Belfiore, Valentina: Il Liber linteus di Zagabria. Testualità e contenuto. 244 p., 19,5 x 28 cm, ISBN: 978-88-6227-194-3, 295 €
(Fabrizio Serra editore, Pisa-Roma 2010)
 
Compte rendu par Stéphane Bourdin, Université de Picardie-Jules Verne (Amiens)
 
Nombre de mots : 1628 mots
Publié en ligne le 2011-04-18
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1244
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          Depuis les débuts de l’étruscomanie, l’intérêt pour la compréhension de la langue étrusque ne s’est jamais démenti et les progrès ont été constants, grâce notamment à une importante entreprise d’édition des textes épigraphiques (1). Si l’interprétation des épitaphes, des dédicaces ou des graffites sur les vases ne pose plus de problèmes majeurs, les textes plus développés, comme le Liber Linteus de Zagreb, la Tuile de Capoue, le Cippe de Pérouse, la Table de Cortone ou les Lamelles d’or de Pyrgi conservent encore, malgré toutes les études qu’on leur a consacrées, de nombreuses zones d’ombre. Parmi tous ces documents, le Liber Linteus de Zagreb, le seul exemplaire de livre de lin que nous possédions, porte le plus long texte étrusque connu, avec environ 1300 mots, dont plus de 500 mots différents clairement identifiés. Dans cette perspective, on ne peut que se féliciter que V. Belfiore lui consacre un ouvrage, dans lequel elle dresse un état précis des connaissances, mais aussi des nombreuses questions qui demeurent en suspens.

 

          Cet ouvrage est issu d’un mémoire de spécialisation de l’Université de Florence, soutenu en 2005. Il tient compte de la bibliographie successive, à l’exception notable d’une étude consacrée au même document, parue en 2007, sous la plume de L.B van der Meer (2). L’approche des deux ouvrages est d’ailleurs sensiblement différente (3). L’étude de van der Meer cherche à analyser le texte dans son contexte d’élaboration et d’en proposer, dans la lignée de nombreuses études précédentes, une traduction vraisemblable. L’approche développée en revanche par V. Belfiore consiste à fournir un commentaire scrupuleux, mot à mot, du Liber linteus, en rappelant toutes les interprétations précédentes (en particulier celles de J. Krall, K. Olzscha, A. Trombetti, S.P. Cortsen, M. Pallottino et H. Rix), mais en s’attachant également, par une analyse avant tout grammaticale, à valider et surtout à infirmer bon nombre de ces identifications. Ce travail se fonde principalement sur l’édition du texte fournie par F. Roncalli (4) et tient compte, souvent pour les rejeter d’ailleurs, des intégrations proposées par H. Rix (5). Aucune illustration des bandes de lin n’est proposée, malgré un prix de vente particulièrement élevé (295 € !) ; l’auteur se contente de renvoyer aux reproductions photographiques de l’édition de F. Roncalli.

 

          L’ouvrage s’ouvre par une série de courts chapitres destinés à rappeler les circonstances de la découverte et les problèmes posés par l’établissement du texte lui-même. Dans un premier chapitre est ainsi retracé l’itinéraire de ce document, qui n’a été identifié comme un texte étrusque qu’en 1891, par l’égyptologue J. Krall. Les bandes de lin qui composent le liber ont été réutilisées pour envelopper une momie, ramenée d’Égypte à Vienne en 1848 ou 1849 par un ex-fonctionnaire de la chancellerie royale hongroise, Mihail Barić. Après sa mort, la momie est donnée au Musée de Zagreb, vers 1860-1865, et c’est là que le texte est découvert en 1867-1868 par H. Brugsch. Après plusieurs analyses (Krall, Herbig, Runes), on parvient à reconstituer un texte, organisé en 12 colonnes, courant sur 5 bandes de lin. Le texte est ensuite présenté, selon cette organisation, dans le 2e chapitre, avec en regard les principales variantes et restitutions proposées par les éditions antérieures. Ne sont reproduites que les parties clairement lisibles, tandis que les intégrations proposées par H. Rix, sur la base des répétitions dans d’autres colonnes, sont en général ignorées.

