Segard, Maxence: Les Alpes occidentales romaines. Développement urbain et exploitation des ressources des régions de montagne (Gaule Narbonnaise, Italie, provinces alpines), Bibliothèque d’archéologie méditerranéenne et africaine, 1. 1 vol. broché 22 x 28 cm, 288 p., 122 images en couleur ou en noir et blanc. 39 euros. ISBN 978-87772-387-9.
(Centre Camille Jullian, Aix-en-Provence - éditions Errance [groupe Actes Sud] 2009)
 
Compte rendu par Nicolas Mathieu, Université Pierre-Mendès-France, Grenoble 2
 
Nombre de mots : 1261 mots
Publié en ligne le 2010-04-19
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1037
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          Étude sur un milieu spécifique et les hommes qui l’habitent, y vivent et en vivent, ce livre répond à une ambition : écrire une histoire la plus complète et totale possible, qui ne se limite pas à ce que nous apprennent les sources textuelles et archéologiques traditionnelles. Or dans ce domaine, de nombreux progrès, y compris méthodologiques, ont été accomplis grâce à des sciences naturelles ou physiques qui étaient encore au début du dernier tiers du XXe siècle peu utilisées ou sollicitées par les historiens et les archéologues : palynologie, carpologie, anthracologie, ostéologie, géochimie des minerais, du plomb, recours à des datations au radiocarbone ou dendrochronologiques. Elles ont donné naissance à des études paléoenvironnementales qui permettent de mieux comprendre les interactions entre l’homme et son milieu et de le situer dans la longue durée historique. Le sous-titre du livre – « Développement urbain et exploitation des ressources des régions de montagne (Gaule Narbonnaise, Italie et provinces alpines) » – permet de comprendre les perspectives : étude des relations entre l’implantation des villes/le modèle urbain romain et son environnement naturel, fondement possible et source de richesses. C’est la recherche des liens physiques entre les hommes et les milieux, qui peuvent aussi bien s’analyser en termes de centres (urbains) et de périphéries (rurales) qu’en termes de déplacements verticaux selon les étages occupés et dépasser les assertions littéraires qui ne donnent guère des espaces de montagnes que deux images : soit celle d’un milieu hostile, soit celle d’un milieu de passage.

 

          Le livre est organisé en trois grandes parties. Dans la première sont examinées « les mutations de l’espace alpin : développement urbain et occupations des campagnes », à partir de la documentation archéologique et épigraphique traditionnelle ; dans la seconde, « l’économie de la montagne alpine : exploitation des ressources naturelles dans les Alpes occidentales à l’époque romaine », qui fait appel à la palette des sciences naturelles, physiques et chimiques qui permettent de définir les paléoenvironnements, en confrontant ces données nouvelles aux données archéologiques et écrites habituelles. La troisième partie, « histoire d’un paysage, histoire des terroirs : les Alpes occidentales à l’époque romaine », tire synthétiquement et clairement les conclusions de ces apports nouveaux pour la connaissance de l’espace alpin dans l’Antiquité. En utilisant une documentation très variée, M. Segard parvient à une synthèse novatrice avec des mises au point intéressantes qui confirment ou nuancent le tableau dressé jusqu’alors.

 

          Les différences entre fond de vallée et versant de moyenne et haute montagne que les différences de densité d’occupation sembleraient sinon opposer du moins rendre étrangers les uns aux autres sont en relation non seulement pour les déplacements mais aussi pour les échanges marchands et l’exploitation des ressources. S’il y a des zones qui semblent plus que d’autres être restées à l’écart, comme en témoigne la permanence des modes de construction et de mise en valeur du sol (archéologie des matériaux, archéologie paléoenvironnementale), il est aussi très probable que ceux qui occupent la haute montagne en période estivale sont les mêmes que ceux qui occupent les zones basses le reste de l’année. Pour ténu qu’il soit du fait de la rareté des témoignages – ici une borne de propriété(fines) (p. 134), là une construction monumentale d’un aqueduc (p. 149-150 : le pont-aqueduc du Pondel et la gens Avillia) –, le lien entre la très probable mise en valeur par un notable de terrains en altitude ou l’exploitation de ressources minières en altitude, peut-être fortes consommatrice d’eau, doit être fait.

