Holtzmann, Bernard: La sculpture grecque. 447 p., nombreuses ill. NB, ISBN 978-2-253-90599-8, 9.50 €
(Le Livre de Poche, Paris 2010)
 
Compte rendu par Jean-François Croz
 
Nombre de mots : 1236 mots
Publié en ligne le 2012-08-20
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1233
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          L’ouvrage que nous présente Bernard Holtzmann n’est certes pas le premier à porter ce titre. Mais aucun de ses prédécesseurs n’a sans doute pu rassembler tant d’informations sous une forme si brève et dense, qui laisse, une fois l’ouvrage refermé, la conviction salubre que rien d’important n’a été négligé, et que le propos s’appuie constamment sur une expérience riche et vivante. L’originalité de cet ouvrage réside d’abord dans la maîtrise d’un équilibre entre les réflexions analytique et synthétique. L’auteur a donc adopté une démarche en deux temps, où une présentation globale est suivie et illustrée d’un choix d’œuvres commentées. L’introduction générale traite de la place de la sculpture dans l’art grec, envisagée dans les rapports subtils qu’elle entretient avec les autres arts, aussi bien dans l’ordre monumental (architecture) que miniature (petite glyptique), et non comme une discipline cloisonnée, ce que beaucoup de manuels avaient tendance à faire.

 

          La première partie (« Caractéristiques ») évoque d’abord les rapports élémentaires de la sculpture avec l’espace et le volume, mais aussi le statut social et culturel du praticien, bref ce que l’auteur nomme in fine sa matérialité. Le chapitre consacré aux matériaux intègre les apports les plus récents de la recherche tant pour les aspects techniques (fonte des bronzes, ornements rapportés, procédés d’entretien) que pour les sources littéraires. En outre, il tient compte des variations géographiques et chronologiques. Un chapitre consacré aux genres propose, outre les catégories attendues (statues de cultes, offrandes…), une distinction graduée et nouvelle entre sculpture commémorative et honorifique, à laquelle l’auteur rattache la notion délicate de portrait. Le chapitre intitulé « champs iconographiques » est sans doute celui qui cerne au plus près la réalité complexe de la sculpture grecque : c’est d’abord un art construit à partir de la figure humaine, et qui en explore peu à peu la périphérie, les limites, les extrêmes. La notion de « réalisme transcendé », dont l’analyse est serrée et fine, permet ainsi de rendre compte de l’équilibre recherché « entre l’idéalisation et l’expressivité ». Enfin, un dernier chapitre est consacré aux « conventions de la figuration humaine », où sont repris méthodiquement les procédés d’ensemble (représentations en pied , composition de groupes) qui donnent à la sculpture grecque sa singularité : on y remarquera des développements très pertinents sur « la rhétorique du corps », en particulier le sens et l’emploi de la pondération, ainsi que sur les traitements particuliers de la tête, qui débouche sur un aperçu de l’art du portrait (une des réussites majeures de l’art grec). Le lecteur est ainsi conduit du plus simple au plus conceptuel, sans jamais se perdre dans l’abstraction de la théorie esthétique, car le rapport avec les œuvres est constant et assuré par de nombreux exemples, développés dans la seconde partie.

 

          Cette dernière, intitulée « styles et artistes, les œuvres » s’ouvre par un exposé qui porte d’abord sur la transmission du savoir-faire artistique de maître à disciple et sur l’innovation qui permet de la dépasser ; on relèvera ce jugement, qui livre une clé de la sculpture grecque : « Ainsi la tradition se trouve-t-elle constamment enrichie et vivifiée : au lieu d’être contestée ou rejetée, elle est toujours intégrée et parfois surmontée, donnant à l’art un mouvement incessant ». L’auteur propose ensuite une définition de la notion de style, qu’il distingue partiellement de celle d’école et qu’il inscrit soigneusement dans un cadre historique et géographique. Il l’appuie d’exemples circonstanciés, tel celui de Praxitèle, et souligne l’utilité, mais aussi les dangers qu’elle peut présenter dans la datation des œuvres.

