le payât bien. Pourtant, sa production dans ce domaine est
numériquement bien inférieure à celle de ses successeurs Chartran ou Chaplin et
bien supérieure en qualité ; il n’y a guère que Carolus-Duran, dans un genre
plus ténébreux qui se soit révélé son égal. Selon une fâcheuse tendance à
ranger tous ces artistes dans la même catégorie, on a omis d’observer que la
majeure partie de la clientèle de Cabanel était américaine et que bien souvent,
ce dernier portraitura essentiellement les principaux amateurs et acquéreurs de
sa production, démarche totalement différente de celle de ses confrères.
La
dernière réprobation dont il souffre encore aujourd’hui serait celle d’une
servilité absolue au pouvoir en place, béni des dieux, choyé par la cour de
Napoléon III, reprenant du service après la chute de l’Empire, mais ce ne fut
pas le cas. Beaucoup de ses compositions se heurtèrent à une critique souvent
acerbe ; si l’empereur préféra son portrait en culotte à la française, son
manteau de couronnement négligemment jeté sur une banquette à celui plus
solennel exécuté par Flandrin, l’impératrice, elle, fit exécuter son portrait
par Dubufe et Winterhalter et nous n’avons pratiquement aucun portrait de la
cour impériale en dehors de celui de Mme Carette. Les
commandes publiques n’affluèrent pas non plus autant que pour son camarade
Baudry et le chantier de l’Hôtel de Ville se limita pour lui à quelques décors
(les mois, les saisons) destinés à la salle des Caryatides (il fut détruit en
1871 et Cabanel refusa de participer au second chantier de reconstruction).
Enfin, l’Académie ne l’appréciait pas particulièrement : on l’envoya à
Rome (1846) en surnombre avec Bénouville parce qu’il n’y avait, cette année-là,
aucun grand prix de composition musicale. Ses envois furent assez critiqués,
mais l’Académie, procédant au recrutement de ses membres selon le double
critère de l’ancienneté d’obtention du prix de Rome et de l’intégration
d’artistes parvenus à une célébrité incontournable, il rejoignit assez tôt la
compagnie, tout de même auréolé d’une réputation et d’une complaisance
douteuses. Bénouville étant mort avant d’y prétendre, il demeurait donc seul en
lice et ses cadets (non par l’âge mais par la date d’obtention du Grand prix)
Gérôme, Baudry, Bouguereau, Hébert ne furent ses confrères que plus tard. De ce
point de vue, la carrière de Cabanel fut fulgurante : prix de Rome à dix-huit
ans, académicien à quarante (personne ne battit ce record dans son siècle)
jusqu’à sa mort vingt-trois ans après. Hasard des circonstances qui fit sans
doute des jaloux alors que le nouvel académicien se montra des plus discrets,
des plus indulgents et des plus ouverts aux nouveaux courants esthétiques de
son temps.
On
pourrait relever maintes approximations dédaigneuses, comparaisons hâtives,
condamnations de principe, refus de comparaisons dont il fut par la suite
l’objet. C’est une maladie de notre temps : il faut absolument faire entrer un
artiste et l’ensemble de son œuvre dans une catégorie pré-formatée en tâchant
par tous les moyens rhétoriques possibles de réduire au même statut ce qu’il a
fait d’excellent ou de moins bon. Or, ceci est à mes yeux regrettable : outre
que cela ne correspond pas en général à ce que les contemporains pouvaient en
penser, on ne saurait perdre de vue qu’aucun artiste n’a de production homogène
(Raphaël compris), que certaines de ses compositions peuvent en surpasser
d’autres relevant d’une catégorie réputée supérieure (celle de la modernité, si
tant est que ce mot ait un sens), que d’autres peuvent se révéler médiocres,
sachant que finalement les « ratages » des modernes ne sont pas moins
abondants. Ce phénomène peut se vérifier dans à peu près toute la production
plastique : je n’en prendrai pour exemple que ce petit paysage de G.
Dubois du musée Calvet supérieur à un Ruysdaël et cette consternante Maternité
verdâtre de M. Denis ibidem. C’est l’œuvre qu’il faut examiner, pas l’étiquette
qu’on accole à son auteur.
