Pagliano, Eric - Monbeig, Goguel Catherine - Costamagna, Philippe : De chair et d’esprit, dessins italiens du musée de Grenoble, Catalogue de l’exposition présentée au musée des Beaux-arts de Grenoble (5 mars - 30 mai 2010). ISBN-EAN13 : 9782757203057, 35,00 €
(Editions Somogy 2010)
 
Compte rendu par Jan Blanc, Université de Genève
 
Nombre de mots : 4249 mots
Publié en ligne le 2011-09-13
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1111
 
 

          Depuis une vingtaine d’années, ce qu’il est convenu d’appeler le connoisseurship connaît une grave crise de confiance et de légitimité scientifique. Face au renouvellement important de l’histoire de l’art traditionnelle (Kunstgeschichte) mais aussi de toutes les méthodes visant à étudier l’objet d’art pour lui-même, dans ses dimensions culturelles, sociales, historiques, psychologiques, philosophiques ou sémiotiques (Kunstwissenschaft), les connaisseurs n’ont pas tous voulu ou pu renouveler leur appareil conceptuel ou simplement leurs habitudes méthodologiques. Dans la plupart des cas, et selon un schéma répétant malheureusement l’opposition si forte, dans certains pays européens, entre le monde des musées et celui des universités, le connoisseurship a généralement révoqué en doute, et sans réel examen critique, les nouveautés d’une discipline qui, si elles ne sont pas toujours convaincantes, méritent plus qu’une simple posture de mépris, au nom d’une « tradition » ou d’une lutte contre les modes et les prétentions scientifiques du présent.

          Ce serait oublier le fait qu’en raison de la bâtardise méthodologique d’une discipline comme l’histoire de l’art, aucune méthode ne peut se prévaloir d’être plus fondamentale ou indispensable qu’une autre. L’histoire de l’art n’a pas de noyau, et c’est heureux. En dépit d’idées reçues encore insuffisamment discutées, le savoir du connaisseur n’est pas plus « empirique » ni moins orienté sur le plan idéologique que celui du psychanalyste ou du sémioticien. Il se fonde, lui aussi, sur des notions, sur une certaine idée de l’histoire de l’art, des pratiques artistiques, de la structure matérielle des objets. Penser, en ces termes, qu’un catalogue raisonné constitue nécessairement la première étape dans toute analyse fait entrer le travail de l’historien d’art dans un désastreux diallèle. Écrit par un historien de l’art, le catalogue raisonné d’un artiste – ou la fiche d’une œuvre, dans un catalogue de musée – traduit l’idée que cet historien se fait de cet artiste ou de cette œuvre. Une idée qui, en général, préexiste à la rédaction de la fiche : l’historien vient à l’œuvre avec une série d’inévitables préconceptions ; et il est souvent soumis tout autant aux pressions venues des institutions privées ou publiques qui l’emploient qu’à celles qu’il s’inflige inconsciemment, préférant le nom à l’anonymat, le grand nom au nom inconnu et, a fortiori, la certitude d’une opinion qui affirme et pose des avis aux incertitudes d’une pensée qui doute et ne tranche pas.

          Ces problèmes, qui n’existaient pas encore au XVIIIe siècle, une époque souvent présentée comme le lieu de naissance d’une « science du connaisseur » (Jonathan Richardson) qui n’a jamais cessé de faire l’objet de critiques, en son temps, et qui a toujours fait l’objet de doutes salvateurs de la part des collectionneurs et des artistes, se sont considérablement multipliés à partir de la fin du XIXe siècle, entraînés par les approximations, les erreurs ou les enfermements des anciens connaisseurs dilettantes, devenus connoisseurs professionnels, en Italie, en France ou en Allemagne. On sait aussi à quelles aberrations elles ont pu mener, dans le domaine des publications et des expositions. À l’exception notable de certains musées anglais ou américains, rares sont les collections où les tableaux sont accrochés à la bonne hauteur et éclairés dans des conditions satisfaisantes. Ici, un grand tableau de dessus-de-cheminée peint par un suiveur de Rubens est accroché dans un escalier. Là, un retable de Jérôme Bosch est frappé d’une violente lumière électrique l’isolant totalement de son environnement immédiat, à la manière d’un fétiche sur son autel. Et dans cette exposition, deux paysages peints en pendant sont présentés l’un au-dessus de l’autre... Ces difficultés seraient sans doute excusables si elles n’empêchaient les visiteurs de comprendre les œuvres d’art, interposant entre leur regard et l’objet sur sa cimaise des erreurs d’appréciation ou de parfaits anachronismes.