 

          Le troisième chapitre est consacré à définir les caractéristiques du texte, réparti en 12 colonnes, comptant des lignes de 28 à 33 lettres, en écriture sinistroverse. Les mots sont en général séparés par des points, sauf en fin de ligne, et les sections par un espace vide ou une ligne horizontale rouge. L’écriture appartient au style « régularisé » diffusé en Étrurie septentrionale entre le IIIe et le Ier siècle av. J.-C. et le texte semble avoir été rédigé par la même main, malgré la présence de certaines variantes orthographiques (aisna / eisna ; –ti et –θi au locatif). La forme des lettres suggère une datation vers la fin IIIe-début IIe siècle, sensiblement plus récente que les datations obtenues par les analyses C14 (390 ± 45 ans), ce qui tendrait à indiquer que le support est nettement plus ancien que le texte. Dans le 4e chapitre, l’auteur rappelle les principales interprétations qui ont été élaborées pour ce document, à commencer par le problème de la présence en Égypte d’un texte étrusque. Le liber a vraisemblablement été amené par une communauté d’Étrusques, peut-être des commerçants, dans le royaume lagide. Krall a le premier identifié des noms de divinités dans le texte et supposé qu’il décrivait un rituel de sacrifice. Par la suite, les termes celi et acale ont été identifiés par Herbig avec les noms des mois de septembre et juin, ce qui a fait pencher pour un calendrier religieux, organisé en différentes strophes et décrivant un certain nombre de rituels, comme le sacrifice en l’honneur de Neptune (flere neθunśl) de la colonne IX ou la cérémonie en faveur des aiser śic śeuc de la colonne V. En 1939 enfin, Olzscha a comparé la structure du texte avec le rituel ombrien des Tables Eugubines et a proposé d’identifier cinq moments du rituel : l’inuocatio à la divinité destinataire de la cérémonie, la placatio, l’oblatio (promesse de l’offrande), la postulatio (la demande véritable) et l’acceptatio. Cette interprétation, globalement acceptée par H. Rix, est donc également admise par l’auteur, qui se borne à rappeler les travaux antérieurs, sans pousser plus avant l’investigation.

 

          Le chapitre 5 forme le cœur de l’ouvrage. On y trouve une longue analyse (p. 65-189) terminologique, syntaxique et grammaticale du texte de chaque colonne (les colonnes I-II et VIII-IX étant regroupées dans une même section). Le détail des analyses est parfois un peu abscons ou répétitif et l’information relativement dispersée, mais un index terminologique, en fin de volume (p. 219-235), permet fort heureusement de retrouver les différents commentaires. Dans cette enquête méticuleuse, V. Belfiore propose systématiquement pour chaque terme rencontré le rappel des interprétations précédentes, ainsi que les occurrences dans la documentation épigraphique, en retenant en fin de notice l’interprétation qui lui semble la plus justifiée. La plupart des travaux antérieurs sont fondés sur deux méthodes complémentaires : on a dans un premier temps cherché des formes proches dans d’autres domaines linguistiques, quitte parfois à ne raisonner que sur des assonances (cf. le terme caθnis rapproché du lat. cadus, gr. κάδος par Goldmann ou le mot tutin arbitrairement rapproché du terme institutionnel italique touto). Les analyses combinatoires ont en outre tenté d’interpréter le texte du rituel en le comparant systématiquement à d’autres textes considérés comme similaires, en particulier les Tables Eugubines et les prières catoniennes. On admet ainsi qu’une formule du Liber comme śa]cnicś[treś cilθś śpureśtreśc ena]ś est parallèle à l’expression ukriper fisiu tutaper ikuvina des Tables Eugubines, ce qui permet de comprendre que cilθ- est équivalent d’ukri- (cf. lat. arx, « acropole ») et śpur- celui de tuta-, « cité ». L’A. prend toutefois plutôt le problème dans l’autre sens. À partir des acquisitions grammaticales (relativement) sûres, comme les terminaisons des locatifs, les flexions, les désinences verbales etc., sont mis en lumière les problèmes posés par les hypothèses précédentes. Ainsi, le terme eθrse qui est traduit comme « prêtre célébrant et officiant » par M. Pallottino est en réalité une forme verbale.

