Flutsch, Laurent - Fontannaz, Didier : Le pillage du patrimoine archéologique. Des razzias coloniales au marché de l’art, un désastre culturel, 211p., 20 fig. coul. (Coll. Débat public)

(Editions Favre, Paris 2010)
 
Compte rendu par Michel Feugère, CNRS
 
Nombre de mots : 979 mots
Publié en ligne le 2010-03-29
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1077
 
 


          Deux chercheurs suisses se sont associés pour rédiger ce livre très documenté : L. Flutsch, conservateur actuellement en charge du Musée de Vidy-Lausanne, a depuis plusieurs années apporté une contribution originale et pertinente à notre conception du patrimoine archéologique, notamment avec ses expositions sur les vestiges contemporains et les « ratés » en archéologie ; D. Fontannaz, archéologue classique, enseigne à l’Université de Lausanne. Les expériences des auteurs nourrissent un livre assez clair et pédagogique dans l’ensemble, mais qui hésite souvent entre l’enquête journalistique et le plaidoyer culturel.

 

          Jusqu’à la p. 40, le début du livre consiste en un exposé très clair de la démarche archéologique et des dommages qu’apporte toute intervention qui ne cherche pas, avant toute chose, à comprendre l’homme du passé. L’archéologue est un enquêteur qui utilise tous les indices fournis par la « scène du crime », le contexte dans lequel un objet, quel qu’il soit, a été déposé dans le sol. Les exemples sont clairs et pédagogiques, le discours convaincant. Les chapitres suivants, « Malheur aux vaincus », « Colonialisme et collection », replacent le pillage culturel dans sa dimension historique : il ne date pas d’hier, pas plus que le mépris de l’autre ou l’indifférence à la richesse qui lui est propre. À travers cette brève histoire de la collection, c’est aussi l’histoire des musées européens qui est à la fois retracée et questionnée. Le concept de « musée universel », qui a justifié le transport des marbres du Parthénon (British Museum) ou le démontage de l’Autel de Pergame (Musée de Berlin), n’est pas une anomalie de l’histoire. Il s’inscrit dans la droite ligne du colonialisme et du complexe de supériorité culturelle qui va avec.

 

          Avec persévérance et efficacité, les auteurs démontent le système de pensée qui associe la notion d’« œuvre d’art », appliquée à une découverte archéologique, à l’indifférence pour son contexte humain : on ignorera sans doute à jamais le contexte originel de la Vénus de Milo, mais pour la plupart des visiteurs du Louvre, son statut d’icône artistique se passe parfaitement de cette interrogation. Bien sûr, la conclusion dérange : tant que les musées occidentaux n’auront pas accepté l’idée que de tels concepts s’inscrivent dans une époque révolue, la lutte contre le pillage ne bénéficiera pas du consensus dont a besoin, pour pouvoir exister efficacement, la lutte contre le pillage.

 

          Les pages qui concernent d’une part le trafic des antiquités italiques, d’autre part le rôle des plaques tournantes suisses (notamment Bâle et Genève) dans le blanchiment des collections illégales, sont sans doute parmi les plus convaincantes du livre. Les autres exemples cités, de l’Afrique à l’Amérique du Sud, sont sans doute évoqués de manière trop rapide. Pour la seule Méditerranée, bien d’autres dossiers auraient pu être ouverts, sur l’exportation illégale des antiquités de Tunisie ou du Liban, par exemple ; le cas de la Turquie, qui n’est mentionnée que pour sa politique très stricte (en effet) à l’égard des touristes régulièrement mis en prison plusieurs mois pour quelques achats effectués dans le cadre de voyages organisés, aurait demandé une analyse plus fouillée. L’affaire du « trésor lydien », par exemple, improprement dénommé « trésor de Karun », s’est terminée en 1993 par le rapatriement vers la Turquie de nombreux objets précieux du Metropolitan Museum of Art, et la condamnation d’un conservateur de musée turc à une lourde peine de prison (http://www.stanford.edu/group/chr/drupal/ref/lydian-treasure).Il existe par ailleurs de lourds soupçons liés à l’extraction, et sans doute l’exportation, de grandes mosaïques du site de Zeugma, dont une seule, celle de Parthénope et Metlokhos, a pu être rapatriée en 2000 de Houston (Texas) vers le musée de Gaziantep. D’autres réseaux permettant l’acheminement régulier de collections issues de  fouilles illégales vers la Bavière ne semblent pas encore avoir été entièrement démantelés.

 

          Par ailleurs, la question de l’usage illégal des détecteurs de métaux est traitée elle aussi de manière trop allusive. En ce qui concerne la France, il est inexact de dire que la possession d’un détecteur est « interdite depuis 1989 » : seul l’usage en est réglementé, avec les difficultés d’application que l’on connaît. Par ailleurs, le chiffre de 10 000 usagers, fourni par une association bien intentionnée mais mal informée, est notoirement insuffisant : en zone rurale, on compte fréquemment un « détectoriste » pour 1 500 habitants, ce qui pourrait multiplier le nombre d’usagers par 4 ou 5. Ce problème récurrent depuis l’apparition de détecteurs grand public, dans les années 70, ne concerne pas, il s’en faut, que les pays européens : c’est maintenant un fléau largement répandu au Proche-Orient et tout autour de la Méditerranée. Mais puisque des archéologues de certains pays, notamment de Suisse et d’Allemagne, y ont réfléchi de manière collective, on aurait aimé trouver ici une comparaison des politiques européennes vis-à-vis de la détection archéologique.

 

          La question du « petit trafic », souvent liée à des pratiques de détection, est pratiquement passée sous silence alors qu’elle présente ces dernières années un développement spectaculaire et particulièrement inquiétant. D’une part, la quantité de documents archéologiques qui, en changeant de mains, perdent tout état-civil, est difficile à estimer (mais chacun peut l’apprécier en constatant le nombre d’objets en vente, un jour donné, sur les grands sites de vente en ligne), mais on rencontre de plus en plus sur ces sites des ensembles archéologiques, ce qui montre le lien direct entre fouilles clandestines et la vente sur le net. Là encore, la législation des différents pays concernés (notamment la Bulgarie et la Roumanie, ces dernières années) peine à suivre l’évolution rapide des pratiques adoptées par les marchands et leurs clients.

 

          En voulant bien faire, ce petit livre aborde un très vaste sujet qu’il aurait sans doute fallu restreindre à quelques filières, celles que les auteurs connaissent le mieux. Mais la globalisation  frappe aussi le monde des collectionneurs et les interconnections entre les réseaux, l’existence de plaques tournantes destinées au blanchiment des objets, ont entraîné L. Flutsch et D. Fontannaz vers un dossier plus général, au risque de quelques impasses. Tel quel, ce petit livre peut cependant favoriser la prise de conscience de quelques amateurs, notamment dans ses pages les plus pédagogiques (introduction). Pour les autres, il dresse un constat alarmant qui souligne l’urgence d’une politique européenne sur la protection des biens culturels.