          Pour toutes ces raisons, le récent catalogue des dessins italiens du musée de Grenoble, conçu par Éric Pagliano, avec la participation de Catherine Monbeig Goguel et Philippe Costamagna, et publié sous le titre De chair et d’esprit. Dessins italiens du musée de Grenoble, XVe-XVIIIe siècle, doit être chaleureusement salué comme une tentative intelligente, ambitieuse et savante de renouveler profondément les méthodes d’une discipline qui mérite mieux que d’être figée dans une respectueuse tradition. Tant pour le catalogue (p. 23-241) que pour les deux brefs essais qui le précèdent, signés par Valérie Lagier (« Heurs et malheurs d’une collection : les dessins anciens du musée de Grenoble », p. 11-16) et Éric Pagliano (« Attribuer, réattribuer, désattribuer : bilan des attributions et ordonnance du catalogue », p. 17-22), cet ouvrage a le mérite d’expliciter ses méthodes et ses choix, qui constitueront essentiellement le propos de ce compte rendu.

 

          Essentiellement informatif, l’essai de Valérie Lagier rappelle l’histoire de la collection des cinq mille dessins anciens du musée de Grenoble, en soulignant que cette histoire n’avait jamais été écrite (p. 11). Le noyau de la collection est composé d’achats, mais aussi de saisies révolutionnaires opérées dans la région iséroise et de biens provenant de la ville de Grenoble et de son patrimoine propre (l’hôtel de Lesdiguières). Ouvert le 31 décembre 1800, le musée est présenté – comme c’est souvent le cas après la Révolution – par son premier conservateur, le peintre Louis-Joseph Jay, professeur de dessin à l’École centrale du département de l’Isère, comme un outil pédagogique. Ceci explique que, dans la brochure rédigée pour l’ouverture, les noms d’artistes ne soient que rarement mentionnés : il s’agit de faire prévaloir une connaissance directe des feuilles, dans leur matérialité et leurs formes, plutôt qu’une approche antiquaire. Le fonds est ensuite progressivement enrichi au fil des années, sous l’impulsion d’Alexandre Debelle, entre 1853 et 1917, puis de l’entrée de la collection de Jean-Marie Léonce Mesnard, avant ce que Valérie Lagier appelle un « lent processus d’oubli (1917-1992) » (p. 14).

 

          Contrairement aux habitudes de nombreux et récents catalogues de musées, De chair et d’esprit ne se contente pas, toutefois, de faire précéder les notices de son catalogue de simples considérations sur les conditions historiques de constitution des collections, nécessaires mais non suffisantes, ou de généralités de seconde main sur le collectionnisme ou les structures du marché de l’art. Dans le cas présent, l’essai d’Éric Pagliano se présente comme le moment théoriquement fort du livre. Pour l’auteur, un dessin est d’abord le produit et la trace d’un travail et d’une réflexion artistique, avant que d’être la pièce d’une collection. Réfléchir sur un dessin, tant sur le plan de son attribution et de sa datation que sur celui de son analyse, revient donc à réfléchir sur la pensée qui le sous-tend et la genèse dans laquelle il s’inscrit. Éric Pagliano regrette qu’il n’a pas été totalement possible, contrairement à ce qu’il avait suggéré à Lyon, de proposer un accrochage génétique des dessins : « confronter des dossiers génétiques comportant des études de natures diverses constituées autour de la mise en place d’un même dispositif iconographique, comme, par exemple, celui de l’Adoration des Rois mages. Cette confrontation permettrait de montrer comment trois ou quatre peintres-dessinateurs, l’un italien, l’autre français, les derniers flamand et hollandais, étudient un sujet en particulier » (p. 19-20). Ces regrets ne l’empêchent pas de rappeler que cette méthode demeure la meilleure possible, ni de justifier une conception génétique et critique de l’attribution : « le travail mené a consisté à s’éloigner des propositions initiales de manière progressive de telle sorte que l’attribution finale s’est trouvée bien souvent intégrée dans un processus de filiation » (p. 17).