 

          En moyenne montagne, les analyses polliniques montrent l’association de l’espace cultivé et de l’espace herbager pour le bétail ou la production de fourrage. Les analyses polliniques, carpologiques et anthropologiques montrent aussi qu’il devait y avoir de larges espaces laissés aux friches et à la forêt et que celle-ci n’a pas connu de transformations radicales par rapport à la période antérieure. Même s’il semble que le noyer soit caractéristique de ces régions à l’époque romaine et s’il n’est pas possible d’en attribuer l’implantation aux Romains, la confrontation des sources littéraires agronomiques et des analyses paléoenvironnementales conforte l’idée d’une insertion du noyer dans l’économie agro-pastorale. Quant au bétail, sa présence est aussi déterminée par l’analyse physico-chimique des fumiers ou les traces d’usure sur les parois des grottes.

 

          La question de l’exploitation domaniale et de l’urbanisation est aussi éclairée par l’étude. Il y avait probablement avant l’arrivée des Romains de grands domaines aristocratiques indigènes et une élite aux modes de vie proto-urbains installée dans certains grands oppida, par exemple à Genève, qui a été un ferment à l’intégration et pour les changements de modes d’exploitation.

 

          Dans la plus grande partie de l’arc alpin, la présence et la domination romaines n’apparaissent réellement qu’à l’époque augustéenne et l’apogée se situe au IIe s. Dans la zone nord, de Chambéry-Annecy au lac Léman, la grande densité de population est aussi caractérisée par un grand nombre d’agglomérations qui étaient toutes accessibles à une journée de marche des campagnes, ce qui revient à dire que la moyenne montagne est pleinement intégrée.

 

          Sur le plan méthodologique, il faut mettre à l’actif du travail de M. Segard les bilans historiographiques et la mise en perspective qui est au cœur de la conception du sujet. D’une part,  en effet, une place importante est accordée à l’historiographie au début de la plupart des chapitres, qui permet de situer les évolutions de la recherche et les apports de son propre travail. D’autre part, du début à la fin du livre, des échelles différentes sont utilisées aussi bien pour le temps que pour les lieux, du massif alpin à la micro-région, à la vallée et au site lui-même. M. Segard insiste à juste raison dans le chapitre 5 sur l’idée de mosaïque pour l’exploitation des ressources et la mise en valeur de l’espace alpin : juxtaposition, parfois dans des zones réduites, de lieux mis en valeur parfois depuis très longtemps avec des phases de défrichement, d’abandon et de reconquête. Mais dans le détail des chapitres, on observe aussi des répétitions ou des redondances, voire des développements historiographiques si longs qu’ils donnent l’impression que certains chapitres ont été conçus comme un tout, pour eux-mêmes sans lien avec le reste du livre. Il en est ainsi du premier chapitre : relatif à l’habitat alpin traditionnel, il traite de la casa retica – dont on ne saisit l’utilité et l’intérêt que de façon ultime et encore, implicitement, dans les trois derniers chapitres de la troisième partie qui est une sorte de synthèse et de conclusion générale de l’enquête – alors que le deuxième chapitre du livre traite des villes sans remarques particulières sur les modes de construction. Les plans et les cartes sont toujours très lisibles et pertinents. Seul le diagramme de la page 118 est de conception obscure avec une légende insuffisante (pourquoi ne pas indiquer le sens de BP, qu’il est d’autant moins possible de deviner que sur la partie droite du diagramme, censé être lu avec l’échelle du temps donnée en bas à droite, il n’y a pas de correspondance ? Il faut attendre la page 173 au fil du texte pour trouver la solution !). Formellement, il est dommage que la relecture n’ait pas été aussi soignée et attentive qu’on l’attendrait d’une telle publication, de format agréable avec une illustration d’excellente qualité. Cela aurait pu faire disparaître des tics, parfois révélateurs de moments différents dans la rédaction car ils apparaissent dans certains chapitres et non dans les autres : « pour autant » en lieu et place de « pourtant » ou « cependant », « documenter/documenté », « problématique », « opportunité » (anglicisme réducteur a priori), « générer » (autre anglicisme assez laid) ; quelques fautes de syntaxe et non seulement d’orthographe ou liées aux ravages du copier-coller informatique qui laissent des phrases incomplètes, des changements de verbe sans changement de type de complément (direct ou régi par une préposition). Regrettons aussi l’absence d’index, travers hélas fréquent de l’édition.

 

          Ces quelques réserves n’oblitèrent pas les grandes qualités et l’intérêt de ce beau et bon livre. Certes peu accessible à l’historien de l’Antiquité qui ne serait pas aussi géographe et archéologue, il demeure néanmoins très suggestif et contribue non seulement à élargir les moyens et les champs de compréhension des évolutions des sociétés provinciales romaines, en renouvelant globalement la méthode d’approche, mais encore à approfondir notre connaissance.