L’exposition
elle-même mise en scène par Michel Martin (« dans une douce lumière »
affirme le Midi libre) présente plus de 280 œuvres sans qu’on ressente
une impression de redite, mais plutôt de manque par moments, notamment dans le
domaine du portrait. La vivacité des fonds d’accrochage, en accord avec le goût
du temps et qui nous change agréablement des parois livides, olivâtre ou beige
éteint, peut surprendre dans la première salle, enchante dans les suivantes,
aussi parce que l’accrochage est extrêmement maîtrisé, aéré mais sans trous :
ah, l’accrochage, cet art qui se s’apprend pas et qui distingue le conservateur
savant de celui qui est aussi homme de goût (et il y en a si peu !) : bravo à
Michel Hilaire et Sylvain Amic. Henri Loyrette et Françoise Cachin autrefois
n’auraient pas fait mieux !
Dans
la salle qu’on pourrait appeler « toiles du prix de Rome », on
comprend tout d’emblée : les essais encore vagues de 1843 sur Œdipe et
Jocaste et le Retour d’Ulysse, et puis l’épreuve du grand prix en
1844 qui fut remporté par Félix Barrias sur le thème de Cincinnatus,
suivie d’une seconde, l’année d’après, où il fut classé second après
Bénouville, le sujet étant Le Christ dans le prétoire ; il partit
néanmoins pour Rome sur l’insistance d’un certain nombre de membres de
l’Académie.
En
fait, tous les principes de jugement de cette dernière, qu’on juge généralement
et à tort ineptes, y trouvaient leur illustration : de nos jours le Cincinnatus
de Barrias passerait pour la composition la plus faible, de ton, de sentiment,
de paysage ; celui de Bénouville était beaucoup plus vigoureux, les licteurs
apparaissaient dans leur affliction mais il eut le tort d’ajouter un taureau
« aussi chimérique que les animaux de l’Apocalypse » dans un paysage
qui n’avait rien de romain, lui reprocha-t-on ; enfin Cabanel brillait par la
vraisemblance d’un paysage méditerranéen qu’il connaissait évidemment mieux que
ses concurrents, Cincinnatus paraissant plus hésitant que farouchement opposé
aux ambassadeurs qu’il n’avait pas revêtus de leur toge de licteur ; une faute
de couleur aussi avec cette tunique orangée du premier plan qui rompt
indiscutablement l’effet d’ensemble. Pour le Christ de l’année suivante,
même genre de remarques : on félicita Bénouville pour la perfection de sa
pyramide humaine en arrière-plan, la perspective architecturée au fond, on ne
releva pas la figure affaissée du Christ et son regard absent ; en revanche, on
trouva extravagant chez Cabanel l’homme
en cotte de maille raillant le Christ (référence incongrue à Titien),
l’impression de tourbillon que donne sa composition dont la notice d’Emmanuel
Schwartz consacrée au tableau dans le catalogue souligne que le sujet a été
modifié habilement en « Christ assiégé et non jugé dans le
prétoire ». Si le Cincinnatus de Barrias fut primé, c’est avant
tout parce qu’il répondait, bien que froidement, aux préceptes académiques :
donner une image la plus véridique possible d’un sujet tiré de l’histoire
sacrée ou profane et l’inscrire dans un paysage adéquat ; de ce point de vue,
il n’y avait rien à redire ; pour le Christ de Bénouville, tout ce que
ce jeune artiste avait appris de Picot en matière de composition fut mis au
service de son œuvre ; rien d’aussi maîtrisé chez Cabanel qui avait eu pourtant
le même maître, mais beaucoup plus de vigueur ; il faut donc croire que l’Académie
n ’était pas aussi sotte et butée qu’on veut bien le dire puisqu’elle eut
l’intelligence de couronner les deux candidats.