          En d’autres termes, il s’agit, pour Éric Pagliano, de procéder d’abord à une évaluation systématique des attributions anciennes, afin de les valider éventuellement, ou de s’en distancer plus ou moins. Le refus y est marqué de l’attribution « dans le vide », laquelle serait fondée sur ce dialogue un peu chimérique entre l’« œil » du connaisseur et la « matérialité » de la feuille. Éric Pagliano ne semble pas, tout du moins dans ses propos, vouer un culte particulier aux méthodes intuitionnistes. Il s’appuie, bien davantage, sur une méthode rigoureuse, reposant sur l’idée que toute œuvre d’art se présente d’abord à travers le filtre opacifié de toutes les descriptions et interprétations qui se sont posées sur elle tout au long des années. Pas de dessin qui ne soit un palimpseste complexe ; et pas de travail plus urgent, pour l’historien de l’art, que de décoller ou de gratter d’abord, une à une, ces couches interprétatives, enregistrant chacune d’entre elles, comme faisant partie de l’histoire de l’histoire de l’objet, avant de se prononcer à son tour, revenu au plus près des origines natives de l’œuvre.

          Faisant le bilan de ce travail de « déplacement mesuré et périphérique » (p. 17), Éric Pagliano constate que près d’un tiers des anciennes attributions ont été conservées et souligne que ces attributions sont souvent très anciennes, datant du début du XIXe siècle. Sans réellement expliciter les raisons pour lesquelles, selon lui, ces attributions, souvent « sophistiquées » (p. 17), ont pu être proposées par les historiens de l’art, il apparaît que, pour Éric Pagliano, elles ressortissent à une connaissance de première main des feuilles, issues de notes et de commentaires, aujourd’hui disparus, qui provenaient probablement des tout premiers moments d’acquisition et de collection de ces feuilles. Ce constat n’est-il qu’attristant ? On pourrait le penser, en constatant que, sans doute, les attributions et les datations n’ont jamais été aussi mauvaises qu’à l’ère post-morellienne du connoisseurship « scientifique ». Mais il montre aussi, à rebours, l’utilité que l’historien de l’art peut aujourd’hui tirer d’une approche désormais rigoureuse et sceptique des œuvres d’art, frayant le chemin étroit qui sépare l’intuitionnisme et le scientisme, et fondée sur la primauté du document sur l’observation, toujours indispensable et à jamais incertaine.

          Cette rigueur méthodologique constitue d’ailleurs le point fort des méthodes d’attribution adoptées et mises en place dans le catalogue. Loin des contraintes d’un marché de l’art et de collectionneurs qui, aujourd’hui plus qu’hier, préfèrent généralement les « donneurs de noms » (surtout lorsque ceux-ci sont connus et prestigieux), et laissés visiblement libres dans leur travail par le musée dont ils exploraient la collection de dessins italiens, Éric Pagliano, aidé par Catherine Monbeig Goguel et Philippe Costamagna, n’ont pas recherché coûte que coûte l’éclat des grands noms, et ont pris en compte pour les théoriser les manques et les lacunes considérables dans leur travail d’attribution, comme le montre le cas du dessin vénitien, cité comme exemple (p. 18). Comment proposer des « noms » quand la très grande partie des feuilles ont disparu à jamais et que l’échantillon que nous avons conservé ne peut en aucun cas être considéré comme représentatif ? Ces pertes ne concernent pas seulement des œuvres ; elles regardent aussi des noms eux-mêmes, que nous ne connaissons plus que par leurs mentions écrites, par les écrivains et les théoriciens ou dans les archives – quand ces noms nous sont encore connus. Dans ce cadre, et sans des attributions attestées de façon quasi certaine – par des signatures relativement sûres ou par des mentions documentaires –, le lien demeure coupé entre le nom d’un artiste et son œuvre. Comme un équilibriste marchant sur un fil tendu au-dessus d’un abîme, l’historien de l’art doit savoir qu’il ne sait pas grand-chose, et tenir compte de cette ignorance quand il propose une attribution. Même s’il faut reconnaître aussi que, parmi les feuilles conservées, figurent probablement un plus grand nombre de ceux qui ont été considérés en leur temps comme de « grands maîtres », rien n’empêche de penser, avec un certain degré de certitude, que parmi elles se cachent des artistes secondaires qui, pour nous, ne sont plus que des noms, et qui resteront à jamais de simples créatures littéraires – sauf au prix de contorsions intellectuelles très complexes (les corpus de Hieronymus Bosch, de Pieter Bruegel l’Ancien ou de Rembrandt).