 

          Une brève transition intitulée « chronologie artistique et chronologie historique » permet d’enchaîner sur la partie la plus développée de l’ouvrage (260 p.) : un choix de 125 œuvres, où des incontournables (le cavalier Rampin, la Vénus de Milo) alternent avec d’autres documents moins connus comme l’offrande de Manticlos, ou la « Corè de Callion », mais tout aussi éclairants pour le propos. C’est beaucoup plus qu’un florilège : l’exposé initial sur la diversité des matériaux, des techniques et des styles trouve ici une illustration soigneusement dosée. La progression diachronique (du XIe s. av. jusqu’au Ve s. ap. J.-C.) ne montre pas seulement la longévité de la sculpture grecque, mais surtout sa capacité à s’adapter aux nouvelles conditions du monde ancien. Chacune des périodes est précédée d’une courte mise au point, où le cadre historique est bien précisé, et qui sait éviter les formules réductrices ou les généralités dépassées : ainsi, la période classique (terme global assez impropre) est exposée avec toutes les nuances de ses différentes phases (6 en réalité), leurs répercussions, leurs variations locales, bref, la liquidation progressive des contraintes de l’archaïsme. On notera aussi que les périodes les plus tardives (hellénistique et impériale) rendent compte de la complexité des contacts de l’art grec avec d’autres civilisations, celle de Rome entre autres.

 

          Chacune des fiches porte un numéro qui facilite les renvois quand la pièce est donnée comme exemple dans le reste de l’ouvrage et accompagnée d’une iconographie de qualité. La dénomination de l’œuvre est parfois encadrée de prudents guillemets, qui nous rappellent qu’une découverte nouvelle peut la remettre en question ; elle est suivie des brèves indications d’usage (matériau, dimensions, lieu de conservation, et numéro d’inventaire). Le texte lui-même, loin de suivre un ordre fixe, est centré sur la pièce elle-même, son histoire, sa singularité exemplaire (l’équilibre du Discobole, les proportions du Doryphore), ses parallèles, bref la manière dont elle s’insère dans le grand ensemble de l’art grec ; il nous renvoie à ce que chaque œuvre a d’irremplaçable, sans occulter son apport à nos connaissances historiques.

 

          Un épilogue décrit la postérité de cet héritage, qui d’abord s’estompe dans l’oubli, puis revient peu à peu au jour et même au goût du jour ; la sculpture grecque devient à l’époque moderne objet de collection, au prix de dérives qui la mettent parfois en péril, puis objet d’une investigation savante qui acquiert peu à peu ses règles et ses méthodes, permettant la découverte d’autres pièces. L’archéologie, en intégrant la sculpture, la rend plus intelligible, par la connaissance de son environnement initial mais aussi par des procédés de restauration et de conservation plus rigoureux. L’auteur ne se contente pas de décrire un patrimoine ancien, il montre comment nous l’avons reçu, assimilé et fait partager à nos contemporains.

 

          Un supplément muséographique vient en effet clore le texte proprement dit : les « hauts lieux de la sculpture grecque » font l’objet d’une recension critique, dans un ordre logique qui part des musées grecs (et de celui d’Istanbul) pour aborder les grandes collections européennes et américaines. Il s’agit, plus que de donner un aperçu de la richesse de ces musées, d’apprécier les conditions matérielles dans lesquelles le public peut y accéder, et d’offrir ainsi au lecteur un prolongement concret de l’ouvrage, ou plutôt une invitation à lui donner tout son sens.

 

          Plusieurs appendices complètent enfin cette étude, dont un glossaire, un index des œuvres citées, et une bibliographie à la fois fournie (36 p.) et sélective, ce qui est méritoire, vu l’ampleur du sujet. Elle montre que ce livre est bien autre chose qu’un ouvrage d’initiation ou un recueil de fiches pour préparation d’examen. Tout est fait pour convier le connaisseur autant que le profane à une réflexion en profondeur sur l’art de l’image sculptée. Aussi on ne peut que suivre Bernard Holtzmann quand il redoute de voir cette image devenir, grâce aux facilités trompeuses de la technologie, un article de consommation banalisé et insipide, et non « le réceptacle d’une présence divine ou humaine ».