 

          Au final, même si l’A. renonce à fournir le plus souvent une traduction du texte – les traductions précédentes étant en général citées et parfois corrigées par de nouvelles propositions –, on peut glaner au fil du commentaire un certain nombre d’acquis sémantiques (tul / « verser » ; fler / « victime » ; raχ / « autel » ; cepen / « tout » etc.). D’une façon générale, les termes institutionnels, ainsi que les termes désignant des lieux de culte (en général au locatif) ou des catégories de victimes sacrificielles sont bien repérés, même si l’on ne comprend pas parfaitement leur sens exact. On identifie, de même, avec assez de certitude les rituels en faveur des divinités ouraniennes (aiser, tin in śarle) et ceux qui sont adressés aux divinités infernales (flere in crapśti, lusa, neθuns, veive). Très souvent, l’A. se limite à énumérer les principales interprétations sans trancher (cf. à propos du terme hil, p. 97-100, où les différentes interprétations sont alignées, sans qu’aucune ne soit validée ou infirmée), mais en indiquant uniquement ce qui est possible d’un strict point de vue grammatical. Le résultat peut donc sembler parfois assez frustrant, mais la frustration vaut certainement mieux que des traductions qui ne sont le plus souvent que très hypothétiques.

 

          Enfin, dans un bref chapitre conclusif, V. Belfiore revient sur l’ensemble de son analyse, tout en admettant avec lucidité avoir posé plus de questions qu’apporté de solutions (p. 195). Le texte du liber peut être interprété comme un ensemble de prières ou de prescriptions, introduites par des formules d’invocation récurrentes. La cérémonie des aiser s’effectue pour le bénéfice d’une cité et d’une ville (śpura, meθlum) indéfinie (si l’on admet avec V. Benelli qu’enaś est un pronom indéfini), tandis que le commanditaire des autres actions et invocations, notamment du sacrifice « en faveur du dieu (qui est) dans le *crap- » (flere in crapśti) n’apparaît pas clairement. Après le rituel de Neptune, on trouve plusieurs cérémonies qui doivent se dérouler à dates fixes (vraisemblablement les 26 et 27 septembre, le 18 octobre ou novembre, le 29 octobre etc.).

 

          Cet ouvrage fournit donc un état des lieux extrêmement honnête, qui permet de prendre la mesure de la tâche qu’il reste à accomplir et qui fournit une base de départ solide et indispensable pour l’étude du Liber linteus et plus généralement de la langue étrusque.

 

(1) Cf. Corpus Inscriptionum Etruscarum, Leipzig, à partir de 1893 et Rivista di Epigrafia Etrusca dans Studi Etruschi ; M. Pallottino (dir.), Testimonia Linguae Etruscae, Florence, 1968² ; M. Pallottino, M. Pandolfini Angeletti (dir.), Thesaurus Linguae Etruscae, Rome, 1978 et suppl. I-III, Rome, 1984-1998, ainsi que la nouvelle édition sous la direction de E. Benelli, Pise-Rome, 2009 ; H. Rix, Etruskische Texte. Editio minor, Tübingen, 1991.

 

(2) L.B. van der Meer, The Linen Book of Zagreb. A Comment on the Longest Etruscan Text, Louvain-Dudley, 2007.

 

(3) On peut consulter à ce propos la recension faite par L. van der Meer de l’ouvrage de V. Belfiore sur http://bmcr.brynmawr.edu/2011/2011-01-36.html, qui met bien en lumière les principales différences entre les deux démarches, l’une (van der Meer) étant plus centrée sur l’étude du texte dans son contexte archéologique et rituel, tandis que l’autre (Belfiore) se concentre principalement sur les aspects linguistiques et sémantiques.

 

(4) F. Roncalli, Il liber linteus di Zagabria, in Scrivere etrusco. Dalla leggenda alla conoscenza. Scrittura e letteratura nei massimi documenti della lingua etrusca, Milan, 1985, p. 17-52.

 

(5) H. Rix, op. cit. n. 1.