          Faut-il, dans ce cas, faire appel aux critères de qualité ou de style pour résoudre ces difficultés ? Éric Pagliano ne semble pas écarter l’idée. Pour justifier certains choix, les articles du catalogue s’appuient parfois sur la notion de qualité, rappelée dès la quatrième ligne de l’essai (« La collection de dessins italiens du musée de Grenoble comporte environ huit cents feuilles. Toutes ne sont pas de qualité », p. 17). Toutefois, la notion de qualité, ici résumée à grands traits, n’est presque jamais utilisée pour distinguer des mains ou renforcer des attributions intuitives. On ne retrouvera donc pas, ou peu, dans ce catalogue, certaines de ces mauvaises habitudes qui amènent les historiens de l’art à préférer attribuer une œuvre à un élève plutôt qu’à son maître, sous le prétexte qu’elle serait de « qualité plus faible ».

          De même, si le concept de style est fréquemment employé, surtout sous sa forme adjective, il l’est surtout à travers certaines expressions, que l’on pourra juger un peu lourdes et inélégantes – « stylistico-technique » (cat. 1, p. 26, par exemple), « stylème » (cat. 4, p. 36) –, lesquelles trahissent une conception restreinte et rigoureuse du « style », qui doit beaucoup aux travaux fondateurs de Lizzie Boubli (cat. 30, p. 88-89), et où le « style » regroupe l’ensemble des spécificités qu’un historien de l’art déduit de son observation d’un certain nombre d’objets, et qu’il rassemble autour d’un nom ou d’un pseudonyme. Pris en son sens étymologique et dans l’usage qui en a été d’abord fait, au milieu du XVIIIe siècle, quand la notion est entrée dans le vocabulaire des arts visuels, le style s’apparente ici à un véritable langage, au sens sémiotique du terme, fondé sur une structure paradigmatique, dont les unités sont identifiées et décrites par l’historien de l’art, mais qui sont elles-mêmes modifiées en fonction de leur usage syntagmatique : « Nous avons volontairement associé, dans notre analyse, description des modes d’application des médiums et manière dont ils apparaissent. Il est vrai qu’il est difficile de dissocier technique et style tant ils sont liés » (p. 53). Au sujet de ce travail de détail, Éric Pagliano parle, dans une notice consacrée à Guido Reni, et qui pourrait valoir comme Discours de la méthode stylistique, de « travail de délimitation infra stylistique » (Cat. 68, p. 153).

          Les auteurs du catalogue n’effacent donc pas les traces de leurs passages, en donnant le sentiment que leurs avis sont universels ou que leurs déclarations de droit sont des déclarations de fait. Si j’insiste ici sur la personnalisation de ces choix et de ces propositions, c’est qu’elle relève d’une prudence qui caractérise l’approche des trois historiens de l’art qui ont participé à la rédaction du catalogue, et qui évite la naturalisation d’hypothèses, aussi étayées qu’elles soient, malgré quelques lourdeurs d’expression (« Il est assez difficile de lexicaliser les manières respectives des deux dessinateurs », p. 57).