Malgré
la solide amitié qui les unissait, les deux artistes cheminèrent toutefois de
façon inégale dans leurs envois obligatoires depuis la villa Médicis : pour
Cabanel son Oreste de 46, L’Ange déchu de 47, le Saint-Jean-Baptiste
de 49 et son dernier envoi de 50 (La Mort de Moïse), bien que très
proche de la Vision
d’Ézéchiel par Raphaël, sont
évidemment beaucoup plus inspirés que La Colère d’Achille de son camarade et
ne parlons pas de leur vision respective (celle de Barrias aussi) du charmant
modèle des pensionnaires appelée Chiaruccia ou encore du thème de l’odalisque
traité comme Esther en 44 par Bénouville et comme Albaydé par
Cabanel en 48. La preuve est là : vigueur et charme, tour à tour, qu’on
retrouvera plus tard chez son confrère Baudry, lui aussi devenu peintre de
grands décors et portraitiste, l’emportent sans conteste sur ses contemporains
immédiats ; ce sont là ses vraies qualités et si l’on crut voir en lui un
Boucher pâlichon par la suite, c‘était une double sottise reposant en premier
lieu sur l‘incompréhension totale de ce qu‘était la peinture d‘un des plus grands
maîtres, d‘un des pus audacieux du siècle qui précédait, en second lieu sur une
forme de post-romantisme amateur d’atmosphères sombres.
Évidemment,
on peut se demander pourquoi avec de pareils atouts (et son camarade Baudry
tout autant) il a emprunté une voie qui leur fit abandonner la grande peinture
d’histoire (Cabanel travailla tout de même pour le Panthéon) ; il l’aurait
emporté haut la mains, sur les Landelle, les Pichon, les Jobbé-Duval, les
Lenepveu qui couvrirent de peintures à la cire tant de murs d’églises
parisiennes ou de province. Soif d’argent (comme Baudry, il était issu d’un
milieu très modeste) ? Ivresse d’être sollicité par le pouvoir en place ? Dans
le cas de Cabanel ses succès constants au Salon avec Martyr chrétien,
Velléda, Aglaé et Boniface auraient dû suffire à sa gloire, mais sa
production dans ce genre ne cessa de se réduire et de se gâter, peut-être en
raison de la multiplicité de ses autres occupations ; on ne relève que Le
Poète florentin (1861), son Paradis perdu pour Munich (1863-1867,
aujourd’hui détruit), sa Ruth si songeuse de 1868, sa Mort de
Francesca (1870), sa Nymphe Écho (1874) et plus on avance dans le
temps, plus ses compositions à sujet historique, il faut bien le reconnaître,
se figent dans l’artificiel : sa Diane de 1882 est vraiment mauvaise, sa
Thamar aussi comédienne que son frère Absolom, sa Phèdre
neurasthénique sur son lit en carton pâte à motifs vaguement égyptiens et sa Cléopâtre
(1887) commandée deux ans avant sa mort par la ville d’Anvers un merveilleux
décor hollywoodien (Michel Hilaire, auteur de la notice concernant le tableau y
fait clairement allusion) ; que le peintre ait mené des recherches approfondies
sur l’architecture et les décors de l’Égypte ancienne est tout à son honneur,
mais cela sent justement trop l’étude et l’on me permettra d’y préférer les
licences qu’il se permettait plus jeune et comme on a placé dans le catalogue
le tableau de l’obscur Rixens sur le même sujet, je ne vois hélas pas trop ce
qui les différencie hormis la dimension. Sylvain Amic impute cette atonie à
l’influence que les élèves de Cabanel finirent par exercer sur leur maître
indulgent et vieillissant ; je crois qu’il a raison ; je crois aussi qu’un
certain style international s’était progressivement imposé dans les années 1880
qui visait (bien tardivement il est vrai) à rivaliser avec le réalisme, à coup
de notations quasi archéologiques, Alma-Tadema en étant l’exemple le plus
fragrant mais aussi Leighton et jusqu’à un certain point Böcklin. En faire un
procès à Cabanel serait injuste ; dans sa jeunesse, il avait tourné le dos à la
rigidité ingresque ; dans sa vieillesse peut-être considérait-il que cette
peinture glaciale était un rempart nécessaire à dresser contre un certain
« lâché » qu’il constatait chez de jeunes confrères comme Maignan,
Flameng, Besnard et autres. Une fois de plus on ne s’interroge guère sur la
progressive inflexion stylistique de tous ces artistes parce que jugés sans
intérêt mais eux aussi ont droit à l‘évolution.
