Chantoury-Lacombe, Florence: Peindre les maux. 422 pages, 15 x 23 cm, 15 illustrations en noir et blanc, 10 illustrations en quadrichromie, ISBN : 9782705670009, 39 €
(Hermann Editeurs, Paris 2010)
 
Compte rendu par Frédérique Villemur, École nationale supérieure d’architecture de Montpellier
 
Nombre de mots : 1077 mots
Publié en ligne le 2015-02-23
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1139
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          La singularité du livre que Florence Chantoury-Lacombe consacre à la représentation des pathologies aux XIVe-XVIIe siècles tient au fait que son objet est peu développé au sein des recherches en histoire de l'art, à la différence des études d’histoire qui se sont intéressées aux maladies et beaucoup moins à leurs images. Représentations de la peste, de la lèpre, de la syphilis, de l'épilepsie, de la gangrène, de la cécité, l'auteur ne dresse cependant pas un répertoire iconographique des maladies concernées, mais vise à interroger le statut d’image de ces maladies : pourquoi et comment les représenter — que ces images mettent ou non en jeu une pratique artistique. Comment regarder ces maladies, dans quel contexte de valeurs morales et esthétiques les montrer ? Car l’auteur au long de son étude a pu remarquer une absence de ressemblance avec les états pathologiques : « c’est moins le corps malade qui s’expose dans la représentation que l’idée d’un sujet au regard interdit  » (p. 43). C'est donc à une archéologie du corps malade à la Renaissance que nous invite Florence Chantoury-Lacombe. L'ouvrage est divisé en deux parties, l'une consacrée à « Art, littérature artistique, médecine et société » sert à dégager une méthodologie, l'autre toute entière tournée vers une « Archéologie de la représentation du corps malade » entre dans le vif du sujet.

 

          Dans la première partie, après avoir montré comment a été occultée la question de la représentation de la maladie dans la littérature artistique de la Renaissance (inconvenance du disgracieux, du laid et du difforme, lecture morale de l'infirmité comme déviance), l'auteur met en perspective critique le discours des historiens et des historiens de l'art sur la représentation de la peste et sur les développements stylistiques après 1348 (Millard Meiss, Jérôme Baschet, Joseph Polzer, Renato Burgess, Christine M. Boeckl entre autres) dans un chapitre qui vise à remettre en question tout à la fois l'idée d'une carence iconographique et d'un tabou de représentation.

 

          Une des thèses de Florence Chantoury-Lacombe soutient que la singularité de l'image de la maladie se trouve en ce qu'elle implique le corps entier, en « une relation d'empathie entre le spectateur et l'image » (p. 139). Analyser les pouvoirs de ce type d'image, tout particulièrement à la suite d'Hans Belting, c'est contextualiser la valeur de ces images qui sont indissociables des pratiques de dévotion, pour en comprendre l'efficacité thérapeutique. C'est aussi, dans le cadre d'une iconographie des soins développée au sein des hôpitaux (à Florence, Venise, Sienne en particulier), analyser des fresques comme médium curatif et discours politique qui constituent une « mémoire pathétique » s'appuyant sur le témoignage de la preuve — première diffusion d'une réalité de la maladie à travers la cité. Mais il s’agit de moins représenter la maladie en tant que telle, que les gestes curatifs dans lesquels les conduites humaines sont codifiées. La figuration des symptômes propres à la maladie n’apparaît que très peu au regard de la puissance conférée aux images dans leur pouvoir de contamination. Florence Chantoury-Lacombe s’arrête à ce sujet sur la commanderie des Antonins d’Issenheim, qui soigne le « feu de Saint Antoine » (les maladies de la peau) pour analyser comment les rituels de l’institution visent une thérapie à travers le contrôle des images. L’auteur poursuit à Venise son analyse de l’“image-arsenal thérapeutique” par la transmission à travers l’air et la porosité du corps, pour cerner cette fois ce qui relève de « l’empoisonnement visuel » (p. 164). Car si l’image prolonge le pouvoir guérisseur du sacré, ainsi que Marc Bloch l’avait bien mis en évidence, c’est que l’image est moins représentation (de la maladie) en tant que mimèsis que, selon Florence Chantoury-Lacombe, methexis, à savoir un champ de forces qui appelle une participation du spectateur et dont le dispositif figuratif vise l’efficacité du pouvoir des images. La première partie se conclut ainsi par une approche anthropologique de la transmission des croyances, peurs et craintes face aux épidémies, prenant en charge la relation du regardant et du regardé.

 

          Si à ce stade, l’ouvrage se distingue dans son approche de cet autre, qu’il ne cite pourtant pas, d’Henri-Jacques Stiker (Les Fables du corps abîmé. Les images de l’infirmité du XVIe au XXe siècles, Paris, Le Cerf, 2006), le livre de Florence Chantoury-Lacombe vise dans sa deuxième partie à dégager des thématiques picturales à partir d’études de cas tout à fait passionnantes. Cette partie est consacrée, pour en reprendre les sous-titres, à la découpe de la chair, à l’invention d’une iconographie de la défiance, au corps pathologique ou l’image placebo, aux portraits en malade, et à la force des maux. Si l’auteur s’arrête moins sur l’esthétique des traités d’anatomie que sur le traitement chirurgical des maladies (ainsi chez Caspar Stomayr), la partie dédiée à la figure de saint Roch (p. 215-263) est des plus captivantes qui analyse l’invention d’une iconographie à partir d’une nudité héroïque travaillant l’exemplarité des postures, exposant le saint thaumaturge comme une figure admonitrice autant qu’elle vise à dissimuler ce qui suscite l’effroi. On parlera bien ici d’une esthétisation du corps malade (Tintoret, Titien, Véronèse). Le procédé peut aller jusqu’à un déplacement figuratif qui suggère la difformité plus qu’il ne la montre. L’esthétisation de la souffrance devient un prétexte dramaturgique à l’action dépeinte, en vue de pouvoir soutenir l’insoutenable du spectacle du corps souffrant. À travers ces procédés picturaux, Florence Chantoury-Lacombe analyse des processus de déplacement et de condensation, en appliquant une méthode chère à Louis Marin, qui vise à interpréter les œuvres d’art à partir des mécanismes du travail du rêve. On regrettera cependant que l’auteur n’ait pu étudier le portrait de l’artiste en tant que malade ou que l’examen des couleurs associées aux maladies n’ait pu être mené ; enfin, que l’analyse d’une « survivance du démonique » dans une partie consacrée à la possession n’ait pu être développée, tandis que quelques raccourcis projectifs sur le XIXe siècle, pour leur part, n’enrichissent en rien l’analyse.

 

          Le sentiment religieux et l’attitude dévotionnelle envers les images ont pris en charge, à travers l’exemplum doloris, le corps souffrant ; cependant Florence Chantoury-Lacombe montre que ce n’est pas aux frontières de l’art et de la médecine que l’on doit chercher les formes de ressemblance de la maladie, mais bien dans ce qui ne limite pas le champ du représentable, dans ce qui travaille l’ambivalence des images. En cela, l’auteur de Peindre les maux a su exposer en critique les catégories esthétiques constitutives de l’histoire de l’art en mettant à profit une pensée singulière sur le pouvoir des images.