 

          Il semble d’ailleurs que les auteurs ne soient guère amateurs de la notion de « personnalité artistique », qu’Éric Pagliano utilise entre guillemets et de façon critique (p. 31) et qui pose le problème d’une réduction des variétés stylistiques d’un artiste – nécessaires dès lors qu’il faut adapter sa maniera à un sujet, un format ou un lieu, mais aussi inévitables dès lors que l’on considère simplement qu’un artiste n’est pas toujours égal à lui-même... – à une seule identité visuelle. Ainsi, dans certains cas, il s’agissait pour les auteurs de justifier l’absence de noms attestés et le choix de constituer une identité factice, susceptible de recueillir temporairement des feuilles ou des œuvres encore inattribuées de façon certaine. Éric Pagliano donne l’exemple d’une étude pour une Présentation de Jésus au temple (cat. 35), dont il montre bien l’inanité des attributions précédentes (Palma le Jeune, le Greco, Alessandro Maganza), et pour laquelle il fabrique avec prudence un « Maître mystérieux » (cat. 35), dans la mesure où « attribuer ce dessin consiste pour le moment à faire de l’historiographie » (p. 98). Dans d’autres situations, les auteurs ont préféré ne pas se prononcer plutôt que d’émettre des hypothèses invérifiables. Ainsi d’un paysage, peut-être vénitien : « Tant d’incertitudes (constatées), de revirements (potentiels), de désaccords (prévisibles) – c’est la leçon que nous tirons de ce dessin, donné à Polidoro par les spécialistes de Polidoro, et à un artiste vénitien par les spécialistes du dessin vénitien –, font que nous préférons laisser le paysage de Grenoble dans l’anonymat » (cat. 26, p. 81).

          Donnant les exemples si typiques de Salvator Rosa et de Gaulli, les principes d’une stylistique « régionaliste » ne sont pas davantage favorisés par les auteurs du catalogue : « Si d’aventure toutes les grandes écoles régionales avaient été représentées par un nombre équivalent de feuilles, il aurait fallu se demander en quelle mesure ce type de classement est historiquement valable tant il s’inscrit dans une tradition historiographique dont la pertinence reste à démontrer » (p. 19). Avec beaucoup de justesse, Éric Pagliano rappelle les grandes avancées que les études de « géographie artistique » ont récemment apportées, dans ce domaine, battant en brèche une conception « qui évite d’inscrire tout artiste dans des rapports sociaux et d’échange d’idées » (p. 19). Ce rappel est d’autant plus louable qu’il semble que la logique déconstructive de la « géographie artistique » n’ait pas toujours été très bien comprise des connaisseurs, qui demeurent parfois fidèles à des étiquettes surannées – les « Flandres » et la « Hollande », la peinture « lombarde », l’art « bellifontain », etc. – et qu’elle ait parfois été utilisée comme le cheval de Troie d’un retour des logiques d’« École », réactivées sous les vocables mal utilisés de « centres » et de « périphéries ». À cet égard, on pourra se demander si, en défendant plutôt le principe de « centres multiples, apparaissant sur le devant de la scène de manière simultanée, vers des périphéries qui elles-mêmes deviennent des centres » (p. 28), on peut se demander si Éric Pagliano ne vide pas les notions de « centre » et de « périphérie » d’une grande partie de leur sens et de leur intérêt en valorisant davantage les mouvements et les échanges que les lieux et les coutumes locales.

Les principes suivis par Éric Pagliano renvoient davantage à de ce qu’il appelle, après Aby Warburg, la « loi du bon voisinage » (p. 20). Ce voisinage, bien entendu, ne vise pas à mettre en évidence des points communs – qui sont souvent des ressemblances de convention – mais des différences. En justifiant la comparaison visuelle, proposée lors de l’exposition, de différents dessins qui mettent en évidence l’usage par Maso da San Friano (attr., cat. 17) et Jacopo Chimenti (attr., cat. 18) de garzoni comme modèles, et en suivant les transformations de cet usage du dessin au tableau, Pagliano cherche à souligner, par confrontation, les spécificités des pratiques, lesquelles permettent, à rebours, de confirmer ou d’infirmer certains réflexes attributionnistes. (De ce point de vue, il faudrait rappeler que tout catalogue raisonné est à la fois un point de départ et un point d’arrivée du travail d’attribution, et qu’il serait naïf de le présenter comme un préalable à l’analyse théorique...)