Reste
l’essentiel, je veux dire les deux domaines où il brilla le plus : d’une part
celle de décorateur pour les hôtels Say (1861), Pereire (1864) et pour le grand
escalier du pavillon de Flore (1870), en second lieu ses portraits de la golden
gentry américaine essentiellement, enfin sa Naissance de Vénus sur
laquelle on a tant dit et médit.
Par rapport
aux surfaces gigantesques dont ses confrères couvrirent tant d’espaces publics
ou privés, l’activité de Cabanel fut relativement restreinte mais presque
toujours de qualité. Par ailleurs, si Baudry donnait plutôt une impression
d’opulence allant jusqu’à l’horror vacui, lui garda le monopole d’une
légèreté et d’une transparence qu’on a comparées, je l’ai dit, à celle de
Boucher (qu’il aimait beaucoup), sans trop songer à évoquer Tiepolo dans la
mise en place des personnages souvent groupés dans les quatre angles et
laissant une sorte de vide céruléen donnant l’impression d’un a giorno.
De surcroît et contrairement à son confrère, il ne se lança jamais dans des
peintures d’écoinçons ou de formes architectoniques complexes ; son format
favori (y compris dans les Scènes de la vie de saint Louis), fut le
panneau, de préférence allongé, lui permettant de développer dans un cadre
rigide des formes sinueuses qui font étrangement penser à celles de Mucha plus
tard.
Les
portraits ? J’ai dit plus haut ce que j’en pensais personnellement mais
j’aurais aimé que le catalogue fît état d’un nombre approximatif d’œuvres de ce
type et surtout que Roberta Rossi-Genillier, dans son essai, ait fourni ou
suggéré seulement une explication sur le fait que Cabanel, n’ayant pourtant
jamais franchi l’Atlantique, n’ait pratiquement peint que des membres de
l’aristocratie financière new-yorkaise ; cela reste un mystère. Certes son
portrait de Napoléon III fut très apprécié aux États-Unis, quantité de femmes
de cette société richissime se rendaient à Paris (pour s’acheter des toilettes
plus que pour se faire peindre), mais pourquoi l’artiste, en dehors d’une dame
de la cour de l’impératrice et l’empereur lui-même, n’a-t-il accepté de
commandes provenant de modèles français ? Le seul portrait apparemment qu’il
réalisa non pas d’une compatriote mais de l’épouse « continentale »
d’un magnat russe, fut celui de la Baronne von Drewies ; c’est techniquement l’un
des plus réussis et le rendu des dentelles était en tous points digne d’Ingres
; c’est aussi le seul portrait psychologique qu’il réalisa, la figure ingrate
et triste du modèle s’opposant brutalement au vaporeux de sa toilette. Doit-on
en déduire chez un artiste doué d’une extraordinaire lucidité sur son art qu’il
ait préféré multiplier les figures standardisées d’américaines, impérieuses ou
d’une blondeur un peu trop innocente, que de se confronter à un genre qu’il
prévoyait difficile et long ? Craignait-il encore l’ombre du vieux dragon que
fut Ingres, pensait-il qu’il existait suffisamment de portraitistes sur la
place de Paris pour tenter sa chance ? Ici encore une étude manque à laquelle
il faudrait ajouter celle de la mimique : depuis sa Chiaruccia romaine,
ses visages ont souvent ce côté dédaigneux que produit une lèvre trop ourlée,
un regard franc, tantôt capricieux, tantôt ingénu mais qui fixe le spectateur
avec intensité. Évidemment, la toilette est au centre de ses portraits et il se
révèle un maître dans le rendu d’un tissu, d’un plissé, d’une main, de la
naissance d’un bras (bien mieux que Baudry plus brouillon ou Carolus-Duran
obsédé par l’allure et bâclant un peu fond et détails) ; c’est un délice de
voir toutes ces dames dont on ne sait rien et dont on ne souhaite au fond rien
savoir ; c’est du domaine de la pure délectation, dégagée de toute connotation
identitaire (pour nous européens) et de tout rattachement à une esthétique en
cours. Décidément on n’est pas au bout de ses surprises avec ce peintre qui montre,
ici, une nouvelle forme d’indépendance par la déconnexion entre le sujet et la
manière de le représenter.