 

          Certes, on pourrait faire aux essais et aux notices de catalogue le reproche de ne pas échapper totalement aux tics de langage et à la phraséologie d’un certain connoisseurship. On y affirme encore : « Le cat. 10 était donné à Salviati : c’est en fait un Naldini typique » (p. 18 ; je souligne). On assène volontiers : « Le cat. 82 portait une attribution à Jacopo Chimenti : c’est un Curradi » (p. 18). On ne dissimule pas ses certitudes : « Les composantes stylistiques dominantes du dessin sont incontestablement d’ascendance ferraraise » (p. 28). On « rend » une feuille à Camillo Procaccini (p. 136), comme s’il s’agissait de « rétablir » la « vérité », de réparer une injustice ou de rembourser une dette. Et l’on est aussi imprécis sur certaines notions : « On s’est un temps interrogé sur les influences que ce peintre aurait reçues » (p. 105 ; je souligne) ; « Produit typique du courant maniériste des années 1570 » (p. 114 ; je souligne). Ces manières demeurent souvent d’autant plus agaçantes qu’elles expriment une certitude et une assurance apparentes qui ne rendent pas compte des doutes qui ont mené les historiens de l’art à établir et présenter leurs propositions. Ainsi, par exemple, de la notice n° 6, consacrée à un Saint Jérôme attribué à l’entourage de Domenico Campagnola, et qui se conclut par un : « Le champ des possibilités reste ouvert » (p. 43) ; ou de la notice n° 24, autour d’un Saint Grégoire du Poccetti, achevé par : « Cette mise en comparaison de deux œuvres de nature technique différente doit être prise avec précaution. Elle ne permet pas d’entériner une attribution. Elle permet seulement d’en proposer une » (p. 77).

          Malgré les répétitions parfois irritantes de l’expression « en fait », trop souvent utilisée, comme pour renforcer la validité des propositions, aucune de ces attributions ne relève de la logique du fait – ou il faudrait, dans ce cas, rappeler la formule de Gaston Bachelard, pour lequel tout « fait scientifique » était « fait ». Or l’immense qualité du travail proposé par l’équipe d’Éric Pagliano est précisément sa capacité à prendre le temps d’expliciter les raisons de ses choix. Les notices ne se contentent pas d’être de simples comptes rendus de l’histoire des dessins, de leur provenance, de leurs propriétaires antérieurs ou de leurs restaurations. Ces informations, fort utiles, se trouvent, comme il convient, reléguées dans la fiche technique de chaque œuvre. Ici, les notices du catalogue sont de véritables articles scientifiques, parfois très longs – six pages pour le Saint Jérôme attribué à Bernardo Zenale (cat. 2), quatre pages pour la Tête d’un homme barbu proposée à Guido Reni (cat. 68). On y rappelle toutes les hypothèses, y compris les plus farfelues. On les examine, une par une, sans présupposés. Et l’on explicite surtout ses propres arguments, de façon si continue et si détaillée que je ne peux que renvoyer le lecteur de ce compte rendu à la consultation du catalogue...

 

          Par ailleurs, et c’est aussi une qualité considérable d’une grande partie des notices du catalogue, les auteurs n’ont pas peur de la théorie. À travers leur travail d’observation et d’analyse des feuilles, il s’agit pour eux de compléter, de raffiner ou de développer leurs propres méthodes historiques, qui apparaissent davantage comme le produit ou le résultat de leur usage plutôt que comme des « outils » préalables que l’historien viendrait naïvement puiser dans sa « boîte ». Ainsi par exemple, de la plus longue notice du catalogue, consacrée au Saint Jérôme attribué à Bernardo Zenale, qui permet à Éric Pagliano de proposer ses réflexions sur la géographie artistique (p. 28) ou la composition (p. 33), et de ne pas se concentrer sur la seule description de la feuille. De la même manière, bien des notices du catalogue apparaissent comme les premiers noyaux d’études et d’analyses plus vastes, et comme les amorces de nouvelles recherches plus amples.

          Parmi les grandes qualités de ce catalogue, il faut aussi citer le fait qu’il nous permet d’échapper heureusement – mais pas toujours (cat. 58, p. 136) – aux lieux communs et aux approximations habituels (la « mise en page » de la feuille, l’exécution « nerveuse », la « vibration » de la touche, etc.), dont Éric Pagliano se moque avec autant d’humour que de mordant – il cite Sergio Marinelli en note (n. 7, p. 83) –, au sujet d’une esquisse de décor, attribuée à Battista del Moro : « Quelle est en fin de compte cette manière infime qui caractériserait l’idiosyncrasie de Battista del Moro ? La réponse que nous donnons est un aveu d’échec et reprend les termes des connoisseurs à l’ancienne : des formes allongées et gracieuses à la Parmigianino, un remplissage de l’espace (reprise des traits, hachures souvent bien parallèles) à la crémonaise, le tout combiné aboutissant à du Battista del Moro. Toutes ces élucubrations auraient pu être évitées s’il existait un décor en rapport direct avec ce projet de décoration peinte d’une abside ou s’il existait un autre dessin susceptible d’appartenir au même dossier préparatoire. Rien de tel malheureusement à cette heure » (cat. 27, p. 83).

          En outre, un certain nombre de notions habituellement utilisées – et, avec elles, celles et ceux qui se sont rendus coupables de les utiliser de façon irréfléchie – subissent un traitement critique extrêmement sévère – on peut penser à celui qu’Éric Pagliano réserve au « naturalisme » (p. 60). Et l’on ne peut qu’apprécier l’idée, notamment développée autour d’études de figures du Talpino (cat. 20), qu’un « dessin préparatoire » puisse servir à élaborer des pistes compositionnelles... destinées à être abandonnées (« C’est ainsi que toutes les belles idées étudiées notamment sur le dessin de Grenoble ont été mises au rebut », p. 72) ! Les auteurs veillent d’ailleurs systématiquement à éviter de considérer un dessin de façon téléologique, comme la « préparation » d’un tableau qui n’existe pas encore : « Faisons comme si nous ne connaissions pas d’autre œuvre peinte en rapport (ce fut réellement le cas au tout début de nos investigations...) et émettons des hypothèses sur l’identification de la figure dessinée », explique Éric Pagliano, au sujet d’une étude d’un vieillard et d’une Adoration des bergers attribuées à Paolo Farinati [cat. 25, p. 78]).

 

          Malgré les quelques réserves ici exprimées autour du vocabulaire et de la précision de certaines argumentations, il serait difficile de ne pas saluer le catalogue De chair et d’esprit. Dessins italiens du musée de Grenoble, XVe-XVIIIe siècle comme la tentative récente la plus convaincante et la plus aboutie de renouvellement des méthodes du connoisseurship et de l’histoire de l’art matérielle. Évidemment, pour rendre compte précisément des méthodes définies et appliquées par Éric Pagliano, Catherine Monbeig Goguel et Philippe Costamagna, il serait nécessaire de les distinguer plus méticuleusement, en les comparant entre elles dans les détails, même si l’aspect d’ensemble qu’elles dégagent semble être celui d’une apparente unité. À ce titre, la notice n° 44, consacrée par Catherine Monbeig-Goguel à une Descente de croix attribuée à Marco da Faenza, et la notice n° 11, écrite par Éric Pagliano pour une feuille d’études du Parmesan, présentent des outils d’analyse assez différents, qui peuvent mettre en évidence certaines divergences de méthodes. Cela dit, la conception générale du catalogue garantit une unité et une richesse de conception qu’il serait utile de présenter avec vigueur comme un exemple à suivre.