Last
but not least, la question de la Vénus d’autant plus
aisée à traiter que depuis le fameux « Salon des Vénus » de 1863 les
trois Vénus majeures si je puis dire, celle de Cabanel, celle de Baudry, celle
d’Amaury-Duval qui n’avaient jamais été confrontées, se retrouvent face à face
à Montpellier. Je ne reprendrai pas ici le discours nourri de références que
développe Lisa Small dans le catalogue. Il est un fait qu’à peu près tous les
critiques avant-gardistes de l’époque, Zola en tête, ont vu dans celle de
Cabanel une image salace traduisant bien l’état de dégradation morale du Second
Empire, dans celle de Baudry une image sensuelle ou plutôt essentielle de la
féminité et dans celle d’Amaury-Duval un hommage à la Vénus Anadyomène d’Ingres. Pour le premier, on a parlé de « poudre de riz », de
bergère à la Boucher
tout juste bonnes pour un trumeau, de faux sommeil provocant et même de sperme
s’agissant des vaguelettes qui l’entourent. Pour
faire bon poids bonne mesure, on y a opposé l’Olympia présentée deux ans
plus tard, avec son regard dur, sa peau légèrement grumeleuse, sa physiologie
de fillette vite grandie pour être livrée à la prostitution. Que le public
(masculin surtout) en ait été scandalisé par une évocation sans fard de leurs
turpitudes est une chose (encore faudrait-il savoir si telle était l’intention
de Manet, bourgeois très convenable) ; que ce même public se soit délecté de La Naissance de
Vénus, deux ans plus tôt, comme d’un « plat mythologique
succulent » qui ne mettait pas directement en cause leurs pratiques, en
est une autre ; que Cabanel ait participé volontairement de ce genre de
fantasmes en est une troisième qui supposerait qu’il ait volontairement peint
une image érotique qui, de ce fait, ne pouvait être rangée que dans la
catégorie du genre graveleux. Je suis persuadé du contraire ; bien des artistes
avant Cabanel ont suscité ce genre d’interprétations, sur le moment ou plus
tardivement (Boucher en tête… encore lui) et je ne vois pas à quel titre ils
seraient tenus pour responsables des réactions libidineuses du spectateur. Ce
n’est pas plus une image de la courtisane que ne l’était celle de la Vénus d’Urbin ;
pour l’avoir regardée sous tous les angles je n’y vois aucune lascivité
aguichante, aucun symbole malsain et fardé d’une époque corrompue ; elle n’est
rien d’autre que ce qu’elle est, une vision poétique dans une atmosphère d’un
bleu pâle irréel, même pas une apologie du corps de la femme dont elle emprunte
trop parfaitement les contours pour être crédible ; en un mot, c’est simplement
une superbe composition sans arrière-pensée. Qu’on en ait dit à peu près tout
et le reste est sans intérêt au-delà de l’analyse historiographique, mais si
véritablement on utilise cette approche comme seul critère pour juger de la
qualité formelle et des intentions d’un artiste, on finit effectivement par ne
voir dans ses créations que des témoignages de l’époque, autrement des images ;
tant mieux si elles s’inscrivent dans une doxa, tant pis si elles sont
écartelées entre l’inspiration de l’artiste et ce qu’on lui fait dire.
C’est en cela que l’exposition Cabanel de
Montpellier est surtout admirable ; elle ne s’est pas arrêtée au jugement
historiographique ; elle a examiné soigneusement la qualité plastique des œuvres
(a dû sans doute éliminer ce moins bon qui est propre à chaque artiste), n’a
visé à aucun plaidoyer mais a présenté objectivement sans chercher à influencer
le visiteur. Puisse cet exemple
servir de modèle !
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